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A un peu plus de six mois de la présidentielle 2017 radiographie de l’électorat français

INTERVIEW , Julien Vaulpré, le directeur du cabinet Taddeo, et Gilles Finchelstein, le directeur de la Fondation Jean Jaurès, nous livrent une saisissante radiographie de l’électorat français.

Julien Vaulpré, directeur général de Taddeo et ex-conseiller de Nicolas Sarkozy, et Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, proche du PS.

Quel est le moral des Français ?

Gilles Finchelstein. Pendant des années, on a dit que les Français étaient défiants... Aujourd'hui le mot qui me paraît le mieux caractériser leur état d'esprit, c'est « déboussolés ». Il y a une perte des repères, qui va bien au-delà de l'affaiblissement du clivage gauche-droite. Les Français sont en plein « dilemme ». Dans leur for intérieur, ils se voient penser une chose et son contraire et même les valeurs qu'ils avaient l'habitude de mobiliser pour se forger une opinion par rapport à un événement leur paraissent inopérantes.

Julien Vaulpré. La France a collectivement perdu l'estime de soi, car elle a raté son entrée dans la mondialisation et semble avoir perdu le sens de son histoire : elle ne sait plus d'où elle vient, ni où elle va. Les questions les plus fondamentales se posent. A qui appartenons-nous ? A la nation ? A l'Europe ? Au monde ? Le face-à-face est très angoissant : l'individu se retrouve tout seul face à une humanité universelle. S'ajoutent à cela la mutation numérique et les attentats terroristes, qui font plonger les Français dans l'inédit. Les voilà pris dans une espèce d'étau entre, si l'on peut dire, Apple et Daech...

Electoralement, comment cela peut-il se traduire ?

G. F. L'un des grands enjeux des campagnes électorales est de savoir sur quel territoire l'affrontement va se faire. Il y a des campagnes de « figures libres » où chaque candidat essaie d'imposer ses thèmes. Ce fut le cas en 2007. Il y a des campagnes avec une « figure imposée » : la sécurité en 2002, le chômage en 2012... La spécificité de 2017, c'est que ce sera une campagne avec deux figures imposées, deux blocs de préoccupations qui sont d'une même intensité. Le premier autour des questions régaliennes (terrorisme, immigration, islam), le second autour des questions économiques et sociales (chômage, retraites, inégalités). Je pense qu'aucun des candidats ne pourra choisir de ne traiter qu'une seule de ces questions.

Les responsables politiques sont-ils, eux aussi, déboussolés ?

J. V.Le débat me paraît surtout vétuste. La classe politique française s'est provincialisée, au sens où elle ne connaît pas le monde, elle parle très peu les langues étrangères, elle ne maîtrise quasiment plus les sciences. Nos politiques n'ont plus l'expérience de la guerre, et sont donc démunis de perspectives historiques. Ils ont plongé dans le tout économique, devenant des homo-economicus, qui s'abritent derrière des chimères pour essayer de guider le pays en managers, dans un pragmatisme généralisé, tout en connaissant souvent mal l'entreprise. Ni des hommes de morale, ni Machiavel, ce sont de faux réalistes avec pour tout bagage le pragmatisme et un oubli majeur : ce qui fait société, et rassemble.

G. F. Nous sommes collectivement confrontés depuis vingt ans à des mutations d'une ampleur et d'une rapidité sans précédent - auxquels s'ajoute le choc terroriste. Les responsables politiques doivent beaucoup s'interroger et réinventer mais, dans le même temps, l'opinion attend d'eux qu'ils aient des réponses et des convictions. Reconnaissons humblement que leur tâche n'est pas aisée.

Le pays est-il en train de basculer, ou au contraire tient-il le choc ?

G. F. Pour l'instant, les Français ont fait preuve de beaucoup de sang-froid. Mais, avec la répétition des actes terroristes, il y a des ébranlements profonds.

J. V. Ca n'a pas craqué. Il y a une forte lassitude globale mais une assez grande résilience. Les élans vitaux du pays, comme l'entrepreneuriat ne sont pas affectés, le pays n'a pas été mis sur «ko ». Il n'est pas hystérique, même si certains débats comme le burkini montrent qu'il faut être vigilant.

Quel regard portez-vous sur les primaires ?

J. V. Les primaires, c'est la campagne permanente, l'ultra-personnalisation, une attention médiatique au processus de compétition électorale qui s'étend, qui mord sur le temps démocratique. Résultat : cela déplace le centre de gravité de chaque camp vers sa frange la plus radicale, et cela porte un coup fatal aux partis. Chacun désormais a sa propre écurie, son armée, son argent, ses talents, c'est un peu les seigneurs de la guerre dans la Chine des années 1920. Les partis deviennent des sortes de holdings totalement vides, de toutes ressources financières ou intellectuelles.

G. F. Certes, les primaires ont bien des inconvénients ! Mais, lorsqu'il s'agit de régler la question du leadership, je n'en vois pas de système plus démocratique... J'ajoute que je ne crois pas du tout à leur attraction vers les extrêmes. C'est un système qui s'appuie sur une logique d'opinion et non une logique de parti (ce sera peut-être l'erreur tactique de Nicolas Sarkozy) : les électeurs choisissent d'abord celui dont ils pensent qu'il a le plus de chances de gagner la présidentielle. Telle est la double leçon des victoires de Ségolène Royal aux primaires de 2007 et de François Hollande à celles de 2012.

J. V. Aux Etats-Unis, les primaires ont lassé, et font voter de moins en moins de monde. Et on ne peut pas dire qu'elles n'aient pas laissé de place aux franges les plus radicales.

G.F. Tel pourrait être le cas si la victoire, ou la défaite, semblait acquise à un camp. Mais telle n'est pas notre expérience.

Le moment est-il venu pour une recomposition politique ?

G. F. Comme une monnaie, le clivage gauche-droite a subi une dévaluation. En l'espace de trois décennies, il a été relativisé, traversé par d'autres clivages, transcendé à plusieurs reprises, à la faveur de fronts républicains ou d'événements internationaux. Est-on, dès lors, à la veille d'une recomposition ? Là, j'utiliserais une parabole chimique : nous avons quitté l'état solide, sans savoir ce qui l'a remplacé. Un état gazeux ? Alors toutes les recompositions sont possibles. Un état liquide ? C'est moins explosif. Au-delà de mes convictions - je considère que le clivage gauche-droite reste le moins mauvais des clivages et qu'il faut à la fois le défendre et le repenser -, je crois peu probable la recomposition, encore moins avant l'élection présidentielle. Le clivage gauche-droite n'a pas disparu : d'ailleurs, le critère le plus robuste pour déterminer un comportement électoral, reste l'autopositionnement sur un axe gauche-droite.

J. V. Le clivage a beaucoup perdu de sa pertinence. Mais si l'on regarde ce qui se passe dans les pays anglo-saxons, on voit des résurgences : le phénomène Sanders aux Etats-Unis, la réélection de Corbyn en Grande-Bretagne. CQFD : il reste un peuple de gauche. Sur des questions comme l'égalité, les moeurs, l'école, le clivage reste également puissant. La nouveauté, c'est que d'autres clivages sont venus se superposer. Le clivage entre mondialistes et souverainistes ; le divorce géographique entre les grands centres urbains et le reste du territoire. Cela dit, la recomposition autour d'un grand centre probusiness, proeuropéen, je n'y crois pas deux secondes. C'est un mirage, cela n'arrivera pas. Et si d'aventure cela arrivait, nous verrions immédiatement surgir des clivages aux marges du champ démocratique, avec des radicalités renforcées.

G. F. Tout à fait. Je crois qu'il faut réfléchir sérieusement à ce que voudrait dire une « alliance des réformistes ». Elle présuppose un accord sur le fond qui n'est rien moins qu'évident lorsque l'on voit la dérive libérale de la droite - toutes sensibilités confondues. Et elle ne laisserait qu'une alternative aux citoyens : modifier, à la marge, le rapport de forces à l'intérieur de cette grande coalition ou basculer dans le populisme - c'est-à-dire, chez nous, le Front national. Du coup, je pense que les réformistes doivent mener la bataille pour l'emporter chacun dans leur propre camp. Et pour la gauche, la tâche est grande car elle est partout traversée par la vieille question de sa vocation même à gouverner, comme on le voit avec Corbyn, Sanders et Varoufakis.

J. V. Il y a une question importante à laquelle les candidats ne répondent pas : quelle majorité y a-t-il pour le pays, quels sont les différents segments de population qu'un candidat peut rassembler autour d'un projet ? Les perdants de la mondialisation, ça ne fait pas une majorité, les gagnants non plus d'ailleurs. En 1981, on voyait clairement quelle était la majorité sociologique de François Mitterrand, en 1995 celle de Jacques Chirac, en 2007 celle de Nicolas Sarkozy. Déjà, celle de François Hollande était moins nette...

Peut-être parce qu'il a été élu par défaut ?

G. F. Mais surtout parce que le corps électoral ne se découpe plus en classes, groupes ou segments ! La vie publique est, depuis dix ans, caractérisée par une explosion de la mobilité électorale. Il faut toujours avoir ce chiffre en tête, à fortiori lorsqu'on pense que l'élection de 2017 est déjà jouée : entre le mois de novembre 2011 et le mois de mai 2012, 56 % des électeurs ont changé soit d'intention de vote soit d'intention de voter ! Donc prudence.

Jusqu'à quel point les Français sont-ils prêts à donner un grand coup de balai ?

G. F. Cela fait aussi partie des dilemmes des Français : ils veulent à la fois de l'expérience et du renouvellement ! A ce stade, il faut simplement noter que l'incertitude sur l'offre électorale est forte et va durer jusqu'à février. Selon que sorte Nicolas Sarkozy ou Alain Juppé de la primaire de la droite , François Hollande ou Arnaud Montebourg de celle de la gauche , selon qu' Emmanuel Macron soit ou pas candidat , cette question se posera différemment.

J. V. Le renouvellement, c'est la promesse de base d'une élection présidentielle. Or, il est vrai que les Français sont peu enthousiasmés par la perspective de retrouver la même affiche qu'en 2012. S'agissant d'Emmanuel Macron, il est à la fois philosophe et entrepreneur. Deux figures qui répondent à une demande qui n'est plus couverte ailleurs : il inscrit ses propos dans les principes, il donne un minimum de perspectives historiques, et il est jugé compétent économiquement. Il y a aussi, chez lui, la volonté de faire la pédagogie d'un monde complexe. Sa logique est de développer une offre politique, pas de répondre à une demande. Enfin, tout cela sonne juste, et c'est déjà beaucoup.

G. F. Il y a déjà des leçons à méditer de son ascension. Emmanuel Macron se situe à la fois plus haut et plus bas que les autres. Plus haut, parce qu'il se place sur le terrain des valeurs, du souhaitable, du « pourquoi » ; plus bas, parce qu'il se saisit d'objets très concrets. Il se situe peu dans la couche technocratique des « mesures » dans laquelle les responsables politiques se perdent souvent.

Quelles sont ses chances de réussite ?

J. V. Sa chance c'est l'usure des autres responsables politiques...

G. F. L'issue de ce scrutin est bien plus incertaine qu'on ne le dit. Certes, il y a des éléments solides. Le FN a un socle élevé mais aussi un plafond infranchissable (qu'on a mesuré aux régionales). La gauche est affaiblie et divisée - mais jusqu'à quel point ? La droite est divisée aussi, guère désirée, mais en position de force. Le scénario central est celui-là. Mais ce ne sera pas nécessairement le scénario final ! Car il y a la campagne, avec ses imprévus ; la mobilité électorale jusqu'au dernier moment ; ces dilemmes qu'il faut résoudre. En définitive, les Français sont dans le jugement négatif sur chacun des candidats mais pas encore dans le choix relatif.

J. V. La voie de passage de Macron est très étroite. Sa position du « ni droite ni gauche » me semble intenable sur la durée. C'est un peu un fantasme. Si, en plus, Alain Juppé est désigné à droite, son espace sera complètement réduit. Macron a besoin de Sarkozy.

 

Source: Les Echos