JustPaste.it

 

Interview exclusive d'Emmanuel Macron: "je ne crois pas au président normal". Challenges

 

Une interview grand format, en trois chapitres : l’entretien conduit par Nicolas Domenach, Bruno Roger-Petit, Maurice Szafran, éditorialistes invités de Challenges.fr, et Pierre-Henri de Menthon, directeur adjoint de la rédaction, prend aujourd’hui cette forme. Car nous avons choisi de mettre à profit ce que permet le web, pour laisser de l’espace à la réflexion. Pour donner à un (quasi) candidat la possibilité d’échapper à la rapidité des «news». Pour offrir un temps long et éviter ainsi l’agonie du temps politique. C'est un exercice qui sera réédité avec d'autres compétiteurs de l'élection présidentielle. L'entretien a été réalisé dans le QG sans luxe du mouvement En Marche! au quatorzième étage de la Tour Montparnasse. Dans ce premier volet, Emmanuel Macron délivre son analyse des fractures de la France, critique sans aménité l’exercice de la fonction présidentielle telle que François Hollande la conçoit, dénonce  une accession au pouvoir qui ne se fait plus que par des jeux d’appareils, et ces gauches qui trichent en feignant de pouvoir trouver un socle idéologique commun. L’ancien ministre de François Hollande se dit convaincu de la nécessité de retrouver un imaginaire commun, pour refonder une République capable de s’émouvoir et de fédérer : de Jeanne d’Arc … à Mendès-France. C'est bien la profession de foi d'un apprenti à la magistrature suprême, l'expression de son "projet politique", même s'il n'a pas encore officialisé son entrée dans la compétition de la Présidentielle 2017. 

Dans le second volet de cette interview, Emmanuel Macron récuse toute légitimité politique qui ne pourrait provenir que d'avoir obtenu ses premiers galons comme député, conseiller départemental ou maire. Qui est-il ? Un technocrate nanti ? Un enfant de province, attaché à ses racines ? Un populiste light ? Le leader d'En Marche ! refuse de participer à la primaire de la gauche, qui "reproduira des compromis (...) par définition mortifères". Et trace son auto-portrait de présidentiable. 

        Lire: Face au système politique, "ma volonté de transgression est forte"

Troisième et dernier chapitre, le crucial débat qui ravage la France sur la laïcité, la communauté musulmane et l'islamisme. A rebours de la droite - de Juppé à Sarkozy, mais également d'une frange importante du Parti socialiste, Emmanuel Macron défend sa "conception libérale de la laïcité". Et soutient avec vigueur  la nécessité d'investir dans les quartiers, de favoriser la mobilité sociale et économique des jeunes des cités, en refusant qu'ils soient ces "assignés à résidence" des banlieues.   

        Lire: Gare à la "République qui devient une machine à fabriquer du communautarisme"

Challenges.fr: Jamais la société française n’a semblé aussi fracturée tant sur le plan politique qu’identitaire. A chacun, semble-t-il, son Histoire de France…

L’heure est grave pour notre pays. L’enjeu est de préserver sa cohésion, d’organiser sa réconciliation. Nous vivons une période de fracturation de la France : il y a désormais plusieurs France. Ces déchirures qui traversent notre pays produisent une crise profonde et perturbent notre imaginaire collectif. L'enjeu capital? Notre capacité à réconcilier ces différentes France. Le politique ne peut plus se satisfaire de s'adresser à des publics différents et antagonistes ; il est indispensable de trouver les chemins de la réconciliation des deux France : celle qui vit la mondialisation et les grandes transformations à l’œuvre comme une chance et celle qui en a peur ; la France des nomades heureux et la France des sédentaires qui subissent.

Mais celles-ci s’ignorent, parfois s’affrontent…

Pour réunifier  ces France, il faut proposer une nouvelle explication du monde et projeter le pays tout entier dans un horizon retrouvé de progrès collectif. Les Français forment un peuple éminemment politique. Ils attendent beaucoup des dirigeants politiques qu’ils se donnent. Si ceux-ci renoncent à leur expliquer où ils les emmènent, il leur sera impossible de les embarquer avec eux ! Ils ne rejettent pas la réforme : quand ils se cabrent contre une réforme, c'est d'abord parce que les responsables politiques n'ont pas estimé opportun de la leur expliquer. Il est dès lors indispensable de l'inscrire, de la projeter dans une ambition collective. La clef est d’expliquer le cours du monde et de réunir ces France divisées dans une aventure où chacune d'entre elles pourra trouver sa place.

Sans esprit de polémique, nous pouvons constater que François Hollande a échoué dans cette démarche pédagogique. Vous insistez souvent sur le concept de réconciliation des mémoires françaises…

Contrairement à une idée convenue, l'élection de François Hollande en 2012 ne s’est pas exclusivement construite sur l'anti-sarkozysme. François Hollande avait su faire passer l’espérance d'une France en mesure de dépasser les clivages qui la minent. Hélas, l'apaisement par la pacification des moeurs n'est pas suffisant. Les Français attendaient aussi un projet collectif fondé sur une idéologie claire, et cela n’est jamais venu. Par manque de clarification idéologique, François Hollande a dès le premier jour commencé à cohabiter avec son propre camp.

En premier lieu, il est indispensable de réconcilier les mémoires. Cette mission de réconciliation incombe au Président de la République. Il doit incarner une mémoire française en paix avec elle-même. Or la France s’est installée  dans une situation où la mémoire nationale est clivée, fracturée entre deux mémoires qui ne se reconnaissent pas mutuellement. Nous avons laissé se créer des histoires parallèles, ouvrant de nouvelles fractures et émiettant les références culturelles qui devraient pourtant unifier la France. C’est ainsi qu'une partie de la gauche s'est construite une mémoire reposant sur la lutte des classes et l'anticolonialisme, thématiques devenues les clefs de lecture quasi-exclusives de la situation sociale de la France d’aujourd’hui. Cette gauche s’est en outre fourvoyée en opposant le social à l’économique. Dans le même temps, une partie de la droite s’est ancrée dans une vision historique rétrécie à un identitarisme dont elle nourrit désormais son rapport à la République. Or la capacité à regarder l'Histoire de France en face, dans toute sa complexité et dans toute sa globalité, est nécessaire pour affronter l’avenir.

La capacité de s’identifier aussi. Mais à quoi ? A qui ?

Certes, la réconciliation des mémoires ne suffit pas. Il faut aussi retrouver la voie d’une histoire chaude. Je veux dire par là une politique et une histoire qui renouent avec l'imaginaire collectif et l'émotion politique. La politique, ce n'est pas exclusivement une technique, des lois, des décrets. C’est aussi tout ce que notre histoire nous offre pour nous faire vibrer : ce sont notamment les héros de l’Histoire de France, qu’ils aient pour nom Jeanne d’Arc, Napoléon ou De Gaulle, ou encore Danton, Gambetta, Jean Zay ou Mendès-France...  La République, je ne renoncerai jamais à le rappeler, s'est aussi structurée grâce à des figures comme celle de l'instituteur, du soignant, du chercheur, véritables héros du quotidien, dont la valeur et la force symbolique ne sont hélas plus guère célébrées. C’est tout cela qui fabrique une histoire et une politique chaudes, c’est-à-dire incarnées. Les responsables politiques ont renoncé à cette exigence d'incarnation. Or c'est l’une des fonctions essentielles de la charge présidentielle, aujourd'hui peut être encore plus qu’hier.

Mais quel est le type de président capable d’incarner et de rassembler le pays ?

François Hollande ne croit pas au "président jupitérien". Il considère que le Président est devenu un émetteur comme un autre dans la sphère politico-médiatique. Pour ma part, je ne crois pas au président "normal". Les Français n’attendent pas cela. Au contraire, un tel concept les déstabilise, les insécurise. Pour moi, la fonction présidentielle dans la France démocratique contemporaine doit être exercée par quelqu’un qui, sans estimer être la source de toute chose, doit conduire la société à force de convictions, d’actions et donner un sens clair à sa démarche. 

La France, contrairement à l'Allemagne par exemple, n’est pas un pays qui puise sa fierté nationale dans l’application des procédures et leur respect. Le patriotisme constitutionnel n'existe pas en tant que tel. Les Français, peuple politique, veulent quelque chose de plus. De là l'ambiguïté fondamentale de la fonction présidentielle qui, dans notre système institutionnel, a partie liée avec le traumatisme monarchique. C’est bien pourquoi le Président de la République, dans notre représentation collective, ne peut être tout à fait "normal". Quand il le devient, nous courons un risque politique et institutionnel, mais aussi un risque psychologique collectif, et même un risque pour l'efficacité de l'action. Le peuple français, collectif et politique, peut se retourner très vite parce qu’il est en attente d'un discours qui donne à la fois du sens et des perspectives. 

Alors, un roi pour les citoyens de 1789 ?

Je ne pense évidemment pas qu'il faille restaurer le roi. En revanche, nous devons absolument inventer une nouvelle forme d'autorité démocratique fondée sur un discours du sens, sur un univers de symboles, sur une volonté permanente de projection dans l'avenir, le tout ancré dans l'Histoire du pays. Le temps de la présidence et des engagements pris ne saurait se construire en fonction de l'actualité : ce serait s'engouffrer dans une forme d'obsession de la politique qui jamais ne définit les termes et les conditions de sa propre efficacité. Une présidence de l'anecdote, de l'événement et de la réaction banalise la fonction. Ce type de présidence ne permet pas de se réconcilier avec le temps long et le discours du sens. A l’inverse, dans une présidence de type gaullo-mitterrandien, la recherche d'un champ, d'une focale, éloigne du quotidien et installe un rapport différent à l'actualité. Cela suppose d'entretenir un rapport fort aux idées et à la lecture du monde. Qu'est-ce que l'autorité démocratique aujourd'hui ? Une capacité à éclairer, une capacité à savoir, une capacité à énoncer un sens et une direction ancrés dans l'Histoire du peuple français. C’est une autorité qui est reconnue parce qu’elle n’a pas besoin d’être démontrée, et qui s’exerce autant en creux qu’en plein.

Il se trouve que de très nombreux Français semblent se détourner de la politique et du discours politique…

Je reprends volontiers à mon compte les trois strates du discours politique : la strate idéologique qui permet de donner du sens et des perspectives ; la strate technocratique qui détaille les moyens techniques d’exécution ; la strate de la réalité et du quotidien, que l'univers politico-médiatique ridiculise et dédaigne. 

Depuis vingt ans, le champ politique a déserté la première et la troisième strate pour s'engouffrer uniquement dans la deuxième. Le discours présidentiel a lui aussi saturé cet espace technocratique qui ne parle plus à personne. Il n’offre plus d’explication du monde et il n'est pas concret, ne concerne pas les Français. Pour reconstituer les deux strates disparues, il faudra en passer par  une cohérence idéologique relevant les défis contemporains, proposant les bons symboles et les figures d'incarnation. C'est cela que j'essaie de faire. 

Pour cette raison, vous avez jeté votre dévolu sur Jeanne d’Arc. Soit. Mais peut-elle pour autant symboliser la République ?

Je me suis intéressé à Jeanne d'Arc et certains me l'ont reproché. Mais quel était le sens de ma démarche? Non pas utiliser Jeanne d'Arc comme le symbole qu’il est devenu pour une partie seulement des Français, mais au contraire comme une volonté de réconcilier les histoires. Il est regrettable de laisser des figures aussi emblématiques dans les marges de notre Histoire ou de l’abandonner à des extrémistes. Il me semble absurde qu'elle soit tenue à l'écart de l'histoire républicaine ou récupérée par des idéologues de l'apocalypse. Nous avons eu des réactions traumatiques à propos de Jeanne d'Arc comme, il y a quelques semaines, à propos des Gaulois... Les  premiers républicains ont fort intelligemment utilisé ces figures pour construire une filiation, parfois illusoire, mais une filiation tout de même. Je crois comme eux que l’histoire de la République commence avant Valmy. La domination de la technocratie, je le répète, a tout technicisé, y compris notre relation aux symboles. 

Ne faut-il pas se méfier de l’histoire officielle ?

Une société devient totalitaire quand l'Histoire politique est à la fois officielle et exclusive. Dans le champ démocratique actuel, nous avons un besoin pressant de figures et de moments qui réconcilient la France avec elle-même. La lecture historique dans toute sa complexité n'est pas une mauvaise chose : il n'en est pas moins indispensable de faire émerger, au cœur de la vie républicaine, d'autres figures. Des figures du quotidien qui parlent à nos concitoyens, mais que nous avons marginalisées. La figure de l'enseignant bien sûr, qui n'est même plus respectée  et qui est pourtant au cœur de l'aventure républicaine, à l'épicentre d'une transmission fondamentale. Les figures du savoir, de la connaissance, de l'engagement citoyen, font partie des symboles et des incarnations contemporaines qu'il faut à tout prix réhabiliter.

Vous insistez sur les symboles, les incarnations, les héros nécessaires à l’imaginaire républicain. Mais la France ne souffre-t-elle pas avant tout d’une incapacité chronique au consensus ?

Les Français estiment que la fonction présidentielle n’est plus pleinement exercée. Et pour cause... Les principaux défis contemporains ne font pas l'objet du moindre consensus au sein des grands partis de gouvernement. Des exemples? Le rapport à la production dans une économie de la connaissance ; le rapport aux inégalités dans un monde mondialisé, financiarisé et numérisé ; le rapport à la société ouverte dans un monde frappé par le terrorisme ; le rapport à l'Europe et à la mondialisation... Sur ces sujets cruciaux, Il n'existe aucun accord idéologique au sein du Parti Socialiste ou parmi Les Républicains. Cela est dû au fait que leur cohérence politico-historique s'est construite sur d'autres thématiques. D’abord à travers le rapport à la République nouvellement créée, puis à travers le rapport aux relations sociales forgé à l’ère du capitalisme industriel et de l’économie de rattrapage. Or ces périodes sont révolues et les défis contemporains ne sont plus les mêmes.

Et, surtout, les débats d’idées sont devenus le paravent des combats de personnes – les primaires en sont la caricature. Ce décalage s'est installé au cours des Trente Glorieuses et il est aujourd'hui ancré, profond – et criant. D'où la nécessité d'une clarification idéologique qui permette à chacun de se repositionner selon un clivage pertinent, par exemple celui qui distingue les progressistes et les conservateurs. Je suis convaincu que pour dégager une véritable autorité politique, pour faire émerger des symboles forts et clairs, pour définir une lecture du monde et l'assumer, il faut dégager des consensus et non pas des compromis. Soyons précis : la fonction présidentielle exige le consensus construit dans la clarté plutôt que le compromis entre chien et loup.

Mais comment le dégager ce consensus et l’arracher au compromis ?

Le consensus doit permettre de dégager une majorité autour d'idées. Il exige la clarté politique et idéologique.

Le compromis tel qu’il est pratiqué la plupart du temps aboutit à une série d'arrangements imparfaits, obtenus en dernière minute, par lesquels les forces en présence cherchent, en s’instrumentalisant réciproquement, à se protéger et à se reproduire.

Mais désormais, l'accession au pouvoir ne se fait plus que par une série de compromis et de jeux d'appareils. Les  compromis sont permanents entre progressistes et conservateurs de gauche d’un côté, entre progressistes et conservateurs de droite de l’autre côté. Aujourd'hui, nous sommes arrivés à l'épuisement de ce mécanisme, qui est en réalité une forme de dégénérescence de l'ère post-mitterrandienne. La gauche de gouvernement s’est fondée sur un consensus idéologique : le "programme commun" avait construit un consensus à gauche sur un axe idéologique clair et fort. Dans un rapport productif donné au sein d'un environnement politique, économique et social qui était celui du capitalisme industriel, François Mitterrand avait  réussi à s’emparer d’un appareil alors qu'il était minoritaire dans ce camp. 

Soyez plus précis. Si l’on vous entend bien, la gauche est morte et le PS a fait son temps ?

La gauche se fracture dès 1983 avec le tournant de la rigueur. Mitterrand parvient à s'en sortir car il a réussi à dépasser les circonstances et à se poser à la fois comme père de la nation et porteur du rêve européen. Lorsque la gauche a été réélue et est revenue aux affaires, son offre idéologique était le fruit de compromis d’appareil, et donc grevée d’ambiguïtés extrêmes. La culture politique de ses dirigeants successifs a entretenu ces ambiguïtés. Tout cela ne tient plus, tout cela a volé en éclats parce que les composantes de la fameuse gauche plurielle, censées former le socle gouvernemental, ne partagent même plus une lecture commune du monde. Entre ces gauches, il n'y a plus de consensus idéologique. Elles trichent, et ce jeu de dupes ne peut plus durer. 

Mais alors : fin du PS ? Certains l’annoncent depuis si longtemps…

Le PS ne repose plus sur une base idéologique suffisamment cohérente, et conséquemment sa capacité d'action est très limitée. Il est en crise grave, même s’il peut sans doute tenir en s'appuyant sur une structure d’appareil devenue pourtant très restreinte. Mais l'essentiel est ailleurs : partout dans les démocraties occidentales, la social-démocratie et le social-libéralisme tels qu’on les pratiquait jusqu’à maintenant sont en crise profonde. Ces courants politiques se sont construits à un moment précis, et désormais dépassé, du capitalisme. Ils ne sont plus en correspondance avec la phase actuelle du capitalisme. D'ailleurs, les gauches radicales renaissent au moment précis où ces social-démocraties s'affaiblissent. Cela ne doit rien au hasard: nous sommes entrés dans une phase du capitalisme qui rend plus difficiles les approches corporatistes et qui déchire les classes moyennes, socle sociologique de ce type de social-démocratie. Les réformistes sont maintenant accusés de collaborer avec un système que nous ne parvenons plus à réguler. Les sociaux-démocrates ont voulu tempérer la mondialisation. Ils n'y parviennent pas!  Leurs méthodes sont inopérantes, il faut en convenir. 

Et donc ? Au-delà de ce constat ?

Partant de ce constat, ceux qui aspirent aux responsabilités doivent se demander comment reconstruire cette social-démocratie. Comment tracer  à nouveau un chemin vers le progrès, comment concevoir une capacité à réguler la mondialisation à ce moment précis du capitalisme. Car il ne faut pas exclure que nous ayons atteint un stade ultime du capitalisme qui se trouve aujourd’hui pris dans sa propre incapacité à réguler ou laisser réguler ses excès : la sur-financiarisation, les conséquences climatiques et environnementales de son développement, etc. Et dans le même temps nous avons atteint une nouvelle phase de la mondialisation en particulier avec le numérique : une mondialisation instantanée des usages, des contenus, des innovations et des productions, mais aussi une mondialisation des imaginaires. Ces changements bouleversent nos modes d'organisation socio-économiques et politiques qui sont, eux, territorialisés.

Face à l’imaginaire de la mondialisation, face à celui de l’islamisme, celui de la République peut sembler en perdition...

Ces nouveaux imaginaires sont extrêmement dangereux. Ils séparent, ils créent d'autres affinités électives et fracturent très profondément les sociétés. Nombre de cadres supérieurs considèrent qu'ils partagent désormais leur quotidien et leurs valeurs avec leurs homologues de Londres, Bombay ou Tokyo, et non plus avec le petit commerçant ou l’artisan de leur quartier. Voilà ce qui vient rompre notre cohésion. 

Et que dire par exemple de l'imaginaire islamiste où des enfants, au fin fond d'un quartier déshérité, considèrent désormais qu'ils appartiennent à une communauté mondialisée de croyants,  communauté qui leur donne des espérances et des aspirations correspondant à leurs valeurs, tout cela par l'intermédiaire du numérique? Le défi aujourd'hui est donc de récréer une communauté française inclusive, partageant  le même territoire, les mêmes formes de responsabilités, un même rapport à l'Histoire. Cet ensemble de valeurs partagées n'a pas à se diluer dans la mondialisation. C’est pourquoi la question de l'identité française n'est pas une mauvaise question, mais nous l'avons abordée de façon tellement défensive! Je ne suis pas hostile à ce que nous posions cette question. En ce sens, l’idée de nation est éminemment moderne. Mais la question à laquelle nous devrons répondre en France en particulier et en Europe en général est de savoir comment, dans ce monde ouvert et battu par les vents violents de projets politiques parfois adverses, hostiles ou dangereux, nous pouvons parvenir à construire un véritable  collectif, comment nous pouvons élaborer une identité qui nous est propre. C’est cela mon projet politique, qui est aussi un projet de société fondé sur des représentations communes, partagées, réconciliées.

Et, selon vous, les partis n’auraient pas de réponses ?

Dans ce contexte radicalement nouveau,  la gauche se retrouve plus en difficulté que la droite. Pourquoi ? Parce qu'elle s'est construite contre l'ordre établi et que, précisément, l’ordre n’est plus établi. Mais la droite, ne nous y trompons pas, est elle aussi violemment atteinte. La fracture est béante entre une droite identitaire très conservatrice, notamment au plan sociétal, et une droite orléaniste, libérale, sociale, ouverte à l'Europe. Les droites parviennent encore à dissimuler cette séparation parce qu'elles ne sont pas au pouvoir. Mais la primaire les contraindra à se découvrir, à s'assumer. Les Français voudront savoir où cette droite entend les mener. Ma conviction? Une partie de la droite dure, celle que Nicolas Sarkozy hystérise, se sentira de moins en moins en sympathie, en concordance, avec la droite modérée, européenne, libérale. Les réponses des uns et des autres à la mondialisation et aux phénomènes de transformation sont si radicalement différentes... Il y a face à face une droite du repli et une droite de l'ouverture, une droite exigeante, une droite que j'appellerais progressiste. Ce qui la préserve encore un peu de la crise que connaît si violemment la gauche, c’est que la droite française n'a pas ancré ses références dans l'histoire du capitalisme industriel. Dans ce paysage politique et idéologique déboussolé, il faut retrouver un cap, et ce cap ne peut être que celui de tous les progressistes.

 

challenges.fr Par Challenges.fr @Challenges

>> A lire pour suivre:

2e partie de l'interview : Face au système politique, "ma volonté de transgression est forte"

3e partie de l'interview: Gare à la "République qui devient une machine à fabriquer du communautarisme"