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Belfort qui pleure, Belfort qui (sou)rit Veronique Le Billon Les Echos

Le camion essaie de se frayer un passage. Un deuxième essai, un troisième... Le chauffeur devra patienter. Les Alstom Transport bloquent ce matin les trois accès au site historique de l'usine de Belfort, une mise en bouche avant l'opération ville morte du samedi et le départ en TGV pour rallier le comité d'entreprise parisien, leur survie en objectif. Avenue de la Découverte, les agents du poste de garde les observent avec bienveillance, mais ce n'est plus vraiment leur histoire. S'ils cohabitent toujours sur le même site, eux sont passés sous bannière General Electric il y a bientôt un an, au terme d'un feuilleton politico-industriel qui a vu 70 % du groupe d'Alstom - les activités Energie - racheté par le conglomérat américain. Et pendant que les « Alsthommes » négocient leur avenir ferroviaire, les ex-Alstom Energie viennent d'engranger un contrat de « 1,9 milliard de dollars » - l'unité de compte est désormais américaine - pour fabriquer les turbines à vapeur Arabelle et les alternateurs qui équiperont les deux réacteurs nucléaires EPR qu'EDF doit construire à Hinkley Point, au Royaume-Uni. Une commande qui est venue s'ajouter à celle, cet été, du russe Rosatom pour son futur réacteur Hanhikivi en Finlande. « C'est Belfort qui pleure et Belfort qui rit », fait-on observer au sein du groupe américain.

Ils n'ont pas tous ri, le 30 octobre 2015, quand le PDG de GE, Jeff Immelt, est venu délivrer aux 4.000 salariés et en « webcast mondial » son message de bienvenue, et promettre à tous « a lot of fun together ». « Quand le rideau a dévoilé le logo GE sur l'atelier Alstom, j'ai eu l'impression d'être un locataire expulsé de chez lui », digère encore mal Alain Bouffeteau, délégué syndical CFDT, trente-cinq ans chez Alstom et onze mois chez GE. Mais les salariés d'Alstom n'étaient pas dupes de la situation économique de leur usine. Un marché européen des constructions de centrales électriques laminé, de nouveaux concurrents dans les pays émergents... « Si on n'était pas repris, c'était la fin, on sait ce que c'est la casse, on a perdu des collègues », témoigne ce jour-là un salarié de Belfort (« Les Echos » du 2 novembre 2015). Deux mois plus tard, GE annonce d'ailleurs sans complexe 6.500 suppressions de postes sur les 33.000 salariés repris en Europe, pour « remettre à niveau les activités et supprimer les doublons de portefeuilles ». La France est alors moins touchée que ses voisins (765 départs programmés sur 9.000 salariés), mais Belfort échappe totalement à la purge, malgré son activité au ralenti. Dans l'ingénierie nucléaire, en partie sacrifiée, ce sont les postes parisiens qui ont été coupés, pas ceux de Belfort. Et parmi les 1.000 emplois nets que GE s'est engagé à créer en France d'ici à fin 2018, 200 postes iront à Belfort pour gérer les services financiers européens du groupe. « On n'a pas été choyés, mais on a été privilégiés », reconnaît Alain Bouffeteau. Par intérêt industriel, volonté politique et opportunité médiatique, Belfort, où GE avait déjà racheté en 1999 l'usine de turbines à gaz d'Alstom, est ainsi devenu le meilleur symbole de l' « alliance » vendue par l'industriel américain et le gouvernement français.
Charger l'usine

Dans le grand atelier de tôle bleue qui héberge les activités de turbines à vapeur de l'ancien Alstom, les ouvriers ont démarré l'usinage de deux rotors destinés à la centrale à charbon chinoise de Wucaiwan. Pour chacun, ce sera 2.000 heures de travail pour Belfort. Des heures que GE a rapatriées de l'usine chinoise d'Alstom, en surcharge. Les opérateurs travaillent aussi sur le projet Damietta, une centrale à gaz égyptienne dont GE a ramené certaines pièces de son usine de Schenectady aux Etats-Unis, elle aussi chargée à plein. « Le sujet, c'est comment on charge l'usine pour la maintenir. On parle de pragmatisme industriel, de "face reality", de prise de décision rapide », explique François Cavan, un ancien d'Alstom passé chez GE à Belfort il y a dix-sept ans, désormais directeur général de GE Industrial France. Remplir l'usine pour absorber les coûts fixes : à Belfort, les anciennes activités d'Alstom perdent encore de l'argent, un montant « à deux chiffres », indique une source. En juin, GE a sacrifié l'usine américaine presque neuve de turbines à vapeur qu'Alstom venait de construire pour 300 millions de dollars à Chattanooga - 235 licenciements à la clef.

Dans l'atelier voisin des alternateurs, le groupe américain met aussi en oeuvre sa stratégie « GE2GE » - autrement dit, réinternaliser les fabrications sous-traitées. La pause méridienne explique certes le calme de la chaîne, mais moins que la sous-activité, et il faut demander aux opérateurs de lancer une démonstration pour voir des robots empiler les tôles qui formeront le circuit magnétique. « Ce sont des machines des années 1990. Quand un écran tombe en panne, il faut aller en acheter un autre sur eBay », plaisante à peine Thierry Fournier, directeur industriel des turbines à vapeur et des alternateurs de l'usine de Belfort. Quand GE avait racheté l'activité de turbines à gaz d'Alstom en 1999, il avait accepté de se fournir quelques années chez Alstom, mais cela n'a duré que le temps de l'accord. « On a dormi sur nos lauriers et on a laissé tomber nos clients. Ce qui se passe chez Transport aujourd'hui, c'est comme chez nous il y a dix ans. Un seul client, c'est aller dans le mur », juge aujourd'hui un élu. GE a décidé de rapatrier à Belfort la fabrication des petits alternateurs qu'il sous-traitait dans plusieurs pays. L'an prochain, cela devrait représenter 20 pièces - à 3.000 heures de travail l'unité -, puis peut-être trois par mois à compter de 2018... si le marché suit et si les coûts des ex-Alstom sont compétitifs. « C'est encore compliqué parce qu'il faut convaincre sur les coûts. Pour atteindre les objectifs, il faut aller plus loin dans la productivité », prévient Thierry Fournier. « Pour l'instant, on a des prévisions de production, mais pas vraiment de commandes fermes. 2017 va être une année très importante. C'est là qu'on va voir si les engagements pris de développer Belfort se concrétisent », estime, prudent, Alain Ogor, délégué CFDT.

GE et le gouvernement ont aussi paraphé un accord prévoyant des investissements et le rapatriement d'activités américaines après la suspension, mi-2015, des activités de l'Eximbank, la Coface américaine qui garantit les ventes à l'export. Rien, toutefois, n'est encore fait : il faudra évidemment gagner les contrats pour matérialiser ces promesses, mais GE fait aussi monter les enchères, soulignant la souplesse du dispositif de financement export de la Suisse.

Rapatrier des activités en attendant le contrat des EPR anglais - qui augmentera de moitié la charge actuelle de l'usine à son pic d'activité en 2019 et 2020 - ne fait cependant pas office de plan stratégique pour GE, qui table encore sur des pertes l'an prochain pour ses activités rachetées à Alstom. « On veut maximiser l'outil de production mais ce qu'on vise avant tout, c'est de la croissance et des commandes », rappelle ainsi François Cavan. Devenu l'un des plus grands sites de GE dans le monde, Belfort doit surtout profiter des synergies avec les activités déjà acquises. « Sur les centrales à cycle combiné gaz [les centrales à gaz les plus efficaces sur le marché aujourd'hui, NDLR], il y a des turbines à vapeur et des alternateurs, donc le dynamisme du gaz nous amène de la charge », explique Thierry Fournier. Depuis le point bas de 2013, quand GE avait produit 36 turbines à gaz à Belfort, et à peu près autant dans son usine de Greenville aux Etats-Unis, le marché reprend progressivement des couleurs. L'usine de Belfort a sorti 50 turbines à gaz l'an dernier et en livrera plus de 60 cette année.
« On s'était dit : "on est pareils". Mais non. »

Fruit de cette amélioration, GE a versé fin 2015 une prime de plusieurs centaines d'euros à ses salariés des turbines à gaz, les « GE Legacy » - les GE historiques. Leurs nouveaux collègues des turbines à vapeur - les « New GE » ou « Alstom Legacy » - n'y ont pas eu droit. « Tout est compartimenté chez GE, il n'y a pas d'accord groupe, pas de règle générale », note Alain Ogor. Lors de la négociation annuelle sur les salaires ou sur le budget formation, chacun a eu aussi sa politique maison. Un premier conflit social a d'ailleurs éclaté en avril du côté des ex-Alstom sur le thème de l'alignement des conditions de travail, et notamment des primes de pénibilité. « On ne veut pas être des GE low cost », a protesté la CGT locale. Si le principe d'une convergence progressive est désormais discuté, « ce n'est pas parce que le site a été préservé qu'il faut devenir revendicatif, ce serait une grosse erreur, prévient François Cavan. Nous voulons le meilleur pour nos employés mais nous ne sommes pas en cogestion. Belfort a maintenant un devoir de progresser, d'être rentable ».

GE a braqué certains syndicats en demandant à la préfecture d'autoriser quelques salariés à travailler le dimanche en cas de clôture dominicale des comptes trimestriels, ce que la préfecture a fait. En renouvelant les modes d'évaluation des salariés, avec une forme de « contrôle continu » et d'avis à 360 degrés entre collègues, la dernière innovation sociale du groupe américain (le programme « Performance Development ») promet aussi de bouleverser les habitudes. Et la multiplication des nouvelles règles de management en anglais - des « GE beliefs » au programme de conformité - tétanise les plus anciens. « Les "GE Legacy" nous disent de ne pas trop prendre tout cela au pied de la lettre », tente de rassurer Patrice Pujol, de la CFDT à Massy. « Avant la vente définitive, on avait fait des sessions de partage, on s'était dit : "on est pareils". Mais non. La vitesse, la prise de risque, ce n'est pas du tout pareil, explique François Cavan. La grosse différence aussi, c'est l'"empowerment". Comment on dit en français ? »

Est-ce par un souci des priorités ou pour ménager les esprits, les signes extérieurs d'appartenance à Alstom résistent encore sur le site : partout il reste des bâches, des logos, des badges Alstom. D'ici à deux ans, GE prévoit d'acter la séparation physique avec Alstom Transport. « On a tout un programme d'investissement pour modifier les voies de circulation, le transformateur de 15.000 volts, les réseaux d'eau... Il y aura des portes et des accès séparés entre les deux sites », promet Thierry Fournier. Deux « Belfort ».
Véronique Le Billon, Les Echos

Les points à retenir

Les salariés d'Alstom Transport et leurs anciens collègues de la branche énergie, désormais rattachée à General Electric, cohabitent toujours sur le même site à Belfort.

L'usine où sont fabriquées les turbines à vapeur qui équiperont les futurs EPR britanniques n'a pas été touchée par les suppressions de postes annoncées par GE.

Par intérêt industriel, volonté politique et opportunité médiatique, Belfort est devenu le meilleur symbole de l'« alliance » vendue par l'industriel américain et le gouvernement français.

 

Source: lesechos.fr