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Quand le coût des transports devient un frein à l'emploi

L'analyse de Sophie Fay (Responsable des enquêtes au Figaro économie) 31 mai 2006,

«Besoin de 1 000 pour l'achat d'une vieille voiture»... Ce genre d'annonce ne court pas les quotidiens nationaux mais elle est très fréquente dans les journaux des associations caritatives. Et elle rappelle un aspect de l'exclusion professionnelle et des inégalités que l'on oublie souvent : aujourd'hui, celui qui n'a pas les moyens de se déplacer n'est pas employable.

A l'occasion d'une journée d'étude consacrée à l'intégration sociale organisée par le Centre d'analyse stratégique (ex-Commissariat au plan), le 26 avril, cette réalité a été longuement rappelée par Jean-Pierre Orfeuil, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, et par le géographe Christophe Guilluy, directeurs du bureau d'études MAPS.

Quelques données statistiques peu diffusées rappellent le poids de cette contrainte. Un Français, toutes classes d'âge confondues, parcourt en moyenne 40 kilomètres par jour, dont un peu plus de 25 pour sa vie quotidienne et un peu moins de 15 lors de déplacements longue distance. La distance moyenne parcourue en voiture par personne a été multipliée par 6 en quarante ans, bien plus que le niveau de vie. Elle est telle qu'elle ne peut plus être parcourue en deux-roues. Les écarts de revenus sont en outre beaucoup plus larges que l'écart de distance parcourue au quotidien entre «riches» et «pauvres».

Plus on est mobile, plus on élargit ses chances de trouver un emploi. L'aire moyenne de recrutement est en effet de 10 kilomètres pour les personnes sans diplôme, sans permis ou sans voiture. Elle monte à 15 kilomètres pour les personnes qui ont le permis et à 18 kilomètres pour les titulaires d'un diplôme du supérieur.

Cette mobilité a un coût d'autant plus élevé que le prix de l'essence à la pompe augmente. Jean-Pierre Orfeuil chiffre la dépense annuelle moyenne pour l'automobile à 3 800 par voiture, 4 400 par ménage. Cela représente 12% des dépenses annuelles des ménages. Travailler à 20 kilomètres de chez soi coûte en transport 250 euros par mois, soit près d'un quart du salaire d'une personne au smic.

La contrainte de la mobilité est d'autant plus injuste qu'elle pèse surtout sur les personnes occupant les emplois peu ou moyennement qualifiés ou sur celles touchées par les plans sociaux. Les salles de marché des banques ou les services de gestion de patrimoine, qui emploient des cadres de très haut niveau, sont ainsi installés au coeur de Paris ou à La Défense, quartiers très bien desservis par les transports publics, les centres de traitement de chèques, qui emploient en majorité des personnes moins qualifiées, sont en revanche dans des zones plus reculées et moins accessibles. Christophe Guilluy relève, lui, que «la géographie des plans sociaux est très précisément celle de la France périphérique des espaces péri-urbains et ruraux». Or ceux-ci sont par définition «discontinus, peu denses» ; il faut donc faire des kilomètres, sans transports en commun pour retravailler. Surtout lorsqu'on y a réalisé le rêve d'être propriétaire de sa maison.

Jusqu'à présent, presque aucun politique ne prend en compte cette contrainte. Si chaque ville moyenne veut aujourd'hui son tramway, qui doit être le plus esthétique et le plus moderne possible il est rarement prévu que celui-ci desserve les zones industrielles périphériques des villes ou même les zones commerciales, où pourtant des centaines de personnes, dont les salaires ne sont pas très éloignés du smic, vont travailler chaque jour. Les principaux bassins d'emploi devraient pourtant être desservis... D'ailleurs, certains s'organisent pour répondre à ce besoin : il existe ainsi un système de transport public à la carte, opérationnel 24 heures sur 24, pour aller travailler à Roissy depuis la région parisienne. Il suffit de téléphoner la veille à un bus de ramassage.

Aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, cette contrainte a été intégrée dans les politiques publiques. La question a notamment fait l'objet d'un document d'orientation remis à Tony Blair en 2003. Elle pourrait l'être en France. Les pistes et les marges de progression ne manquent pas. 22% des Français vivent aujourd'hui dans un endroit n'offrant pas d'accès aux transports publics contre 13% dans les pays nordiques et 15% en Grande-Bretagne.

Une première piste de bon sens : prendre en compte la question de la mobilité dans les autres politiques publiques. Dans les programmes de l'Éducation nationale, par exemple. Savoir se déplacer grâce aux transports en commun, se repérer à la fois dans l'espace et sur un plan de métro ou de bus, devrait être inscrit dans les programmes scolaires et acquis à la sortie du collège. Ce n'est pas toujours le cas. On se souvient qu'à l'occasion d'une journée portes ouvertes dans le TER, des jeunes des bassins houillers venus à Lille n'étaient pas sortis de la gare, faute de savoir où aller et comment y revenir.

La mobilité peut également être prise en compte dans la politique du logement social. En Allemagne, le land de Rhénanie-Westphalie conditionne par exemple ses aides au logement social à une desserte en transport public alors qu'en France des dispositifs comme le prêt à taux zéro ont plutôt conduit à repousser les ménages modestes vers les zones péri-urbaines ou rurbaines, éloignées des centres économiques et des infrastructures.

Comme deuxième piste, Jean-Pierre Orfeuil suggère d'aider les plus précaires à passer leur permis : «cela coûte un milliard d'euros pour une classe d'âge, mais seulement 100 millions pour les plus démunis.» Et c'est un acquis à vie. Troisième piste : un smicard qui reprend un emploi à 20 kilomètres pourrait être davantage aidé, en ciblant mieux la prime pour l'emploi par exemple. De bons taxis ou de bons transports pour faciliter momentanément le retour à l'emploi pourraient être développés comme cela existe en Grande-Bretagne. Des dispositions d'urgence en cas de panne de voiture (nécessité de financer une réparation...) y sont aussi prévues. Des prêts bonifiés d'aides à l'acquisition d'un véhicule peuvent également être mis en place. Certaines associations le font déjà.

 

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