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Mahomet PROPHÈTE ET CONQUERANT

 


Membre d'une tribu de second plan, orphelin et sans descendance mâle, Mahomet ne possédait aucun poids social dans l'Arabie du VIIe siècle. Comment parvint-il dès lors à rallier à sa Révélation à une population majoritairement hostile à son discours ?



HISTOIRE & CIVILISATIONS : Comment les historiens peuvent-ils appréhender la vie de Mahomet ?



JACQUELINE CHABBI : D'abord, il faut préciser qu'il ne s'appelait probablement pas Mahomet. Mahomet — ou Muhammad en arabe — signifie « celui qui est louangé par Dieu ». On peut soupçonner que ce nom, ce titre lui ont été attribués a posteriori. Ensuite, il est évidemment difficile pour les historiens de travailler sur la biographie de Mahomet, puisque les sources dont ils disposent sont largement postérieures à l'époque où il vécut et sont extérieures à son milieu géographique et culturel. Les plus anciennes, celles qui se donnent pour objet de relater la sîra, la vie de Mahomet, ont été produites en Iraq, sous les premiers califes abbassides, dans la seconde moitié du VIIIe siècle. Il reste une piste à explorer : celle de l'analyse de la société arabe de l'époque de Mahomet à travers l'anthropologie historique



Que peut-on dire de cette société ?



C'est une société de tribus. La solidarité tribale est fondamentale pour survivre en milieu aride, et c'est cette réalité-là qui guide les comportements. Il faut donc toujours garder en tête que Mahomet est un homme de tribu. Il appartient à celle des Quraychites, qui occupe la cité de La Mecque. Chaque tribu se divise elle-même en plusieurs clans plus ou moins puissants. Celui de Mahomet est le clan des Hachémites, qui est loin d'être dominant.




Dans quelle situation se trouve La Mecque au moment où y naît Mahomet ?



C'est une ville médiocre. Les sources postérieures ont largement survalorisé La Mecque pour la sacraliser. Mahomet ne pouvait être né dans un endroit quelconque... En vérité, La Mecque n'a que quelques milliers d'habitants à la fin du vie siècle. Tous appartiennent à la même tribu et se sont établis là parce que s'y trouve un point d'eau. La Mecque n'est pas non plus la ville commerciale qu'on a pu dire. Les Mecquois ne sont ni de grands marchands ni de grands caravaniers, ce sont plutôt de petits trafiquants qui exercent à échelle locale. Comparativement, Médine a beaucoup plus de poids. C'est une vaste oasis située sur le trajet de la route de l'encens, où vivent cinq tribus.

Mahomet naît donc en 570 à La Mecque ? Probablement pas. 57o est la date retenue par la tradition musulmane, mais en réalité on ne sait rien ou presque des premières années de la vie de Mahomet. 57o n'est qu'une date présumée. Quand les auteurs musulmans ont commencé à produire une histoire sacrée de la vie du Prophète, il leur a fallu remplir les vides. Ils se sont montrés précis là où l'on ne peut pas l'être, et c'est dans ce contexte qu'ils ont avancé la date de 570 de l'ère chrétienne en la rattachant à un mythe, celui de la prétendue attaque de La Mecque par Abraha, un roi éthiopien dont l'éléphant aurait été arrêté par la sacralité de la Kaaba.



Quel est le statut de Mahomet dans la société mecquoise ?




C'est au mieux un homme de second rang. Mahomet est orphelin, appartient à un clan relativement faible d'une tribu de peu de poids, installée dans une ville sans importance. Il est donc plutôt mal parti... Il fait pourtant un beau mariage avec Khadija, une femme membre d'un clan puissant. Mais cela n'est pas suffisant pour lui permettre d'acquérir véritablement du poids dans la société mecquoise, notamment parce que Mahomet ne parvient pas à avoir de fils avec cette épouse — ou alors ils meurent très jeunes. Dans la société arabe du temps, c'est très humiliant. Il y a des passages du Coran où il est insulté par les Mecquois qui le traitent de « châtré » : puisqu'il ne peut avoir de fils, c'est un homme incomplet.



C'est ce personnage très commun qui, pourtant, reçoit une révélation...



Oui, mais les « inspirations » sont fréquentes dans l'Arabie d'alors. Il y a de nombreux devins, des sorciers. Tous entendent des voix qui leur viennent des djinns, ces êtres surnaturels du désert qui peuplent l'univers imaginaire des Arabes à l'époque de Mahomet.

Quel est le contenu de cette Révélation ? Ce que Dieu dit à Mahomet est finalement très adapté à la situation sociale et politique dans laquelle se trouve La Mecque. Allah demande plus de solidarité au sein de la tribu, ce qui peut se comprendre par l'existence d'inégalités qui s'étaient accentuées entre les différents clans durant les dernières décennies du vie siècle, puisque certains s'étaient lancés dans un petit trafic caravanier. Mais la véritable nouveauté de la Révélation est que Mahomet s'approprie la thématique de l'eschatologie d'origine biblique (avec Jugement, Enfer et Paradis), puis proclame l'existence d'un Dieu créateur, qui surclasse par son efficacité les divinités locales qui ne le sont pas. Ces idées viennent probablement du Yémen, où le judaïsme et le christianisme étaient déjà bien implantés.



Est-il écouté par les Mecquois ?



Pas du tout. Pendant ce que l'on appelle la période mecquoise, qui court de la Révélation, en 61o, au départ vers Médine, en 622, Mahomet prêche dans le vide. Il appelle à rompre avec les anciennes divinités, il propose une alliance nouvelle. Dans une société traditionnelle comme celle de l'Arabie d'alors, c'est totalement inaudible. On n'imagine pas abandonner la voie des ancêtres, leurs croyances et leurs affiliations. C'est la protection de son oncle, Abu Taleb, qui évite à Mahomet d'être jeté dehors par les Mecquois. Quand il meurt, Mahomet n'est plus protégé. Un autre oncle, Abu Lahab, décide de le bannir. Il doit partir. Nous sommes en 622, et il prend la direction de Médine. C'est l'« hégire », « l'émigration » loin des siens, et cette date marque l'an zéro du calendrier musulman.



Pourquoi va-t-il dans cette ville ?



Vraisemblablement pour des raisons de parenté : par sa mère, Mahomet aurait été le petit-fils d'une Médinoise. Il sait donc qu'il pourrait trouver refuge dans le clan de cette grand-mère.

Commence alors la «période médinoise »... Oui, c'est un deuxième temps dans la vie de Mahomet. C'est dans cette ville qu'il révèle ses qualités. À Médine, il fait montre d'un très grand talent d'homme d'action. C'est ainsi qu'en 624, il parvient à surprendre une caravane mecquoise. C'est la bataille de Badr, qui est mentionnée dans le Coran. Mahomet l'emporte de nouveau, en 627, lors de la bataille dite « du Fossé » contre ces mêmes Mecquois et leurs alliés tribaux. À Médine, il va dorénavant surtout jouer un jeu politique, même s'il feint de se donner des motifs religieux.



C'est l'invention du pèlerinage à La Mecque ?



Le ralliement de La Mecque était l'objectif de Mahomet. Encore fallait-il parvenir à prendre langue avec les Mecquois. Mahomet s'avisa soudain que, depuis son exil, il avait été empêché de pratiquer comme il se devait le pèlerinage de la Kaaba. Il part de Médine avec ses partisans émigrés, afin de s'acquitter du rite dont il avait été si longtemps privé. Il n'y a pas grand-chose de religieux dans cette initiative. Ce que veut Mahomet, c'est aboutir à un accord avec les Mecquois. Là encore, il a vu juste puisqu'il parvient à conclure une trêve avant de regagner Médine. Dès lors, il a les mains libres pour attaquer les oasis au nord de Médine et élargir son assise territoriale. C'est une confédération tribale qui commence à se constituer.



Le succès est total...



Deux ans plus tard, en 63o, Mahomet et Abu Sufyan, puissant chef de clan mecquois, négocient pour réunir Médine et La Mecque. Alors que Mahomet est entré pacifiquement à La Mecque, selon les termes de l'accord conclu, un danger mortel apparaît soudain. La tribu grand-bédouine locale des Hawazin, alliée à la cité montagnarde de Taïf, pense que le moment est venu de s'en prendre à La Mecque avec laquelle il y avait des querelles pendantes. On peut dire que c'est le destin de l'Islam qui se joue lors de la bataille de Hunayn, également citée dans le Coran. Contre toute attente, Mahomet et ses nouveaux alliés mecquois sont vainqueurs. Dès lors, les ralliements tribaux vont se multiplier durant les deux années qui précèdent la mort de Mahomet, en 632 selon la tradition. Le Mahomet médinois aura donc rempli ses objectifs politiques en faisant prévaloir l'alliance de son Dieu créateur sur les alliances antérieures.



Les habitants de l'Arabie se mettent donc à croire en Allah ?



Croire en Allah comme un allié divin efficace, qui rapporte du profit et de la prospérité aux tribus qui sont entrées dans son alliance, sans doute. Mais le terme de conversion est impropre dans ce temps et dans cette société. Dans ce cadre anthropologique, il s'agit d'un ralliement à la fois politique et social. Est-ce à dire que les tribus ont été coranisées, comme on le croira par la suite ? Ont-elles adhéré religieusement aux imports d'origine biblique du Coran ? Il semble que non, dans la mesure où les thématiques nouvelles demeuraient largement étrangères à leur imaginaire collectif.



Le dieu de Mahomet, Allah, se révèle dans le Coran. Que peut-on dire de ce texte ?



Tout d'abord, pendant les premières décennies de l'ère islamique, il ne se transmet que par oral. L'étymologie même du mot renvoie à l'idée de répétition d'un discours entendu sans rien y changer. La première attestation incontestable d'une écriture du Coran date de la fin du VIIe siècle : ce sont les inscriptions encore visibles sur le Dôme du Rocher, à Jérusalem. Le Coran en tant que livre date à peu près de cette période. Face aux Byzantins qu'ils affrontent et dont les croyances sont contenues dans des livres, les premiers « musulmans » vont ressentir eux aussi le besoin de posséder leur livre sacré. Ils vont donc procéder aux premières mises par écrit du discours transmis, non sans réécriture, reformulations, déplacements, voire totales interpolations. Mais cela n'altère pas vraiment l'esprit resté très tribal du texte.



Ce texte est-il d'un seul tenant ?



Non. On remarque des inflexions fortes, qui correspondent aux différentes périodes de la vie de Mahomet. Il y a ainsi un net changement de ton entre les sourates de la période mecquoise et celles de la période médinoise. Dans les premières, Mahomet ne convainc presque personne. Il est donc dans une constante recherche d'arguments pour amener les Mecquois à adopter la nouvelle alliance proposée. Ce n'est plus le cas dans les secondes sourates. À Médine, Mahomet est actif politiquement et militairement, et les sourates médinoises s'en ressentent. Elles sont davantage des comptes rendus de l'action qu'il mène et des réflexions sur celle-ci.



D'autres évolutions sont-elles visibles ?



Oui, les premières sourates témoignent d'une connaissance très limitée des croyances juives et chrétiennes, qui sont d'ailleurs confondues. En revanche, une fois à Médine, Mahomet est en contact avec les tribus juives de cette ville. La relation qu'il entretient avec elles est paradoxale. Les juifs médinois lui rient au nez quand il leur expose sa Révélation, et Mahomet comprend qu'il ne pourra pas les rallier à sa cause. Il s'appuie donc sur des prétextes tribaux pour les contraindre au départ ou les faire exécuter. Pourtant, c'est aussi au contact le ces juifs médinois que Mahomet acquiert ane connaissance plus précise des croyances monothéistes existantes. Un exemple de cette inscription progressive dans la filiation juléo-chrétienne est le rôle donné à Jésus-'Îsâ. Les sourates les plus anciennes n'évoquent que Maryam, une vierge qui donne naissance à un Fils, dont le nom n'apparaît pas. Ce qui importe alors, c'est la puissance du Dieu créateur. Au ontraire, dans les sourates médinoises, non seulement Jésus-'Îsâ est mentionné, mais il acquiert un statut prophétique. Néanmoins, Mahomet reste marqué par l'imaginaire des populations tribales de l'Arabie aride. L'Enfer du Coran est par exemple un lieu brûlant où l'on souffre de la soif ; ce n'est pas un lieu de flammes, mais un désert solaire.



Pour en savoir plus:


Le Seigneur des tribus. L'islam de Mahomet J. Chabbi, CNRS Éditions, coll. Biblis, 2013.
Les Trois Piliers de l'islam. Lecture anthropologique du Coran J. Chabbi, Seuil, 2016.