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Les deux villes d'origine de l'islam, La Mecque et Médine, sont rattachées traditionnellement au Hedjaz.



Ce nom ne renvoie pas, comme on on pourrait le croire, à la haute barrière montagneuse gai borde la mer Rouge avec, dans le Sud yéménite, un point culminant à 3 666 mètres et quelques hauteurs qui avoisinent les i 500 à 2 00o mètres au nord de Médine. Le Hedjaz, dont le nom signifie « barrière », est à mettre en relation avec les harrat. Ces chaos de lave solidifiée
couvrent de grandes étendues au pied de dizaines de cônes volcaniques. Ceux-ci parsèment les hautes montagnes bordant la mer Rouge, notamment entre La Mecque et Médine, et, plus au nord, à Khaybar, obligeant les pistes à de longs contournements. Dans cette zone de l'Ouest arabique, le paysage montagneux et noir n'a rien du désert de sable que l'on pourrait imaginer.

Il y a pourtant des déserts de sable en Arabie, l'un au nord et l'autre au sud, des déserts redoutables avec un couloir dunaire qui les relie.

Face à la péninsule Arabique, il faut également prendre la mesure des distances. Dans cet immense quadrilatère, la cité de La Mecque occupe une situation à la fois excentrée vers l'ouest — elle est distante de 90 kilomètres de la mer Rouge — et isolée des confins syro-palestiniens et yéménites, éloignés les uns comme les autres d'environ 1000 kilomètres ; sans parler de la côte encore plus lointaine de la mer d'Oman ou de l'étroit passage maritime qui relie l'Afrique éthiopienne à l'Arabie et que l'on ne rejoint qu'après avoir franchi l'obstacle formidable du haut massif yéménite. Inutile d'évoquer non plus l'est de l'Arabie et le sud de l'Irak, encore plus éloignés, et qui, avant la conquête musulmane, faisaient partie de l'empire des Perses sassanides. Médine se situe quant à elle à 450 kilomètres au nord-est de La Mecque. Cette grande oasis faisait vivre cinq tribus, alors que La Mecque n'en comptait qu'une seule. Elle est située sur le trajet de l'ancienne route de l'encens, dont elle constituait l'une des étapes, ce qui n'était pas le cas de La Mecque, située plus à l'ouest.



Des voyages merveilleux



Il faut s'imaginer ces distances immenses, que l'on parcourait alors au pas des dromadaires caravaniers (soit au maximum une quarantaine de kilomètres par jour, quand les conditions étaient bonnes), pour regarder avec un oeil suspicieux tous ces voyages merveilleux attribués à Mahomet, dont on fait communément un grand voyageur trans-arabique. Le plus improbable de ces voyages présumés est celui qui aurait conduit certains de ses fidèles compagnons à rencontrer le négus, au royaume d'Aksoum, dans le nord-est de l'Afrique, ce qui est géographiquement impossible. C'est dire si les sources arabes qui narrent ces fables et qui datent des deux siècles suivant les débuts de l'islam doivent être soumises à une lecture critique sévère de la part de l'historien ; nous sommes en présence d'une version largement sacralisée de l'histoire, dont il faut déjouer les amplifications constantes et reconnaître les constructions mythiques pour ce qu'elles sont. Ainsi en va-t-il de ce que l'on suppose avoir été l'idolâtrie mecquoise, avec la représentation complètement fantaisiste des 360 idoles qui se seraient trouvées dans la Kaaba ; sans compter les peintures intérieures, dont celle qui aurait représenté Marie portant l'Enfant Jésus à la manière des icônes byzantines de la Mère de Dieu, la Theotokos, et que Mahomet aurait interdit d'effacer lors de sa supposée destruction des idoles, avant qu'on ne la dise disparue dans un incendie, lors d'un épisode de guerre intestine en 683.



Le culte des pierres sacrées



La réalité de la sacralité mecquoise semble avoir été étrangère à tout cela. Elle aurait été celle du culte local du point d'eau pérenne, qui faisait vivre chichement cette cité qui n'était pas une oasis. Sans aucune agriculture, La Mecque devait trouver régulièrement sa subsistance à plusieurs jours de marche, soit dans la montagne de Taïf, à près de 70 kilomètres, en empruntant des chemins étroits dans la pente abrupte du relief pour se hisser à plus 1400 mètres, soit dans la grande vallée d'oued qui descend vers Djedda, à une distance à peu près équivalente.

Le culte rendu au point d'eau mecquois était de type bétylique. Il aurait donc été représenté, non par des idoles improbables, mais par les pierres sacrées (bétyles) enchâssées dans les murs de la Kaaba. Il en subsiste deux aujourd'hui. On ne sait s'il y en a eu d'autres. La Pierre noire, probablement un basalte local, est la plus connue. Elle est encastrée à côté de l'angle sud-est de l'édifice actuel, du côté du soleil levant. La seconde pierre, elle aussi évoquée dans les textes anciens et toujours présente, est la Pierre bienheureuse, al-hadjar al-as'ad. Elle est insérée près de l'angle sud-ouest, en direction du soleil au zénith mais aussi du Yémen, vu de l'Arabie aride comme une terre sédentaire de cocagne, car les montagnes et la côte sud sont arrosées par la mousson d'été. Il n'y a guère de raison d'imaginer autre chose qu'un culte lié à la configuration du terrain, qui faisait du bas-fond mecquois un lieu de collecte des rares eaux de pluie alimentant les puits, mais aussi un lieu inondable, ce qui explique la fixation des pierres sacrées.

Le rituel aurait eu lieu à l'équinoxe de printemps, au septième mois (radjah) du calendrier luni-solaire préislamique, dont le premier mois commençait en octobre. Ce rituel était appelé la «visite » (`umra), comme c'est toujours le cas aujourd'hui quand un pèlerin se contente du circuit intro muros de La Mecque autour de la Kaaba. Mais le pèlerinage primitif prévoyait aussi un sacrifice d'animal qui clôturait le rite sur la butte d'al-Marwa, surnommée de ce fait le « nourrisseur des vautours », mut'im at-tayr, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.

L'autre grand rituel de cette zone aurait été automnal, à la tombée de la chaleur extrême de l'été : celui des bédouins locaux, mais certainement pas celui des nomades du reste de l'immense Arabie, comme on le lit parfois. Trois mois sacrés successifs, durant lesquels il était interdit de lancer une razzia ou d'exercer une vengeance, qui auraient favorisé les grands rassemblements des souk, les foires bédouines de cette partie de l'Arabie. Cette  période culminait au moment de l'équinoxe d'automne qui terminait l'année, avec un rituel uniquement bédouin de demande de pluie pour l'année à venir, entre le mont  de Arafat, à 25 kilomètres à l'est de La Mecque, et le val de Mina, où a lieu le sacrifice actuel des pèlerins musulmans.

Le hadj de la tradition musulmane rassemble en fait les deux rituels anciens, depuis l'extrême fin de la période dite prophétique. Ce pèlerinage unifié se serait tenu une seule fois en 631, à peine trois mois avant la mort de Mahomet. Il se serait agi de réunir dans un culte fédérateur les deux types de populations qui étaient entrées dans la confédération tribale créée par Mahomet lors de son séjour à Médine (622-632), les sédentaires et les nomades locaux, ces derniers n'ayant rejoint que tardivement l'alliance conclue entre Médine et La Mecque en 630. Il faut noter en outre que c'est en marge de la violente polémique qui avait éclaté entre Mahomet et les juifs médinois que la Kaaba a été « abrahamisée » dans le Coran (2, 127 ; 3, 96). Il n'en avait jamais été question auparavant.

La période d'inspiration de Mahomet est supposée avoir duré 22 années : 12 passées à La Mecque, sa ville d'origine, à partir de 610 et  à Médine à partir de 622. Mahomet appartenait à la petite tribu des Quraychites, qui comptait une dizaine de clans. Venant probablement des steppes proches, la tribu s'était emparée de la cité des bétyles, sans doute au début du VIe siècle. C'est en effet en remontant sur cinq générations que l'on rencontre des personnages portant des noms en `abd (« serviteur de »), qui se référeraient au culte de la Kaaba. En raison de cette origine, la tribu aurait continué à rendre culte à des divinités protectrices extérieures à la cité, celles qui, vraisemblablement, étaient censées sécuriser ses parcours.



Sous l'oeil du Seigneur des bétyles



La principale d'entre elles, Al-`Uzzâ, « la Puissante », divinité arboricole, aurait résidé du côté de l'est, à quelque distance de la cité, dans un bosquet de grands acacias sauvages. Une deuxième, al-Lat, aurait été située dans la montagne de Taïf. La troisième, Manât, se serait trouvée sur une piste proche de la mer Rouge. Par ailleurs, un passage très ancien du Coran (106, 3) proclame qu'il faut rendre culte au « Seigneur [mecquois] de la Demeure [la Kaaba] », rabb al-bayt. Ce rabb ne porte pas de nom personnel. Il est présenté seulement à travers le rôle qui lui est reconnu, celui de préserver la cité mecquoise de la famine et des attaques de tribus hostiles. Le Seigneur des bétyles est ainsi supposé répondre, dans la vie réelle, à l'action efficace qui est attendue de tout allié divin par les tribus.

Une telle proclamation aurait pu ne pas porter à conséquence, car les clans mecquois rendaient culte eux aussi au protecteur divin de leur cité. Mais, confrontés aux objurgations coraniques les incitant à récuser toute alliance partagée entre plusieurs divinités, ils répondirent obstinément qu'ils n'abandonneraient pas la voie et les croyances de leurs pères (43, 22). Celui qui leur posait cette nouvelle alliance exclusive ne serait-il pas un madjnûn, un homme possédé par des djinns maléfiques (52, 29) ? Le renfort tôt emprunté des arguments du champ biblique (eschatologie disant la fin prochaine et terrifiante de  la tribu, création de l'homme de tribu -  il ne s'agit pas d'Adam — puis des cieux et de la terre dans une sorte de Genèse en morceaux et inversée par rapport à l'ordre de la Bible) pas plus que les grands récits prophétiques mettant en scène Noé, Abraham et plus encore Moïse, ne purent entamer les convictions ancestrales de la tribu.

Toutes sortes de spéculations entourent les emprunts bibliques du Coran. Pourtant, ils ne sont pas là pour eux mêmes, mais pour soutenir la cause de l'inspiré contesté par les siens. Certains indices textuels mettent sur la piste de leur origine yéménite. En effet, les inscriptions relevées par les épigraphistes témoignent que le judaïsme y était implanté depuis le IVe siècle et le christianisme depuis le milieu du Ve siècle. Mais la greffe biblique que tente le discours coranique ne prend pas. Même fortement coranisée, elle demeure trop étrangère à la mentalité tribale.



Mahomet, messager et prophète



L'exil de Mahomet à Médine va tout changer, non parce que le discours coranique y serait mieux reçu, mais parce que c'est l'action politique qui va désormais primer sur le discours. Il ne faut pourtant pas se méprendre. Si le texte du Coran de la période médinoise accorde à Mahomet le statut de « messager fiable » (rasûl, c'est-à-dire celui qui transmet exactement et sans rien y changer ce que l'on nomme désormais la « descente » divine du message), et s'il reçoit également le titre de nabî (« prophète » à la manière des figures bibliques des récits mecquois), le discours est désormais au service de l'action, et celle-ci est tribale et pragmatique. Les notions présumées musulmanes, que les siècles postérieurs idéologiseront, ne sont que des notions tribales qui n'ont pas de contenu musulman. On ne peut mener que les combats de son temps, et l'action de Mahomet, même sublimée par la parole coranique et, plus encore, par l'historiogaphie et l'exégèse postérieures, ne saurait échapper à la règle, quelque illusion que l'on s'en soit faite hier et que l'on s'en fasse de nouveau aujourd'hui. La tâche de l'historien consiste à délester le passé de son surcroît d'islam pour le ramener à l'humanité de son temps et de sa société.