Pourquoi « Produire français » est un slogan stupide et dangereux
En cette période électorale, l’ère est aux sophismes et nous ne sommes guère épargnés en la matière. Celui qui fait fureur en ce moment, c’est « Il faut produire français ». Et tous les candidats de visiter une usine en cours de fermeture pour affirmer leur attachement à l’industrie. L’ironie, ou plutôt la tristesse, de voir l’Amérique célébrer Apple et Facebook et l’Allemagne Volkswagen, tandis que la France pleure sur Lejaby, Florange et Petroplus, semble leur échapper. En effet nous ferions face à une invasion de produits chinois qui détruirait notre industrie et donc nos emplois.
Le raisonnement est simple: les chinois fabriquent des produits moins chers, donc nous les leur achetons. Ce faisant, nous n’achetons plus ces produits à des entreprises qui fabriquent en France, ce qui amène à la fermeture d’usines et au chômage. Donc, acheter des produits à l’étranger entraîne l’augmentation du chômage. Ceci d’autant que les pratiques commerciales chinoises sont mises en doute. L’argument avancé est donc souvent celui de la naïveté, un de ceux préférés du député Arnaud Montebourg notamment. On entendait ainsi récemment le commissaire Européen au commerce indiquer « Je suis pour la liberté du commerce, mais je ne suis pas naïf. » Un peu comme certains disent « Je ne suis pas raciste, mais… » L’idée est que nous aimerions bien être libre échangiste, mais les chinois eux ne le sont pas, alors, que voulez-vous, il faut bien défendre nos emplois. S’ensuit alors une nouvelle proposition de restriction et de contrôle. Or l’argument « acheter des produits à l’étranger entraîne l’augmentation du chômage » est faux, mais comme tous les sophismes, le raisonnement semble ‘imparable. Démontons-le. Le raisonnement sera le même que celui que j’ai utilisé pour montrer que la baisse des prix est bonne pour l’emploi.
D’abord, on commencera par noter que l’expression « Produire français » ne signifie rien. Une Renault fabriquée en Slovénie ou une Toyota fabriquée à Valenciennes sont-elle françaises? La question est encore plus complexe si l’on sait en outre qu’une large partie des composants de cette Toyota est fabriquée à l’étranger, tandis que ceux de la Renault, donc fabriquée en Slovénie, proviennent en majorité de France. Ainsi dans la voiture d’une entreprise française fabriquée en Slovénie, nous aurons un siège fabriqué en France avec du tissu italien, lui-même fabriqué avec des machines japonaises. Même le poulet de Bresse peut être nourri avec des graines achetées à l’étranger. Ça devient compliqué le protectionnisme…
Mais de manière plus profonde, ce que les mercantilistes ont du mal à comprendre, encore de nos jours, c’est que le commerce est toujours basé sur une réciprocité qui fait gagner les deux parties. Quand nous achetons les produits que les chinois fabriquent, ils gagnent de l’argent. Que font-ils avec leur argent? Et bien ils achètent, entre autres, des produits fabriqués chez nous. Prenons l’exemple du luxe, un secteur où la France est très présente. On estime que 44% des ventes mondiales de produits de luxe seront réalisées en Chine d’ici 2020, contre 15% actuellement; il y a plus de 1.500 chinois à la tête d’une fortune de plus de 100 millions d’Euros (Le Figaro). Selon le cabinet Bain & Cie, les Chinois ont dépensé près de 11 milliards d’euros en produits de luxe, dont 56% achetés à l’étranger, donc en partie chez nous. Ainsi le groupe de luxe français LVMH réalise plus de 700 millions d’euros de chiffre d’affaire en Asie et ne craint pas d’expliquer qu’il compte sur ses ventes en Chine, en pleine explosion, pour sortir plus vite de la crise. Oui vous avez bien lu: grâce à l’argent que les chinois gagnent en nous vendant des t-shirts et des ordinateurs, ils nous achètent plus de produits de luxe et permettent à nos entreprises de sortir de la crise. Ça s’appelle le commerce.
Nous achetons des t-shirts à la Chine pour la même raison que nous achetons notre pain au boulanger plutôt que le faire nous-mêmes: nous y trouvons intérêt, et notre boulanger aussi. Cela s’appelle la division du travail. Nous échangeons notre temps et notre énergie contre de l’argent et de l’expérience: ce n’est pas juste que le boulanger fait ce que nous pourrions faire stricto sensu, c’est qu’il le fait beaucoup plus efficacement. C’est cette efficacité qui est à la base du gain à l’échange. Le boulanger se spécialise dans la fabrication du pain, moi dans la fabrication du vin, et il faudra moins de travail au global pour produire une même quantité de pain et de vin grâce à cette spécialisation, ce qui entraînera une baisse des coûts, donc des prix. Remettre en cause l’achat de t-shirts à la Chine, c’est donc contester les bénéfices de la division du travail; cela revient exactement à vouloir que chaque français fasse son pain et cultive sa vigne. Ou si ce n’est pas cela, alors c’est de la xénophobie: la division du travail serait acceptable entre français, mais pas entre français et chinois.
Personne donc ne nous force à acheter un t-shirt chinois. Il s’agit d’une relation librement consentie entre adultes: Nous le faisons parce que nous y trouvons intérêt, et les chinois aussi. Bien sûr, à cela on rétorque immédiatement: oui, mais ce qui peut être bon pour l’individu (un t-shirt moins cher) est mauvais pour la collectivité (plus de chômage car nous ne fabriquons plus de t-shirts en France). A cela il faut répondre la chose suivante (ce que Frédéric Bastiat a fait il y a 150 ans, mais apparemment ça vaut la peine de le répéter en le paraphrasant) à partir d’un exemple simple: Imaginons que fabriquer un t-shirt en France coûte 40€, et que nous devions le vendre à 60€ pour faire un profit. Fabriquer un t-shirt en chine coûte 20€ et nous est vendu 40€. En achetant le t-shirt chinois, le consommateur français économise 20€, qu’il peut consacrer à acheter autre chose (place de cinéma, glace, etc.). Son pouvoir d’achat augmente donc; il gagne relativement plus sans travailler plus. Le chinois, lui, a empoché un bénéfice de 20€. Mais ce n’est pas tout. Les 40€ qu’aurait dépensés une entreprise française pour fabriquer le t-shirt sont désormais consacrés à fabriquer autre chose, mais de manière plus efficace. Quoi donc? Des parfums par exemple. Chez LVMH. Pour des chinois, par exemple. En effet, il vaut mieux, avec ces 40€, fabriquer un parfum vendu 70€ qu’un t-shirt vendu à 60€: dans le premier cas, la valeur ajoutée (richesse créée) est de 30€, dans le second cas de seulement 20€. En France, les 40€ sont donc plus efficaces chez un parfumeur que chez un fabricant de t-shirt, comme le boulanger est plus efficace que moi pour faire le pain. Cette efficacité se traduit au cours du temps par des salaires, des revenus des fournisseurs de parfumeurs, et des rémunérations d’actionnaires (qui achètent de maisons et des services) qui enrichissent le pays. Certes, le commerce avec la Chine entraîne un effet négatif immédiat, la perte d’emploi chez le fabricant de t-shirt, tandis les effets bénéfiques de ce commerce sont progressifs. Mais le bilan global est positif, l’absence de commerce appauvrirait les deux parties. Dès lors, la question ne doit pas être d’interdire ou de limiter ce commerce, mais éventuellement d’accompagner le secteur du t-shirt en facilitant sa reconversion (ce que Bastiat admettait volontiers).
En conclusion, nous avons tout intérêt à développer le commerce avec la Chine, et plus généralement l’étranger. Directement parce qu’importer des produits moins chers (t-shirts) améliore le pouvoir d’achat des français, et indirectement parce que la spécialisation induite sur des industries où nous créons plus de valeur ajoutée renforce nos secteurs d’excellence et donc notre industrie et donc notre emploi. Le slogan « produire français » est donc stupide parce qu’il ramène la pensée économique au mercantilisme qui voit l’économie comme un jeu à somme nulle alors que les deux parties tirent généralement avantage d’une une transaction commerciale équilibrée. Ce slogan est aussi dangereux parce qu’il nous détourne des vraies questions que sont les sources de la faiblesse du tissu industriel français et son inadaptation à la concurrence internationale, à de notables exceptions près, comme LVMH. De nombreux pays profitent de la mondialisation parce qu’ils savent en tirer les avantages, nous semblons n’en subir que les inconvénients. Défendre des secteurs en déclin et des entreprises non concurrentielles est une manœuvre tactique et médiatique peut-être payante à court terme, mais sans espoir à long terme. Soixante ans après, l’observation de Léon Blum reste ainsi vraie: « Tandis que la règle du capitalisme américain est de permettre aux nouvelles entreprises de voir le jour, il semble que celle du capitalisme français soit de permettre aux vieilles entreprises de ne pas mourir. »
Source: philippesilberzahn.com
Sur le protectionnisme, voir mon billet sur l’affaire Ingenico.