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La « divergence des territoires » selon Laurent Davezies et Thierry Pech : une erreur d’analyse

 

Le Monde.fr | 29.06.2015 à 16h22 • Mis à jour le 29.06.2015 à 16h27 | Par Michel Grossetti (Directeur de recherches au CNRS et directeur d’études à l'EHESS) et Olivier Bouba-Olga (Professeur à l’université de Poitiers)

Dans une tribune publiée par Le Monde du 24 avril 2015 (« Les territoires sont de plus en plus divergents »), Laurent Davezies et Thierry Pech reprennent une analyse qu’ils avaient déjà présentée dans une note de Terra Nova et qui repose sur une erreur d’interprétation.

Leur analyse peut se résumer ainsi à partir de ce qu’ils écrivent : « les inégalités interrégionales de création de richesses – mesurées par le produit intérieur brut (PIB) par habitant – recommençaient à progresser, poussées par la mise en concurrence mondiale généralisée, la course à l’innovation et le basculement d’une économie de production matérielle vers une économie immatérielle (…) Depuis 2000 jusqu’à aujourd’hui, ce rythme [de variation de l’emploi salarié privé] est désormais corrélé à la taille des villes  : plus elles sont grandes, plus forte est leur dynamique ».

Ils considèrent que, dans une économie mondialisée, les grandes métropoles sont les seules à permettre un niveau de créativité et de productivité suffisant pour connaître un véritable développement économique.

Effet de composition

Commençons par remarquer que la surproductivité apparente des « métropoles » est principalement due à l’agglomération parisienne. Les autres grandes villes françaises ne sont pas homogènes et sont loin de présenter une différence de produit intérieur brut (PIB) par habitant aussi importante relativement à d’autres entités spatiales (pour des précisions, voir notre texte, « l’avantage économique apparent des métropoles : un problème de méthode de calcul ? »).

Nous pouvons donc concentrer notre raisonnement sur la spécificité de la région capitale. Le principal problème des propos de Davezies et Pech est que le PIB régional ne mesure pas le dynamisme économique intrinsèque d’une région : il s’agit simplement d’un indicateur statistique agrégé qui reflète en réalité plutôt les inégalités salariales. En effet, l’Insee, comme d’autres organismes statistiques, calcule le PIB régional en ventilant la valeur ajoutée déclarée par les entreprises présentes dans plusieurs régions selon la masse salariale relevant de chacune de ces régions.

La différence de productivité moyenne apparente ne résulte pas mécaniquement de la taille de l’agglomération parisienne comme Davezies et Pech semblent le croire, elle s’explique en réalité pour l’essentiel (le reste étant un simple effet du coût local de la vie, pour le logement en particulier) par un effet de composition.

Si l’Ile-de-France semble particulièrement productive, c’est parce qu’elle comprend beaucoup d’emplois de service liés à la présence de sièges sociaux de grands groupes, de ministères et grandes administrations et de secteurs d’activité rares tels que ceux de la finance ou des industries culturelles. C’est aussi parce qu’elle concentre des services à la personne relevant du luxe, dont la présence est due à la présence de populations à très hauts revenus dans certaines parties de la région (Neuilly, certains arrondissements parisiens).

Très hautes rémunérations

A cette composition des branches d’activité s’ajoute celle des types d’emplois. La région parisienne concentre tout particulièrement les très hautes rémunérations, celles des cadres de la finance et celles de cadres dirigeants.

Si l’on calcule les différences de salaire moyen entre l’Ile-de-France et les autres régions, on découvre que les deux professions qui présentent les plus gros écarts sont les « cadres des marchés financiers » et les « chefs de grande entreprise de 500 salariés et plus ». Or ce sont ces emplois, notamment ceux de la finance, dont les salaires ont connu la plus forte progression dans la période récente (Olivier Godechot, « Financiarisation et fractures sociospatiales », L’année sociologique, 2013, 63, n°1, p. 17-50).

C’est pourquoi l’Ile-de-France est également marquée par des inégalités de revenus importantes : « Les disparités sont les plus marquées en Ile-de-France, particulièrement dans les départements de Paris et des Hauts-de-Seine », écrivent Anne-Thérèse Aerts, Sandra Chirazi et Lucile Cros dans une note très éclairante de l’Insee (« Une pauvreté très présente dans les villes-centres des grands pôles urbains », Insee première, n° 1552, juin 2015).

Pour le dire autrement, Laurent Davezies et Thierry Pech croient voir des différences de productivité là où il y a surtout des inégalités de revenus. Pourquoi certains emplois ou activités sont-ils particulièrement présents en Ile-de-France et absents ou plus rares dans les autres régions françaises ?

Affirmations simplificatrices

L’Ile-de-France présente deux caractéristiques, qui résultent d’une construction historique de longue durée : d’une part, c’est la capitale d’un pays dont l’administration est à la fois très centralisée et très concentrée — les ministères et la plupart des administrations centrales y sont regroupées —, et d’autre part, c’est une grande agglomération très accessible, ce qui en fait un contexte favorable pour des activités à marché mondial relativement rares (entre autres la finance et la mode).

Notons toutefois que ces deux caractéristiques ne sont pas nécessaires à l’obtention d’un chiffre élevé du PIB régional par habitant : selon Eurostat, en Europe, la région de Groningen (petite région rurale et universitaire des Pays-Bas accueillant le siège social du principal transporteur de gaz en Europe, Gasunie) a un ratio plus élevé. Le PIB moyen par habitant est un indicateur statistique résultant de la composition d’activités différentes dont certaines sont présentes dans telle ou telle région à cause de processus historiques de long terme.

C’est une erreur de l’interpréter comme un effet de la concentration de population qui serait homogène sur toutes les activités, de même que c’est une erreur de faire comme si les régions étaient des compétitrices indépendantes alors qu’elles entretiennent des interdépendances considérables, surtout dans un pays comme la France.

Il serait temps d’en finir avec la répétition d’affirmations simplificatrices sur le surcroît de productivité lié à la taille des agglomérations. Répéter à l’infini une analyse erronée ne la rend pas plus juste. Il vaudrait mieux analyser les logiques historiques, sociales et économiques qui ont conduit à la répartition spatiale des activités que nous observons actuellement et sur les logiques qui sont en train de faire évoluer cette répartition, des logiques qui sont bien loin de se réduire à une opposition entre les « métropoles » et le reste du pays.

 

Source lemonde.fr