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Le sage montre la lune, le fou regarde le doigt
Face A la mondialisation, à la démographie du Sud et au djihadisme, un nouveau contrat est nécessaire dans cette Europe brisée. POINT DE VUE de Pierre Lellouche député LR


Après le Brexit : refonder quoi et comment ?

L'Europe à 28 — et désormais à 27 — se meurt, ce n'est pas seulement, comme on l'entend le plus souvent, parce qu'elle paye son fédéralisme technocratique, l'omniprésence et  l'incompétence de sa bureaucratie et de ses institutions, trop éloignées des peuples. Le diagnostic, hélas, est bien plus sévère. Si l'Europe est mortelle, si les peuples, référendum après référendum, la rejettent, c'est parce que l'entreprise de construction européenne a, depuis longtemps, perdu son substrat géopolitique.

Historiquement, l'Europe, on l'a oublié, est née des ruines de la Seconde Guerre mondiale, et surtout du partage territorial de la guerre froide, qui en est résulté. La Communauté européenne du charbon et de l'acier (1952), la conférence de Messine (1955), les traités de Rome (1958) sont le résultat direct de la partition du continent, de la peur des Européens de l'Ouest face à l'Union soviétique, et de la mise en place du parapluie sécuritaire américain. Aussi déplaisant que cela puisse paraître à certains, l'Europe est bien la fille du plan Marshall (1947) et, surtout, du retour en force des Américains par la création de l'Otan en 1949.

Ce socle de sécurité américaine, combiné à la volonté de réconciliation franco-allemande, a fourni les fondations sur lesquelles la maison commune européenne a pu être construite étape après étape. En bons chrétiens-démocrates, les pères fondateurs de l'Europe, de Schuman à Adenauer, n'envisageaient l'Europe que dans ce cadre atlantique, garanti par la présence de 300 000 soldats américains en Europe et d'une panoplie d'armes nucléaires américaines déployées sur le continent. C'est cette Europe-là, amputée d'une bonne partie de son territoire, et avecune moitié d'Allemagne, qui a pu combiner son ancrage dans le système atlantique, avec un pilotage franco-allemand à peu près équilibré, dans lequel la "séniorité nucléaire française" contrebalançait la supériorité économique de l'Allemagne.

Ce système a disparu avec la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, et la réunification de l'Allemagne, tandis que disparaissaient, en même temps, les fondements géopolitiques de la construction européenne de l'après-guerre. Vingt-cinq ans plus tard, la menace soviétique a disparu (malgré la crise ukrainienne) et le retrait américain est essentiellement acte" (MM. Obama et Trump sont au moins d'accord sur ce point !). Et surtout, trois défis civilisationnels nouveaux et majeurs sont apparus dans l'intervalle, auxquels l'Europe n'a pas su ou pu répondre.

Le premier défi est celui de la mondialisation, avec l'irruption de la Chine et de l'Asie, et la délocalisation brutale qui en est résultée, de dizaines de millions d'emplois partis d'Europe. L'Europe du chômage de masse, celle qui tremble devant un éventuel traité de commerce transatlantique, celle qui s'apprête pourtant à accorder à la Chine le statut d'économie de marché, en est le résultat.

La révolution démographique au sud de l'Europe, avec le doublement de la population africaine depuis les années soixante et un nouveau doublement d'ici à 2050, constitue le deuxième défi civilisationnel, qui se traduit par des mouvements migratoires sans précédent dans l'histoire, du sud vers le nord. Incapable d'accompagner le développement de l'Afrique, qui atteindra très vite deux milliards d'hommes, de contenir la pression démographique, et de tenir ses frontières, l'Europe a vu débarquer sur son sol, sans contrôle, l'an dernier, 1,8 million de migrants. Et nous ne sommes qu'au début du phénomène !

Face à la montée du totalitarisme islamique, la «réponse» européenne a mis en évidence une faillite totale, tant des institutions que des États.
Le troisième défi civilisationnel, en même temps que sécuritaire, est l'avènement d'un djihadisme mondialisé et du terrorisme de masse sur le sol même de l'Europe. Ici, la révolution géopolitique est la suivante : l'Europe et le Moyen-Orient forment désormais un seul et unique théâtre stratégique, où nous importons à présent sur notre sol les conflits d'un Moyen-Orient et d'un monde musulman durablement déstabilisés par la montée irrésistible du totalitarisme islamique. Face à ce défi, le moins qu'on puisse dire est que la "réponse" européenne a mis en évidence une faillite totale, tant des institutions que des États. Les Européens, à l'exception de la France, sont désormais inexistants au Proche-Orient. La libre circulation sur le continent s'est transformée en libre circulation des terroristes; quant à la coopération dans la lutte antiterroriste au niveau européen, elle est elle aussi tout simplement inexistante, comme les attentats de Paris, ordonnés depuis Raqqa et organisés en Belgique, l'ont démontré.

Le résultat de ce triple défi manqué est là : l'Europe s'est brisée en trois morceaux. Les pays du Sud n'en peuvent plus de la mondialisation et des sacrifices induits par les disciplines pourtant nécessaires de la zone euro ; les pays de l'Est européen rejettent l'immigration essentiellement musulmane et entendent rester des nations ethniquement "blanches" et chrétiennes ; quant aux États du Nord, de la Hollande au Danemark en passant par la Suède, l'Autriche et même l'Allemagne, elles n'entendent plus payer à fonds perdus pour l'Europe du Sud, dont la France, par son incapacité à se réformer, fait désormais partie à leurs yeux.

Si l'on veut bien garder à l'esprit cette lecture de la géopolitique européenne depuis soixante-dix ans, on doit craindre que le divorce anglais ne soit que le premier étage d'une implosion beaucoup plus grave, si rien n'est fait pour adapter ce qui reste du "rêve européen" aux défis civilisationnels fondamentaux auxquels nous sommes désormais confrontés. Pour qu'une organisation des États européens ait une chance de renaître dans les mois et les années à venir, il faudra d'abord qu'elle évite de tomber dans le piège de l'enlisement sur les conditions du retrait britannique vers lequel les Anglais chercheront à nous entraîner, en profitant de l'indécision de Mme Merkel et de tout qu'elle soit capable de répondre efficacement aux trois défis suivants :

Qui sont les États désireux et capables de s'organiser sur le plan fiscal, social et économique, pour relever ensemble le défi de la mondialisation ? Et l'on voit bien que, de ce point de vue, la zone euro à 19 ne pourra pas perdurer, à moins que l'Allemagne n'accepte de la financer ad vitam aeternam.
Si refondation il doit y avoir, elle passera par un nouveau contrat sur l'essentiel, entre un très petit nombre d'États.
Qui sont les États qui sont d'accord à la fois pour fermer les frontières européennes et, en même temps, tendre la main à l'Afrique et à la Méditerranée avec une politique de développement totalement repensée, conditionnée notamment sur le contrôle des naissances dans l'Afrique musulmane ?
Enfin, qui sont les États vraiment désireux de se battre contre l'islamisme radical à sa source, comme sur notre continent ?

Les réponses sont dans les questions.

Si refondation il doit y avoir, elle passera, on le voit bien, par un nouveau contrat sur l'essentiel, entre un très petit nombre d'États, le reste du continent devenant alors une union douanière beaucoup plus lâche et beaucoup moins rigide sur le plan institutionnel, un "deuxième cercle" qui pourra, à son tour, s'ouvrir à un "troisième cercle" : celui des relations commerciales et politiques avec la Turquie et la Russie.

Seule la France pourrait porter une telle impulsion. Mais elle ne pourra le faire qu'après 2017. Reste à savoir si l'édifice fracturé d'aujourd'hui pourra tenir jusque-là, avec les quelques rustines que, dans la panique actuelle, les États essaieront de bricoler. Au risque d'entraîner une spirale de dislocation financière et politique encore plus forte.

Source: 7 juillet 2016 Valeurs actuelles