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Le fantasme Macron

Le Monde | 12.11.2015 à 06h54 • Mis à jour le 12.11.2015 à 16h34 | Par Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin

 

Emmanuel Macron à Paris en octobre 2015.

Henry Hermand est un homme de 91 ans : voilà peut-être pourquoi il est pressé. Cet ancien mendésiste et rocardien fidèle, chef d’entreprise enrichi par la grande distribution, est depuis toujours l’un des mécènes de la gauche. Enfin, de la gauche la plus moderne. Il a ainsi financé plusieurs think tanks, de La République des idées, présidée par Pierre Rosanvallon, jusqu’à Terranova, cette boîte à idées qui fit scandale, juste avant la présidentielle de 2012, en conseillant au PS de se concentrer sur l’électorat féminin, jeune et immigré, davantage que sur la classe ouvrière. Les bureaux d’Henri Hermand ont longtemps abrité Le 1, hebdomadaire fondé par l’ancien directeur du Monde Eric Fottorino, dont Hermand est l’un des généreux fondateurs. Maintenant que le petit journal a déménagé, les locaux s’apprêtent à accueillir une mystérieuse association de soutien à… Emmanuel Macron.

En ce mois de novembre, tandis que le jeune ministre de l’économie de François Hollande défend sur les estrades ou devant les internautes, avec l’aisance d’un Steve Jobs à la française, sa loi Noé sur les Nouvelles opportunités économiques, égrenant les exemples concrets mais éludant toute question sur la présidentielle de 2017, ses amis s’activent dans l’ombre. Un site Internet, un appel à candidatures et une liste de dix personnalités, toutes issues de la société civile, n’attendent que le top de départ et le moment idoine (avant Noël ? après les régionales ?) pour le soutenir. Seul Michel Rocard a décliné : Manuel Valls est son protégé depuis les années 1980, il ne veut pas sembler choisir un rival. Il a promis cependant de ne pas critiquer publiquement ce jeune Macron, qu’il estime et qui l’avait convié, seul politique, à son mariage.

Cela fait onze ans que le mécène Hermand a repéré ce jeune khâgneux, diplômé de Sciences Po et de l’ENA, qui effectue l’un de ses stages d’élève haut fonctionnaire chez le préfet de l’Oise. Il l’a pris sous son aile, l’invitant en vacances à Tanger, l’aidant à acheter son premier appartement parisien. « Il n’a jamais pris une décision importante sans m’en parler », assure celui qui fut témoin de son mariage en 2007. C’est d’ailleurs sur ce grand patron, chrétien progressiste, que, le 18 décembre 2013, Macron a testé au Lancaster, un palace proche des Champs-Elysées, quelques-unes des mesures du pacte de responsabilité, ces mesures qui doivent alléger le coût du travail, simplifier les procédures et relancer la compétitivité française, véritable tournant politique du quinquennat de François Hollande, auquel Macron pensait depuis un an avec l’industriel Louis Gallois.

« On fondera un parti à la manière du Ceres d’autrefois, comme une tendance du PS, puis on portera la candidature de Macron à la présidentielle… », s’enthousiasme Hermand, malgré son âge. Les banquiers Jean Peyrelevade et Henri Moulard, ou encore Pascal Lamy, l’ancien patron de l’OMC, ont été sollicités, mais restent prudents. Ils connaissent trop leur VRépublique pour ignorer que ces coalitions de « progressistes » de tous bords sont souvent des mirages. Ils savent aussi combien il est difficile de se lancer dans l’arène politique sans mandat et, plus encore, sans parti. « Mendès France, Rocard et Bayrou ont échoué, soupire Peyrelevade. Mais il faut être capable de saisir l’occasion qui se présente. Si Marine Le Pen arrive au second tour, le nouveau président de la République, qu’il soit de droite ou de gauche, devra “ouvrir”. Emmanuel pourrait alors devenir l’une des personnalités de la recomposition. » A contexte historique hors normes, dispositif exceptionnel.

Qu’importe si l’appel reste confidentiel et sa réalisation aléatoire : ce qui compte, c’est que le scénario ait germé dans la tête de quelques-uns. Depuis qu’il a été nommé, le 26 août 2014, Emmanuel Macron est devenu le plus populaire des ministres de François Hollande, derrière le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian, et a fait son entrée dans le « Top 6 » des personnalités de gauche du baromètre IFOP-Paris Match. Mieux que la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, cette autre trentenaire qui « ringardise » les quinquas comme Manuel Valls et même quelques quadragénaires. « Macron, la nouvelle coqueluche du Tout-Paris », a lancé le frondeur Benoît Hamon.

Emmanuel Macron à Paris en octobre 2015.

On le caste dans tous les scénarios

On l’imagine de tous les camps, à droite, à gauche, au centre, en vacances chez Untel en Corse, ou en villégiature à l’île de Ré, comme un personnage de jeu vidéo. On le caste dans tous les scénarios : pourquoi pas une « coalition rassemblant la gauche de la droite et la droite de la gauche avec Juppé à l’Elysée et Macron à Matignon » ?, rêve tout haut l’ancien patron de Saint-Gobain Jean-Louis Beffa. Il affole les sondeurs, car « il séduit tout le monde, de 7 à 77 ans », s’émerveille le banquier François Henrot, qui fut sa bonne fée chez Rothschild. « Il est celui dont [le club] le Siècle a toujours rêvé : homme de gauche faisant une politique de droite, jeune rassurant pour les vieux », conclut un habitué des dîners du pouvoir. Emmanuel Macron a le charme d’un fantasme.

Un fantasme, c’est un rêve qu’on nourrit en secret, un désir qui n’a pas encore de réalité. Macron est né en 1977 à Amiens, a passé ses week-ends sur la côte d’Opale au Touquet (Pas-de-Calais), où il a une cabine de plage, skié l’hiver à La Mongie (Hautes-Pyrénées), dans la haute vallée de Bagnères chez ses grands-parents maternels. Mais c’est partout en France qu’élus Républicains et socialistes l’imaginent, caché dans une liste aux élections régionales, candidat aux futures législatives de 2017 ou aux municipales de 2020. « Emmanuel, c’est il est passé par ici, il repassera pas là” », sourit en fan le président du groupe socialiste au Sénat Didier Guillaume, qui le conseille sur son « atterrissage ».

Il a suffi que, dimanche 8 novembre, lors du « 20 heures » de France 2, le ministre évite, face à Laurent Delahousse, de choisir entre le PSG et l’Amiens SC dans un questionnaire à la Proust, et tranche en faveur de l’OM pour qu’à nouveau l’appareil du PS s’interroge : et si un jour Macron allait prendre Marseille, cette ville dirigée depuis vingt ans par Jean-Claude Gaudin ? Depuis que le maire de Lyon, Gérard Collomb, 73 ans en 2020, a convié Macron aux universités d’été des « réformateurs », puis aux Journées de l’économie, et enfin à plancher devant 400 militants socialistes du Rhône, on l’imagine aussi, c’est sûr, si, si, forcément, candidat dans la troisième ville de France. « J’ai des successeurs en piste, dément Colomb. Najat Vallaud-Belkacem est prête pour Villeurbanne, la circonscription la plus sûre pour la gauche. Mais, c’est vrai, il faut qu’il s’enracine. »

Se brûler les ailes

Un temps, il avait rêvé de s’implanter au pied des Pyrénées. C’est du moins ce que croit comprendre Jean Glavany, 65 ans, en lisant les articles qui commencent à fleurir lorsque le jeune homme est nommé secrétaire général adjoint de l’Elysée, en 2012. « Au cinquième portrait, j’ai pris mon téléphone et je lui ai dit : “N’est-ce pas plus simple d’en parler ?” Il m’a invité à dîner, à l’automne 2013. Oui”… mais non”… je ne comprenais pas très bien ce qu’il voulait. »

Un peu avant, en 2004, le jeune Macron avait déjà fait la tournée des maires du Pas-de-Calais. Une prospection, encore, comme une étude de marché qui ne dirait pas son nom. « Il venait de sortir de l’ENA quand il est venu me voir à Etaples », raconte Pierre-Georges Dachicourt, qui était alors le président du Comité national des pêches. « Il avait envie de se faire les dents en politique. Le Touquet était aux mains d’un dinosaure, Léonce Deprez. Je lui ai conseillé de ne pas se brûler les ailes trop tôt », raconte ce pêcheur devenu adjoint au maire de Berck-sur-Mer.

Emmanuel Macron à Paris en octobre 2015.

Il évite d’ailleurs, à ses débuts, de prendre trop ostensiblement parti. « Je n’ai jamais aimé Sarkozy, il a un problème de vulgarité et de rapport à la République », confie Emmanuel Macron, assis sur le canapé de son bureau de Bercy. En 2008, il accepte tout de même de devenir le rapporteur adjoint de la commission Attali, installée par le nouveau président de droite pour relancer la croissance économique du pays. L’expérience fera office de déniaisage et de plate-forme politique : il y laisse sa marque (sept ans après, qui se souvient du nom de la rapporteuse en titre ?) et s’attire, grâce à sa bienveillance et à son sens de la synthèse, toutes les sympathies. « Jacques aimait les rituels et les tribus. On se retrouvait souvent chez lui ou ailleurs », raconte Geoffroy Roux de Bézieux, aujourd’hui vice-président du Medef, pour décrire cette petite bande qui va nourrir le carnet d’adresses du jeune homme – tous ces grands patrons qu’il va ensuite recevoir à Bercy : l’avocat d’affaires Jean-Michel Darrois, le parrain des entreprises Claude Bébéar, l’ex-directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn devenu gouverneur de la banque de France François Villeroy de Galhau, l’économiste Philippe Aghion, mais aussi le directeur de Valeurs actuelles, Yves de Kerdrel, un ami avec lequel il continue à échanger des SMS. Et enfin le banquier Serge Weinberg.

C’est ce grand banquier qui, avec Jean-Pierre Jouyet, parrain du jeune Macron à l’Inspection des finances, le recommande à David de Rothschild, qui l’engage immédiatement, en 2008. Une seconde pépinière, cette banque Rothschild, où depuis Georges Pompidou viennent se réfugier anciens ou futurs politiques, comme Grégoire Chertok, l’ami de Jean-François Copé et Laurent Wauquiez. « Une maison florentine, où les amitiés sont rares, où on fait du business autour d’un verre de cognac, à l’ancienne, mais où on termine chaque mail par : bien à toi” », raconte un associé-gérant. Un lieu d’humiliations quotidiennes, aussi. Son condisciple de l’ENA et successeur à la banque Sébastien Proto, qui continue de conseiller Nicolas Sarkozy, « les évacuait en faisant de la boxe thaï », rapporte la rumeur maison.

La promesse d’un malheur certain

Macron est entré au bas de l’échelle, mais il est rapidement promu associé gérant et conclut, en 2012, un deal à 9 milliards d’euros entre Nestlé et Pfizer qui restera dans les annales de Rothschild. Avec son sens de la psychologie et un brio certain, le trentenaire a vampé le sexagénaire Peter Brabeck, président de Nestlé, qui ne jure plus que par lui. « Au moins j’ai fait un métier, plaide-t-il, alors que le Front de gauche oublie son nom pour l’appeler « le-banquier-de-chez-Rothschild. J’ai appris la vie des affaires, le commerce, c’est tout un art. J’y ai découvert l’international, et un savoir-faire financier qui me sert aujourd’hui. » Il y gagne aussi 2 millions d’euros. Il est loin le temps où l’étudiant fauché se faisait inviter à dîner, rue Mouffetard, par Robert Piumati, un riche patron « rouge » que lui a présenté son ami le futur économiste Marc Ferracci. Piumati : encore un mécène, encore un septuagénaire séduit par « Emmanuel » et prêt à l’aider.

C’est l’époque où il en a besoin. L’âge de sa seule révolte. A 16 ans, élève de première, lauréat du concours général de français, Emmanuel Macron est tombé amoureux de sa professeure de français, Brigitte Trogneux, mère de trois enfants et de vingt ans son aînée. Toute la France connaît aujourd’hui la romance qui plaît tant à l’électorat féminin. On sait moins qu’Emmanuel a dû quitter la maison familiale et s’exiler à Paris, protégé par sa grand-mère Germaine, une ancienne principale de collège. Elle lui trouve un toit dans la capitale pour sa terminale au lycée Henri-IV.

L’un et l’autre médecins – son père est chef du service de neurologie au CHU d’Amiens, sa mère médecin-conseil à la Sécurité sociale –, les parents d’Emmanuel Macron ont voulu éloigner leur fils de ce qu’ils tiennent pour la promesse d’un malheur certain.

« Une blessure, pour cet être si sensible, si social, si solaire », raconte Aurélien Lechevallier, conseiller diplomatique d’Anne Hidalgo à la Mairie de Paris. Il fut l’un de ses premiers amis parisiens et celui qui l’entraîna en prep’ENA.

Il y a toujours des groupes d’amitié dans une génération d’énarques. Huit copains se retrouvent dans cette promo Senghor, qui refuse officiellement le classement de sortie mais a pourtant essaimé dans les cercles du pouvoir en fonction des rangs de chacun. Huit « académiciens », dit aujourd’hui la petite bande en ressuscitant les souvenirs de leurs happy hours à l’Académie de la bière, dans le quartier de la Petite France de Strasbourg, énumérant leurs blagues potaches comme s’ils étaient montés sur les barricades. Deux filles d’abord, Sibyle Petitjean – elle a, depuis, épousé Sébastien Veil, le petit-fils de Simone, et deviendra comme son mari conseillère de Nicolas Sarkozy – et Eléonore Von Bardeleben, en poste à la Cour de justice de l’Union européenne. Et puis six garçons aux noms pas tout à fait inconnus.

Trois d’entre eux ont rejoint la Mairie de Paris, cette couveuse de haut fonctionnaires : Mathias Vicherat, devenu le directeur de cabinet d’Anne Hidalgo ; « le diplomate » Aurélien Lechevallier ; et Frédéric Mauger, conseiller finances et budget de la municipalité. Mais la bande compte aussi, venu d’une famille maurrassienne, Aymeric Ducrocq, l’un des directeurs de l’industrie à l’Agence des participations de l’Etat. Et enfin Gaspard Gantzer, le futur conseiller en communication de François Hollande.

Emmanuel Macron à Paris en octobre 2015.

Chez les « Senghor », droite et gauche se mêlent sans gêne ni oukases : pour cette génération qui passe le bac après la chute du mur de Berlin, c’est cohabitation, amitiés transcourants et couples mixtes depuis toujours. La petite troupe connaît ainsi les idées libérales et le franc-parler de Brigitte Trogneux, issue d’une famille de la bourgeoisie provinciale, une dynastie de chocolatiers d’Amiens qui a toujours pignon sur cathédrale et n’a jamais cessé de dénoncer carcans, archaïsmes ou avantages acquis. Fin mai, la bande tout entière s’est retrouvée pour dîner chez « Manu », à Bercy. « Deux événements ont marqué notre promo : le 11 septembre 2001, et, bien sûr, le 21 avril 2002 », raconte Gaspard Gantzer. Plusieurs croient d’ailleurs savoir que, ce jour-là – il votait pour la première fois à une présidentielle –, « Manu » aurait mis un bulletin Chevènement dans l’urne du premier tour – fin d’une période qui l’a conduit d’un stage chez Georges Sarre à une virée, en 1998, à l’université d’été chevènementiste.

Il admire le grand homme mais reste un européen farouche, comme sa génération de hauts fonctionnaires. Costumes façon Hedi Slimane ajustés sur les hanches, pantalons étroits qui laissent entrevoir des chaussures anglaises ou italiennes cousues main, bracelets brésiliens au poignet, Coca zéro sur la table basse, il possède les codes de la jeunesse mondialisée. Quand leurs aînés aimaient, pour se donner un genre, revendiquer un passage éclair à la LCR (comme Denis Olivennes ou Pierre Moscovici), les plus à gauche d’entre eux, tel Mathias Vicherat, présentent leurs brevets de sympathie pour Attac. « Les trotskistes, c’est pas le truc d’Emmanuel. Nous, on a le bréviaire marxiste, lui, il a Paul Ricœur », dit Julien Dray, qui, à la surprise de ses camarades du PS, défend Macron depuis toujours.

Paul Ricœur. Une autre figure tutélaire dans la légende – vraie – d’Emmanuel Macron. Ricœur cherche un étudiant pour vérifier des références bibliographiques. Macron deviendra « comme un fils pour lui », l’aidant à écrire (un incipit en atteste) La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (Seuil, 2000), se souvient son assistante et amie Catherine Goldenstein. Ricœur, c’est l’art du possible et du pragmatisme de l’action. Avec lui, Macron fait son entrée dans les groupes de réflexion de la deuxième gauche de Manuel Valls.

Mais, tandis que le premier, « sympathisant socialiste » qui n’a pas renouvelé sa carte, réfléchit avec la revue Esprit, le second court les journées d’été du PS et grimpe les cages d’escalier des cités de l’Essonne. Pendant qu’à Matignon, de 1997 à 2002, Valls se dépense sans compter pour Lionel Jospin et sa dream team de la gauche plurielle, Macron, à peine 20 ans, écrit au premier ministre « pour partager des idées ». Ces deux-là naviguent dans les mêmes eaux du réformisme. Sauf que l’un passe ses week-ends dans les meetings, tandis que l’autre rejoint Brigitte au Touquet.

« Tu es un oxymore »

C’est cette façon de s’imposer dans le paysage, sans s’embarrasser du protocole ni des étapes obligées du cursus traditionnel qui agace tant l’appareil socialiste. « Il est arrivé à Bercy sans jamais avoir fait de politique », persiflent ses ennemis. Il hérisse l’aile la plus frondeuse du Parti socialiste. « J’en ai entendu, dans les porte-à-porte, des gens qui disaient : “Si vous ne nous défendez pas contre le travail du dimanche, on votera FN”, souligne la députée des Hautes-Alpes Karine Berger. Au bureau national du PS, les élus se plaignent : “Il nous fait perdre les élections”. » On lui reproche de ne jamais se soucier du calendrier électoral, lui qui n’a ni attache municipale ni législative. « Ce dont je suis sûre, c’est qu’il n’est pas une valeur pour la gauche », dit la maire de Paris, Anne Hidalgo. « Change de cheval ! », a-t-elle lancé à Pascal Lamy, qui lui vantait son « poulain ». Et Martine Aubry lors d’une conférence de presse à Lille, le 23 septembre, comme à bout d’argument : « Macron, comment dire ? Ras le bol ! Ras le bol ! »

Le jeune ministre s’est tu. Par caractère ou par indifférence, il ne répond qu’à la droite. Même en privé, il reste courtois. Un soir, le comédien Fabrice Luchini, qui a succombé à son charme, vient dîner à Bercy. L’admirateur de Céline et de Philippe Muray le taquine : « J’aimerais bien être de gauche, mais ça a l’air extrêmement difficile… » Brigitte rit. Macron sourit : « Oui, ce n’est pas un divertissement très câlin, effectivement. »

« Emmanuel, c’est Uber contre les taxis parisiens », juge l’économiste Philippe Aghion, qui l’apprécie. Le patron du PS, Jean-Christophe Cambadélis, a aussi trouvé sa formule pour cet ovni en politique. Macron ? « Une start-up », avec sa mobilité et ses échéances à court terme. « Il incarne la gauche post-historique, pro-business et sociétale. Il n’est pas politique dans le sens où il construirait une stratégie : d’ailleurs, il est éberlué lorsqu’on l’utilise contre Valls. » Après quelques déclarations chocs – contre les 35 heures par exemple – qui ont mis sens dessus dessous son parti, « Camba » convoque le ministre et ose ses questions old school : « Tu veux être socialiste ? – Non. – Tu veux t’implanter ? Tu veux être candidat ? Qu’est-ce que tu veux ? – Je ne sais pas. – Si tu veux changer le logiciel du PS, alors il faut le dire. »

Emmanuel Macron s’abstient de le « dire » trop haut, mais il veut, de fait, le changer. Le 4 juillet, en marge du Forum Ambrosetti, une sorte de mini-Davos italien, sur les bords du lac de Côme, il l’explique dans un anglais parfait aux journalistes de la chaîne de télévision américaine CNBC : « Nous menons une politique vigoureuse de redressement, de compétitivité et de soutien aux entreprises et cela crée beaucoup de problèmes, spécialement au Parti socialiste, parce que nous en changeons l’idéologie. Nous le changeons et le modernisons. » Son cabinet aime raconter cette scène, filmée par une caméra, où une militante de la CGT, outrée par la sortie du ministre sur les fonctionnaires, dont le statut ne serait « plus adéquat », finit par lâcher, désarmée : « Vous parlez bien. Vous avez de jolis yeux aussi. » Comme si le visage souriant du ministre et ses dents du bonheur offraient, au fond, la meilleure parade en ces temps de grande dépression zemmourienne.

« On peut le plonger dans n’importe quel milieu, si les militants l’attendent avec des fourches, ils repartent avec un selfie », sourit le sénateur socialiste Didier Guillaume. « Tu es un oxymore, un Giscard sympathique », l’a encouragé un jour Alain Minc. « Je vais continuer », a assuré Macron au Festival du Monde, le 29 septembre. Sa tactique est rodée : à intervalles réguliers, comme pour « installer une petite musique », il touche à l’un des tabous de la gauche. Puis fait silence devant l’émoi qu’il suscite, mais ne se dédit jamais. Toutes ses interviews sont systématiquement relues par l’Elysée et Matignon ? Il s’arrange pour décoiffer les socialistes à l’oral et en direct. « Le libéralisme est une valeur de la gauche »« Il faut qu’il y ait des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires »« Rémunération des fonctionnaires au mérite »… Autant de cailloux posés sur la voie qui mène la France vers le réformisme, à la traîne, dit-il, de ses voisins européens.

Il a d’autres provocations en stock pour les mois à venir, même si, pour l’heure, aucune de ses saillies n’a jamais eu de traduction concrète. « Je n’ai pas réussi à faire sauter les grands corps, mais je n’ai pas renoncé », lâche-t-il ainsi dans son bureau. Lorsque le président lui a proposé le ministère de l’économie, il était en train de faire du vélo au Touquet. « J’ai demandé une heure de réflexion. Je voulais être sûr d’être libre et de pouvoir agir. Il sait que je ne suis pas un homme de conflit, mais que je peux partir. » Les intimes qui connaissent son exil parisien, à 16 ans, ont compris qu’il n’avait pas peur de l’autorité ; en 2007, ce sont ses parents qui ont rendu les armes pour écouter, conquis et émus, le discours de marié de leur fils sur « la force des évidences ».

Il se tient à distance des puissants réseaux auxquels se sont adossés ses prédécesseurs, tel DSK : la franc-maçonnerie et le conseiller en communication Stéphane Fouks. Henri Proglio en a fait les frais, qui croyait à sa reconduction à la tête d’EDF assurée, certain de la puissance de ses réseauxdont les fils courent jusqu’à Matignon. Mais Macron a obtenu sa tête contre Manuel Valls et nommé Jean-Bernard Lévy, auquel il pensait depuis toujours. Il a aussi refusé de prendre sur son contingent la Légion d’honneur qui sera remise par François Hollande à l’Elysée, le 19 novembre, à l’ancien conseiller tout-terrain de DSK, Ramzi Khiroun. La strauss-kahnie, décidément, ce n’est pas sa famille.

La droite a vu le danger qu’il représente. Quelques mois après la nomination de Macron à Bercy, Nicolas Sarkozy demandait ironiquement au ministre de « rejoindre » Les Républicains. Depuis, l’ex-président a donné d’autres éléments de langage à ses troupes : « Macron, cet humoriste qui nous sert de ministre ! » Tous les candidats à la primaire – sauf Alain Juppé – s’y sont mis aussi. Le banquier Philippe Villin est devenu son plus féroce adversaire depuis que Le Figaro, dont il fut le vice-président, défend le ministre de l’économie contre les frondeurs du PS. Un jour, il écrit un SMS assassin au patron de la rédaction du quotidien, Alexis Brézet, et l’envoie par erreur… au ministre. « Absurde de faire de Macron une victime ! S’il est libéral, il n’avait rien à faire chez les socialistes. C’est juste un collabo. On le fusillera politiquement à la Libération en mai 2017 ! » « Bien reçu », a répondu laconiquement le ministre.

Macron connaît désormais la violence et les vicissitudes du milieu politique. « Je n’aurai jamais ta vie, partir tous les jeudis soir à Tulle… », a-t-il confié, naguère, à François Hollande. « S’il n’y avait que lui, on ne pourrait pas aller bien loin sur le plan électoral », blague en retour le président. Groupes Facebook, études d’opinion et enquêtes de comportement, ses amis cherchent comment faire atterrir leur fusée « en 2022 au plus tard, quand Valls aura 60 ans et lui 45 ». Qu’est-ce qui pourrait le retenir ? Un jour du printemps 2012 qu’il venait d’investir son bureau de l’Elysée, il s’était désolé devant une amie banquière, son éternel sourire accroché aux lèvres : « Ici, on a moins de pouvoir que chez Rothschild. Donc, soit je déménage tout de suite, soit je reste. » Pour le moment, il reste.