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Bruno Latour : « L’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes »

Bruno Latour : « L’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes »

Par Nicolas Truong — Publié le 10 décembre 2021 à 15h20 - Mis à jour le 11 décembre 2021 à 06h55

 

ENTRETIEN. Afin de remédier à l’impuissance politique face au réchauffement climatique et de remobiliser une écologie qui oscille souvent entre la moralisation et l’ennui, le philosophe et sociologue repense la notion de conflit social. Il l’évoque dans un entretien au Monde, à quelques semaines de la sortie d’un « Mémo sur la nouvelle classe écologique », qu’il cosigne.

 

Sociologue et anthropologue des sciences et des techniques, Bruno Latour est professeur émérite associé au médialab et à l’Ecole des arts politiques de Science Po. Il est également l’un des philosophes français les plus lus, écoutés et traduits dans le monde. Sa pensée du « nouveau régime climatique », notamment développée dans Face à Gaïa (2015), influence toute une nouvelle génération d’intellectuels, d’artistes et d’activistes soucieux de remédier au désastre écologique. Le 6 janvier 2022, avec le sociologue danois Nikolaj Schultz, il publiera, aux éditions de La Découverte, Mémo sur la nouvelle classe écologique. En avant-première, il aborde pour Le Monde les raisons et les ressorts des conflits géosociaux qui se déroulent aujourd’hui, et explique comment une « nouvelle classe écologique » pourrait gagner la bataille des idées.

 

Les rapports des scientifiques sur le réchauffement climatique sont de plus en plus alarmants, et les contemporains font désormais l’expérience intime de la destruction de la biosphère. Et pourtant, aucune décision significative n’est prise pour faire face à cette catastrophe parfaitement documentée. Comment expliquer l’énigme de cette inaction ? Et pourquoi faut-il, selon vous, déclarer « un état de guerre généralisé » ?

 

En même temps, tout le monde est sur le qui-vive sur ces questions. C’est juste que l’on ne sait pas contre qui se battre. Je reconnais que « guerre » est un mot dangereux, mais parler d’« état de guerre », c’est pour sortir de l’état de fausse paix, comme si l’on pouvait faire la « transition » vers une société décarbonée sans tracer de lignes de conflit. Mais le problème, évidemment, c’est que la définition des camps et des fronts de lutte n’est pas facile. Regardez les batailles sur la vaccination contre le Covid-19, qui est un cas finalement simple si vous le comparez aux batailles qu’il faudra mener pour aborder le moindre changement dans les modes de vie. A Paris, on ne peut même pas empêcher les cafés de chauffer l’air ambiant sans une révolte des bistrotiers et des fumeurs !

 

Quels sont les nouveaux conflits de classes qui se dessinent aujourd’hui ? Et en quoi sont-ils géosociaux ?

 

« Géosocial » est là pour dire qu’il va falloir rajouter à toutes les définitions disons classiques des oppositions de classes, l’ancrage dans le territoire et dans les conditions matérielles de vie ou même de survie. Territoire, attention, je ne le prends pas comme un lieu, mais comme la liste de tout ce qui vous permet de subsister. Ce n’est pas géograhique mais, si vous voulez, éthologique. C’est une façon d’obliger à rematérialiser l’analyse des classes et donc d’aviver la compréhension des inégalités. C’est la leçon que je tire des « gilets jaunes » : la voiture, les ronds-points, l’essence, la mobilité, l’habitation ancrent des conflits et obligent à étendre ce qu’on appelle les « inégalités matérielles ».


Pourquoi, selon vous, est-il difficile de réutiliser la notion marxiste de « lutte des classes », et faut-il lui préférer celle de « lutte des classements », alors que ce nouveau conflit doit reposer sur une approche aussi matérialiste que l’ancienne, écrivez-vous… ? Et qu’est ce nouveau matérialisme écologique ?

 

L’argument que nous faisons avec Nikolaj Schultz après bien d’autres, c’est qu’il y avait dans les anciennes traditions marxistes un accord de fond avec les traditions libérales sur le développement des forces productives qui allaient permettre de résoudre, ensuite, la question de la distribution juste ou non des fruits de ce progrès. Ce compromis historique a échoué parce que le système de production détruit ses propres conditions de développement. C’est l’un des nombreux avatars de la dialectique ! Elle devait accoucher du communisme, elle accouche d’un monde, au sens propre, invivable. Sur ce diagnostic, beaucoup sont d’accord. Ensuite, la question est de savoir quelle conséquence on en tire ?

 

Nous, nous disons que la question de la production est encastrée dorénavant dans une autre : celle des conditions d’habitabilité de la planète. Ce nouvel horizon oblige à distribuer tout autrement l’échelle des valeurs. C’est un renforcement, un accroissement du matérialisme historique, mais qui oblige à prendre en compte ce que les sciences du système Terre nous apprennent en plus des sciences sociales. Le climat est juste l’un des exemples de ces nouveaux objets. On pourrait dire en effet que c’est « un matérialisme écologique ». Ainsi l’écologie, c’est la nouvelle lutte des classes.

 

Pourquoi est-il si important de définir une « nouvelle classe écologique » et de lui donner de la fierté, doublée d’une culture équivalente à celle que les libéraux et les socialistes ont forgée aux XIXe et XXsiècles ?

 

« Fierté », oui, cela paraît bizarre. C’est un terme que j’ai pris au sociologue Norbert Elias (1897-1990) quand il parle de l’ascension de la bourgeoisie. Cela veut dire que l’écologie n’est pas un sujet en plus des autres – les problèmes dits « économiques » ou « sociaux ». Mais que, comme en leur temps la bourgeoisie ou la classe ouvrière, elle aspire à saisir toute l’histoire et à embrasser l’ensemble de ce qui fait le collectif humain. Les libéraux et ensuite les socialistes ne parlaient pas au nom d’un sujet particulier, mais de toute la civilisation, de l’avènement d’une autre société, de la culture, etc.

 

Or « écologie » est encore associé à des « trucs verts ». Avec Nikolaj Schultz, nous cherchons un aiguillon qui pousse les écologistes à ne pas être modestes ! De toute façon, les classes dirigeantes ont échoué à basculer de la production à l’habitabilité. Il faut donc prendre leur relais, mais avec le même niveau d’ambition. Bon, c’est une fiction mobilisatrice, évidemment, on est loin du compte ! Mais la fierté en politique, c’est important.

 

Quel est le sens de l’histoire dans lequel s’inscrit la nouvelle classe écologique ?

 

Ce qui est passionnant, c’est que le fameux « sens de l’histoire », qui était supposé emporter toute la planète vers la modernité globalisée, est d’une part à sens unique, et, d’autre part, étonnamment vague sur le but à atteindre. C’est quoi le pays de la modernisation ? Il est où ? Il y fait quelle température ? On y mange quoi ? On y vit de quoi ? La classe écologique ne prend pas la suite de ce projet bizarre. Un, parce qu’il n’y a pas un seul sens de l’histoire, on redécouvre la multiplicité des possibilités de « vivre bien », et, deux, parce qu’elle est enfin capable de définir concrètement le « pays » au sens littéral, le territoire, la planète, ce que nous appelons avec nos amis géochimistes la « zone critique » dans les limites desquelles il va falloir parvenir à habiter collectivement. C’est un sacré choc, d’accord, mais enfin on ne rêve plus vaguement à un monde utopique.

 

Pourquoi les élites libérales, que le président Emmanuel Macron incarne en France, ont-elles non seulement failli mais également, selon vous, « trahi » ?

 

Pour cette même raison qu’elles n’ont à aucun moment été capables de revenir sur l’utopie d’un monde modernisé. Elles croient toujours à l’idée d’une planète modernisée à l’ancienne. Elles attendent la « Reprise », qui est devenue une sorte d’invocation du dieu Progrès. Ne pas avoir mesuré, pendant tout le XXsiècle mais surtout depuis les années 1980, l’importance du charbon, du pétrole et du gaz dans la définition de l’économie, c’est bien quand même ce qu’on peut appeler une trahison, ou, si vous voulez, une désertion. Pas étonnant que les autres classes se sentent trahies. Personne ne leur a dit clairement : « Vous savez, on ne va pas se moderniser comme avant. » Et pourtant on leur avait promis le développement infini. C’est ce qui les faisait patienter !

 

Vous n’êtes cependant pas favorable à la décroissance, mais à la prospérité. Quelle est la différence ?

 

C’est un cas typique où une idée juste est annulée par le manque de soin dans le choix des mots – et des affects qui leur sont associés. « Croître », mais c’est un mot magnifique, c’est le terme même de tout ce qui est engendré, c’est le sens de la vie même ! Rien ne me fera associer « décroissance » avec un quelconque progrès dans la qualité de vie. Je comprends ce que veulent dire tous ces gens formidables qui s’emparent du terme, mais je crois que viser la « prospérité » est quand même préférable. Or prospérer, c’est justement ce que l’obsession pour la production destructrice rend impossible pour la plupart des gens.

 

Comment la nouvelle classe écologique peut-elle gagner la bataille culturelle ?

 

Justement en s’intéressant un peu au choix des mots ! Regardez comme les libéraux ont été malins en inventant l’idée d’un individu libre et calculateur qui maximise son profit personnel. Est-ce que ce n’est pas enthousiasmant ? Ou comment les néofascistes prétendent définir une nation par ceux qu’ils excluent des frontières ? Ça capte des énergies puissantes. L’écologie ennuie, ou prêche. Elle est imbibée de moralisme. Elle n’enthousiasme pas assez. Elle ne mobilise pas. C’est pourquoi on la dit « punitive ». Mais ce n’est pas inéluctable. Il faut travailler les affects. C’est un énorme travail, mais c’est ce que les libéraux et les socialistes ont su faire en leur temps.

 

Votre mémorandum s’adresse aux « membres des partis écologiques » et à « leurs électeurs présents et à venir ». Les partis ne forment-ils plus leurs adhérents, sympathisants et militants ?

 

J’ai eu envie d’écrire ce mémo quand je me suis aperçu que Les Verts n’avaient pas dans chaque ville d’école du parti, comme c’était le cas, par exemple, même dans les micro-partis trotskistes. Si vous faites la liste des points à discuter que nous passons en revue dans le mémo, vous vous demandez bien comment on forme les militants et les cadres. Comment gagner la lutte idéologique sans ce genre d’efforts ?

Cette condition écologique ne doit-elle pas également s’étudier et se structurer dans les écoles, les lieux de recherche et les universités ? Car il n’existe pas encore d’école des hautes études écologiques aujourd’hui…

 

Je ne suis pas sûr que ce serait une bonne idée ! Le système de recherche actuel est tout à fait inadapté pour ces questions. Il faut de la recherche fondamentale, mais qui permette à tous ceux qui sont le plus impactés par la mutation de s’orienter et de récupérer leur puissance d’agir. Cela demande une tout autre organisation et, surtout, une tout autre manière d’évaluer les travaux. Il y a en France une prolifération d’excellents jeunes chercheurs et chercheuses, mais sans poste. Il faut organiser l’université autrement, pour aborder ces questions qui exigent de collaborer avec les sciences naturelles, les arts, le droit, les humanités. Ce n’est pas facile, mais indispensable si on veut avancer.

 

Pourquoi l’écologie politique oscille-t-elle, selon vous, entre la panique, le moralisme et l’ennui ? Est-ce parce que les écologistes sont largement absents de la scène artistique et culturelle ?

 

Je pense que c’est lié, en effet. L’art écologique, sauf rare exception, est un mélange de moralisme et de bons sentiments. Alors que, au même moment, les écologistes sont pris entre des menaces en effet terrifiantes que déversent sur les populations les résultats des sciences naturelles. Du coup, nous ne sommes pas capables de métaboliser ces nouvelles terrifiantes. C’est cela, à mon avis, qui rend apathique, pour revenir à votre première question.

 

N’est-ce pas afin d’introduire au changement de cosmologie qui est le nôtre et aux conditions d’habitabilité de cette nouvelle Terre que vous avez conçu ces deux expositions que sont « Critical Zones » et « Toi et moi, on ne vit pas sur la même planète » ? Que cherchez-vous à faire avec ces expériences de pensée ?

 

Disons que « changement de cosmologie », cela permet de situer l’ampleur de la mutation en cours. Je prends cosmologie au sens des anthropologues, c’est un peu plus qu’une vision du monde. Nous étions dans un monde, qui avait telle et telle définition des êtres matériels, des humains, des animaux, des dieux, etc., et nous passons dans une autre, avec d’autres puissances d’agir offertes aux animaux, aux humains, aux objets et aux dieux. C’est surprenant. On panique un peu. Mais peu à peu, on s’oriente. On reprend pied.


Encore une fois, c’est une fiction mobilisatrice. L’avantage d’un tel récit, c’est qu’on peut en effet le mettre en scène, littéralement. Et c’est ce que j’ai effectivement pratiqué dans des expositions, des pièces de théâtre, des performances, etc., en faisant feu de tout bois. Cela permet de donner une prise pour les gens s’ils sont désorientés. Par exemple, à Taipei (Taïwan), avec Martin Guinard (une partie est au Centre Pompidou Metz), dire : « Vous et moi on ne vit pas sur la même planète », cela permet de scénariser les conflits qui sont en effet bel et bien des conflits de monde, des conflits de métaphysique.

 

Et quelle place faites-vous aux inégalités sociales ?

 

Quelle place je fais ? Vous vous moquez : toutes les inégalités dites « sociales » sont des inégalités géosociales. Elles portent toutes sur les mêmes objets mais rematérialisés : habitat, nourriture, éducation, mobilité, travail, relations familiales, division des genres. On n’arrête pas de faire un procès aux écologistes en leur disant : « Que faites-vous des problèmes sociaux ? » Mais qui définit ce qu’est un problème « social » ? Avant les féministes, « social » ne comprenait pas la question du genre. Avant les décoloniaux, « social » ne comprenait ni la race ni l’emprise coloniale.


Il est incroyable qu’on répète ce mantra sur « fin du monde fin du mois », alors que la définition de ce qu’est une inégalité « sociale » n’a jamais cessé de changer. Eh bien oui, le monde s’ajoute aux fins de mois, comme le genre, la race se sont ajoutés aux divisions sociales. Un jour il faudra penser à quitter le XXsiècle. Si la sociologie ne change pas, ce n’est pas ma faute. En prenant une définition appauvrie du « social », on arrive évidemment à considérer l’écologie comme « extérieure ».

 

Mais l’écologie est, bien souvent, davantage une préoccupation de bobos que de « prolos ». Comment faire en sorte que les classes populaires rejoignent la classe écologique ?

 

Cette opposition bobo-prolo est bien avantageuse pour la droite, qui se drape dans la défense de la classe ouvrière contre l’hégémonie prétendue des écolos ! Le fond de vérité de cette petite astuce c’est que, en effet, les intérêts de classe sont encore moulés selon les anciens sillons de la tradition productiviste. Du coup, il est assez facile d’utiliser l’ancienne lutte des classes pour la tourner contre les nouvelles. Cela dit, rien ne change plus rapidement que la définition des intérêts de classe.


Dans tous les cas que nous étudions Nikolaj Schultz et moi, nous sommes frappés de voir à quelle vitesse les alliances s’inversent. A condition que les deux camps acceptent de définir précisément leurs attachements et donc leur territoire de vie, un écolo urbain voit dans son voisin chasseur un allié, un éleveur qui a comme ennemi les végétariens se trouve vite des ennemis communs, un ingénieur astucieux se trouve à l’aise avec un projet de transition dans sa ville et ainsi de suite.

 

D’ailleurs les « classes populaires » sont aussi difficiles à définir que les fameux « bobos ». Ce qui manque, et j’en suis cruellement conscient, c’est la confrontation des intérêts, pour refondre les alliances. Mais pour cela, il faut inventer des dispositifs qui permettent enfin aux acteurs de définir leur territoire. C’est un énorme chantier, d’accord, mais il évolue vite, et on ne peut pas le réduire au cliché. De toute façon, c’est plutôt l’écologie qui rejoint les classes dites « populaires » : après tout, il s’agit bien de savoir, au fond, quel peuple nous voulons être sur quel genre de Terre. Voilà le niveau auquel il faut placer la question. N’oublions pas que le mot assez affreux « écologie » est là pour le mot « terrestre ».

 

Alors, c’est quoi, précisément, la condition terrestre ? Et qu’est-ce qu’une politique terrestre ?

 

Il me semble que c’est la reprise de toutes les questions classiques du politique, à ceci près que l’horizon d’attente est complètement différent puisque c’est le maintien de l’habitabilité qui est premier, la production qui est seconde. Du coup, le voile de la définition économique des relations se lève, et les choix sur les valeurs – pas sur les coûts ! – passent au premier plan. Et surtout, la politique étrangère est bien différente puisque les intérêts ne coïncident pas avec les limites des Etats nationaux.


Ce qui était « externalisé », comme disent les économistes, est « internalisé ». Par exemple, votre voiture électrique parisienne et le lithium extrait au Chili se trouvent en conflit. Toutes les notions comme celles d’international ou d’universel se trouvent rejouées. Et, en plus, les échelles diffèrent selon les sujets de conflit. Le climat n’a pas besoin des mêmes institutions que le lithium ou les marées vertes. Toute la politique se rouvre, c’est ça la clé. Regardez l’ampleur des inventions institutionnelles pour tenter de tenir la température du globe dans certaines limites. C’est prodigieux.

 

Si de nouvelles alliances avec des « libéraux », ou même des « réactionnaires », se créent autour des questions d’habitabilité de la planète, pour quelles raisons la nouvelle classe écologique serait-elle, selon vous, nécessairement de gauche, et même de « gauche au carré » ? Prenons un exemple, une rivière polluée peut être défendue aussi bien par un châtelain, uniquement soucieux de préserver son patrimoine, que par des familles paupérisées qui en ont besoin pour se nourrir et s’abreuver ; le combat pour la défense d’un territoire peut se faire au nom de « la nature qui se défend » – comme le disent les zadistes – aussi bien qu’au nom d’une « terre [qui] ne ment pas » – comme le soutiennent les pétainistes et les zemmouriens…

 

Eh bien justement, c’est cette répartition nouvelle des intérêts et des indignations à laquelle on assiste. Votre exemple montre bien qu’on passe d’une lutte de classes bien définie à une lutte de classements, où les incertitudes sur qui est allié et qui est adversaire redeviennent mobiles. C’est ce qui se passe. La reterritorialisation est brutale et elle oblige à un discernement nouveau. Territoire est le terme critique qui oblige à tout repenser : appartenir à un territoire, oui, c’est une question très ancienne dans sa version disons réactionnaire, et très nouvelle dans sa version écologiste ou émancipatrice.

 

Quel peuple, sur quelle Terre ? Pourquoi c’est « de gauche », et même de gauche au carré, mais parce que l’ennemi fondamental est toujours le même, c’est la résistance universelle des sociétés contre l’« économisation » des relations entre les êtres humains ou non. Là, il y a une parfaite continuité. Gauche et droite se sont définies autour des questions de production. Il y a bien aussi une gauche et une droite sur les questions d’habitabilité. Mais les membres ne sont pas forcément les mêmes. Et les enjeux non plus. N’oublions pas que ceux qui parlent de retour à la nation, au sol, aux cultes des morts, etc. sont le plus souvent, en économie, des ultralibéraux acharnés.


On reproche parfois à l’anthropologie de la nature et à la nouvelle pensée du vivant d’être soit obscurantiste – ou anti-Lumières –, soit pas assez anticapitaliste. Comprenez-vous ces critiques ?

 

Oui je les comprends, ce que ces gens critiquent avec raison, c’est que ce déluge de propos sur la nature manque de ressort politique, et c’est souvent vrai. Mais c’est mal visé, ce qui nous intéresse, c’est de poser la question de ce qu’est une vie bonne. Nous n’avons pas besoin qu’on vienne nous dire que nous sommes interconnectés avec les autres vivants, nous le savons bien ! Il n’y a que ceux qui se sont crus modernes qui ont cru le contraire. La question politique, c’est de discerner quelle composition de vivants est vivable, encore une fois au sens propre, et laquelle est invivable. Je ne vois pas en quoi être anticapitaliste qualifie mieux pour aborder ces questions que l’analyse méticuleuse des entremêlements avec des vivants bien spécifiques.

 

Selon vous, on ne comprend rien aux positions politiques actuelles si l’on ne donne pas une place centrale au climat. En quoi le nouveau régime climatique modifie-t-il les clivages idéologiques ?

 

Quand je dis « régime », c’est dans tous les sens du terme, au sens juridique, politique, artistique aussi bien que scientifique. Oui, je suis assez obstiné sur ce point, depuis 1991, après la chute du mur de Berlin, j’explique que le nouveau régime climatique, une nouvelle répartition disons des questions sociales et naturelles, pèse sur tout le reste et redéfinit l’ensemble de nos attachements. C’est ça, n’avoir jamais été moderne.

 

Une notion a émergé lors de la primaire des Verts, avec la candidature de Sandrine Rousseau, celle d’« écoféminisme ». Cette idée doit-elle, selon vous, imprégner la nouvelle classe écologique ?

 

Ah oui, Rousseau avait un sacré punch ! Les féministes ont montré le lien fort qui existe entre l’exclusion des femmes et la réduction de tous les liens à la seule économie. Par conséquent, oui, le retour de la question du genre, sous toutes les formes possibles, est la marque d’un doute généralisé sur les liens définis par la seule économisation. D’ailleurs « les troubles dans le genre », pour employer une expression célèbre, sont devenus des troubles dans l’engendrement. D’où la sorte de panique des droites extrêmes. Parce que la question commune, au sens propre, c’est de savoir comment les sociétés vont continuer à exister. C’est ça, le basculement des questions de production vers les questions d’habitabilité.

 

Vous avez soutenu la candidature d’Eric Piolle lors de la primaire des Verts. La stratégie de conquête de l’Elysée par Yannick Jadot vous semble-t-elle pertinente ? Et, plus généralement, comment percevez-vous cette élection ?

 

Je ne suis pas politiste et je suis le premier à me méfier des intellectuels quand ils parlent de politique quotidienne ! Pour moi, les élections sont indispensables comme formation, comme recrutement, comme test pour les partis à venir. Mais comme le problème, c’est d’avoir derrière soi assez de gens qui soutiennent les mesures ou les programmes des partis qui arriveraient au pouvoir et qu’on est loin du compte en ce qui concerne la mutation écologique, je ne crois pas qu’il faille se faire trop d’illusions. Se trouver à l’Elysée sans troupe derrière soi et sans soutien populaire pour des mesures forcément impopulaires ne me paraît pas crédible. C’est pourquoi il faut travailler aussi tout en bas, pour créer ces forces qui soutiendraient plus tard la quête du pouvoir. N’est pas Lénine qui veut…

 

« Un spectre hante l’Europe et le reste du monde : l’écologisme ! », écrivez-vous, transformant la formule de Marx et Engels : votre mémorandum est-il le manifeste des partis écologistes ?

 

Ah non pas du tout, Nikolaj Schultz et moi, nous avons dressé la liste des points à discuter. C’est un mémo, pas du tout un essai et surtout pas un manifeste. Tout est à travailler.