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L'humilité de la vérité

 

Jean-François Six

in Etudes, décembre 1980

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Fra Angelico

Depuis un certain nombre d'années, où les circonstances de l'Eglise m'ont amené à rencontrer ceux et celles qu'on appelle « incroyants », et plus précisément ceux et celles qui, en conscience, récusent toute religion, toute confession, toute institution qui se dit transcendante, je me trouve constamment devant leur question essentielle face à ce que je représente. « Pourquoi, comment les dogmes ? » Mais il faut préciser cette question car elle est complexe, et on aurait tort de la considérer comme laxiste et simplificatrice. Pour illustrer cela, j'évoquerai la position très nuancée d'Alfred Grosser, bien connu des media catholiques, qui se définit justement comme agnostique et ne craint pas de se présenter comme « quelqu'un qui estime que la recherche de la vérité est incompatible avec la notion même de dogme » (1). Pour Alfred Grosser, le chrétien est « un orgueilleux qui croit à des majuscules réalisées, alors que la Vérité, la Justice, l'Amour, la Liberté sont des références »(2). Position constante, chez lui, puisqu'elle se trouve déjà exposée il y a dix ans « L'habitude de l'absolu, de l'apaisement dans le mythe est telle que l'absence de vérité à majuscule passe souvent pour tragique, peut-être parce que tant de croyants (...) n'ont pas appris à vivre libres et s'effondrent dans leur croyance comme tombe la plante fragile à laquelle on a enlevé son tuteur » (3). La pensée d'Alfred Grosser indique avec clarté que, pour lui, la référence des chrétiens à une Vérité absolue les empêche d'atteindre à une liberté humaine plus profonde.

Mais, au moment même où il insiste avec tant de vigueur sur cette référence qui rend les chrétiens boiteux sur les chemins de la liberté, A. Grosser est préoccupé par le glissement qu'il note chez les chrétiens, j'allais dire qu'il dénonce, un glissement vers sa propre position. « Les grandes explications religieuses paraissent fort ébranlées. Déjà il est admis que le croyant ne 'possède' pas la Vérité, mais qu'il est en situation de quête permanente, que, tout au plus, c'est la Vérité qui, souvent ou par moments, le 'possède' » (4). Cette évolution, A. Grosser en est comme gêné, mais elle ne lui paraît pas changer le fond du problème n'ajoute-t-il pas aussitôt « Cependant l'orgueil fondamental du chrétien demeure plaçant résolument l'homme au centre de l'univers, refusant d'accepter ses limites d'être mortel et limité, il appelle Dieu tantôt sa propre image transfigurée, tantôt le sens ultime qu'il veut pouvoir donner aux événements, aux êtres et aux choses, comme si la notion de sens ultime avait nécessairement un sens » (5).

Dans un article publié après le synode de 1971 (6), A. Grosser parle longuement de l'engagement du chrétien. Il récuse l'engagement accompli « pour évangéliser », pour amener les autres à sa foi en la Vérité. Mais il s'inquiète beaucoup de l'engagement où des chrétiens perdent leur spécificité « L'action solidaire les amène à ne pas même vouloir se faire connaître comme autres. » Or cette spécificité, dit-il, « ne lui est pas seulement demandée par son Eglise et par les Ecritures qu'il accepte en principe comme vraies, mais aussi par les incroyants ». A. Grosser attend des chrétiens qu'ils expriment leur « pourquoi de l'action et du jugement ». « Il serait dommage que les catholiques esquivent un affrontement sur les justifications dans lequel, en s'affirmant, ils aident d'autres à mieux s'affirmer, fût-ce contre eux.

Dans un article Contre la morosité idéologique (7), A. Grosser montre que cette morosité vient d'un recul de la « construction idéologique permettant de croire qu'il existe ou qu'il pourrait exister une liberté parfaite, une justice parfaite, une vérité parfaite ». Ce constat décourage « ceux qui n'aiment pas être libres, qui ont besoin de tables de la loi » mais, pour A. Grosser, il « constitue un pas formidable vers plus de liberté et plus de vérité ». Car le relativisme qu'il souligne ne fait que renforcer pour lui des valeurs communes à tous les hommes, ces valeurs communes qui sont « un ensemble de points de référence ou encore d'inspiration. Pas un dogme, pas une formule magique ».

Ainsi A. Grosser refuse-t-il à la fois le dogme, mais aussi l'absence de valeurs et de références. Il voit dans l'Eglise aujourd'hui « un véritable affrontement », qui ne tient pas à un antagonisme entre des personnes mais à un « dilemme fondamental » qu'il exprime de cette manière et qu'il déclare « en principe insurmontable » « D'un côté le risque d'intolérance, le risque de suppression de la libre réflexion contenu dans toute proclamation d'une vérité à majuscule. De l'autre l'impossibilité de s'exprimer en tant qu'Eglise, en tant que porteur d'une "bonne nouvelle" à propager auprès de tous, sans une Vérité qui ne soit pas relative. »

Ce dilemme est, pour A. Grosser, d'une extrême gravité « Vu du dehors, vu avec les yeux de quelqu'un qui estime que la recherche de plus de vérité est incompatible avec la notion même de dogme, l'essentiel de la tension actuelle au sein de l'Eglise catholique s'articule bien sur ce dilemme et non sur des conflits entre l'avortement et la violence révolutionnaire. »

NUL NE POSSÈDE LA VÉRITÉ

Nous pensons exact ce diagnostic de A. Grosser sur les raisons fondamentales de la tension actuelle dans l'Eglise et c'est là-dessus, sur la notion même de Vérité, que doit porter le dialogue.

Dans Gaudium et Spes, publié tout à la fin du Concile, le 7 décembre 1965, le Concile et Paul VI avaient déclaré « L'Eglise constate avec reconnaissance qu'elle reçoit une aide variée de la part de l'homme de tout rang et de toute condition. (…) Bien plus, l'Eglise reconnaît que, de l'opposition même de ses adversaires et de ses persécuteurs, elle a tiré de grands avantages et qu'elle peut continuer à le faire » (n° 44).

Il m'arrive assez souvent, dans des cours et des conférences, de citer une phrase sans en citer aussitôt l'auteur, et de susciter l'étonnement quand j'indique celui qui a prononcé ce propos « L'Esprit-Saint ne nous parle-t-il pas à nous, Eglises, à travers l'incroyance de tant et tant de nos contemporains ? » C'est le pape Paul VI, dans sa rencontre de 1967 avec le patriarche Athénagoras, qui a souligné ainsi une position tout à fait traditionnelle dans l'Eglise depuis que Jésus lui-même a dit « L'Esprit souffle où il veut. » Depuis dix ans, dans l'Eglise catholique, on parle beaucoup de l'Esprit-Saint, qui semblait, il n'y a pas si longtemps, avoir été oublié. Certains l'évoquent pour l'enfermer avec eux dans des chambres hautes, alors que le propre de l'Esprit-Saint est d'échapper à toute mainmise, d'être libre et de libérer.

Bien des chrétiens sont étonnés de cette phrase de Paul VI, preuve que cette perspective ne leur est pas habituelle preuve aussi qu'ils sont, par le fait même, extrêmement vulnérables à une tentation à laquelle leurs prédécesseurs dans la foi ont fréquemment succombé. Comprenons-nous bien quelle est la conviction qui est au cœur de la foi chrétienne ? Qu'en Jésus, le Christ, est révélée à l'homme la Vérité essentielle et ultime concernant son origine, son destin, ses rapports avec celui qu'on appelle Dieu ?

L'histoire montre, hélas, que beaucoup de chrétiens sont passés de cette conviction à la prétention d'être le possesseur unique de toute vérité, humaine et divine. Autrement dit, ces chrétiens se sont pris ou se prennent pour le bon Dieu, comme dit l'expression populaire. Ce point de vue de Sirius, et bien au-delà, met dans une position où l'autre, celui qui a une autre conviction que la foi chrétienne, n'a plus rien à dire de positif au chrétien quant à la vérité de l'homme et de Dieu. Cet autre, alors, n'est qu'un pauvre homme plongé dans les ténèbres dont on doit le retirer et le dialogue avec l'autre n'a plus aucun sens. On se trouve là en présence d'un glissement qui s'est opéré dans la notion même de vérité, en présence d'une idéologie qui est aux antipodes de la foi chrétienne.

Pour la foi chrétienne, nul ne possède la vérité, car nul ne peut mettre la main sur elle, elle n'est pas une chose ou un objet. La vérité du Dieu vivant n'est pas une notion, mais une vérité vivante par laquelle on est peu à peu habité, dans laquelle on entre peu à peu, et la condition pour y pénétrer est de ne jamais vouloir la posséder, se l'approprier. Cette vérité vivante, qui a pour le chrétien le visage de Jésus Christ, se formule dans un « credo », mais ce « credo » et la théologie classique y a toujours insisté fortement s'il tend vers cette vérité vivante, ne peut l'enfermer dans un système clos, ne peut la cerner, j'allais dire la coincer par des mots, si longuement burinés soient-ils. Autrement dit encore et c'est aussi de la théologie toute classique la foi ne peut consister en une pure et simple adhésion à un système d'idées ou de propositions conceptuelles elle est d'abord rencontre libre entre le dieu vivant et l'homme, dans la vérité de sa conscience.

On a beaucoup étudié, ces dernières années, une notion qui a été longtemps synonyme de rêveries, de plans tirés sur la comète, et qui s'est révélée loin d'être innocente l'utopie (8). L'utopiste veut contraindre l'histoire et la liberté de l'homme, il récuse toute incertitude et toute espérance il veut réaliser une sorte de société parfaite, chimiquement pure. C'est la grande tentation des croyants, celle du pharisaïsme la foi se sclérose alors en idéologie où l'adepte s'enferme dans ses principes et ses préceptes, se cloître dans sa communauté, qui est pour lui le refuge contre tous les maux et le seul lieu de la vérité. Tout ce qui vient de l'extérieur, des aléas de la liberté, des circonstances, est considéré comme méprisable.

CONTRE « L'UNITÉ CLÉRICALE DU VRAI »

L'Eglise de notre temps perçoit mieux à nouveau ce qu'elle avait parfois obnubilé, entouré d'un nuage : qu'une part de révélation authentique peut venir de l'extérieur du christianisme. A quelque point qu'elle soit de son devenir historique, l'Eglise est toujours à une certaine distance du Christ ressuscité et de la compréhension de sa parole elle n'est pas le Royaume de Dieu, même si celui-ci progresse en elle. Et, par ailleurs, la venue du Royaume de Dieu dépasse les frontières de l'Eglise historique la vérité vivante de Dieu est ensemencée, et avec prodigalité, hors des limites habituellement reconnues de l'Eglise historique.

Le dialogue avec l'incroyant, c'est écouter la vérité de Dieu que l'autre porte en lui, même et surtout s'il l'exprime ou la vit de manière pour moi inusitée. Il ne peut y avoir de double vérité : l'une qui correspondrait à la vérité de Dieu et l'autre non ; la vérité est une et il faut la comprendre, quand on est chrétien, non pas en un sens restrictif mais ouvert. Saint Thomas d'Aquin aimait citer une phrase attribuée à Saint Ambroise « Tout ce qui est vrai, quel que soit celui qui le dit, vient du Saint-Esprit. »

Devant ce dialogue-là, bien des chrétiens sont pris de panique : le caractère spécifique de la foi ne semble-t-il pas alors se dissoudre dans une relativisation généralisée de la vérité ? N'est-ce pas être infidèle au message évangélique que de reconnaître que dans la vérité de l'autre quelque chose de la vérité divine peut se dévoiler ? Des chrétiens, dans cette inquiétude, se montrent des hommes de peu de foi. Qu'avons-nous, chrétiens, à craindre de la vérité, quel que soit celui qui la vit et qui la dit ? Qu'avons-nous à craindre d'être séduits par la pensée de l'autre si ce qu'il dit est vrai ? Allons-nous confiner la vérité de Dieu et sa Parole, les circonscrire étroitement, alors qu'elles éclatent de toute part, alors qu'elles veulent avoir besoin des autres, avec leurs différences, pour s'exprimer ? Nous ne pouvons donc qu'aller au-devant de toutes les cultures et recherches des hommes de tous les temps et travailler à leur unité spirituelle qui se distingue, faut-il le dire, de ce que Paul Ricoeur a appelé « l'unité cléricale du vrai » (9).

La foi chrétienne requiert donc un travail constant d'approfondissement. Fides quaerens intellectum. Le P. Chenu, dans un article célèbre, Vérité et liberté dans la foi du croyant (10), commentait cette définition anselmienne de la théologie où, disait-il, « entrent en action, à la surprise d'un certain formalisme autoritaire, toutes les ressources de l'intelligence individuelle ou collective, selon les variables et progressives démarches de l'esprit. C'est là évidemment introduire dans la méditation de la Parole de Dieu des ingrédients terrestres et rationnels, à l'encontre d'une foi "pure", insensible dans sa transcendance, obéissance du charbonnier à son curé. Saint Bonaventure reprochait déjà à son ami Thomas d'Aquin de mêler l'eau de ses humaines raisons au vin .pur de la divine vérité. A quoi le maître dominicain répondait avec humour que la foi du théologien, comme à Cana, transformait en bon vin l'eau qu'il employait ». A la surprise d'un certain formalisme autoritaire, dit le P. Chenu. A la surprise aussi de l'incroyant qui a son idée du dogme et n'a guère suivi, tout au long de l'histoire, ce qui a toujours été traditionnel : le développement du dogme.

Bien d'autres, depuis, ont exprimé la même perspective. Pour Stanislas Breton, par exemple, « le christianisme n'est point le déroulement linéaire d'une histoire qui serait prescrite dès son commencement. Le christianisme, redisons-le après tant d'autres, est une histoire » (11). Et d'ajouter alors ce diagnostic « La différence majeure entre hier et aujourd'hui est peut-être dans l'écart qui sépare deux sensibilités chrétiennes l'une attentive au continu d'un devenir virtuellement clos dès son commencement, la seconde, plus soucieuse du discontinu et des ruptures qui s'imposent, car le monde nouveau que la foi nous promet est moins ce qui est arrivé une fois pour toutes que l'exigence d'une novation, qui remet en question la solidité de ce qui fut. Ces deux sensibilités s'accordent malaisément. L'intérêt de la conjoncture présente est précisément dans cette circulation qui, de l'une à l'autre, suscite l'amitié "polémique" d'une lucide confrontation » (12).

DOGME ET DOGMATISME

Derrière les « deux sensibilités chrétiennes » dont parle S. Breton, derrière ce « dilemme fondamental » où A. Grosser discerne « l'essentiel de la crise actuelle au sein de l'Eglise catholique », il y a deux types de pensée. Le premier recherche l'élaboration de propositions thématiques, et cette méthode de positivité, méthode magistrale, est celle de Thomas d'Aquin, mais aussi celle de Hans Küng, qui appartient à cette tradition ; dans ce type de pensée on travaille à expliciter, à améliorer des notions comme celle de Dieu ou de « l'incarnation ». Un autre type de pensée propose des hypothèses de cheminement ; la vérité n'est pas vue comme une objectivité atteignable, mais comme une démarche socratique ; la connaissance n'existe plus pour la connaissance uniquement, mais elle comporte une espérance, elle est une connaissance qui veut savoir où elle conduit, ce qu'elle peut créer. Pour préciser d'un mot, Wittgenstein (le « second ») exprime bien ce type de pensée où la théorie de la signification prend le pas sur la théorie de la connaissance comme partie la plus fondamentale de la métaphysique ; ainsi la signification d'une phrase est plus cherchée au niveau de ses conditions de vérification qu’à celui de ses conditions de vérité.

Cette seconde « sensibilité chrétienne » qui veut se laisser prendre par la vérité comme par un principe vital, étonne certains incroyants qui estiment un peu définitivement que la conviction chrétienne s'établit, et ne peut s'établir, qu'à partir exclusivement du premier type de pensée. Ils disent alors à ces chrétiens, comme l'un d'entre eux me l'a écrit à la lecture de L'incroyance et la foi ne sont pas ce qu'on croit « Je réagis à bien des formules comme si je faisais partie de l'ex-congrégation du Saint-Office : que vous reste-t-il à force de "fluidifier" vos positions ? Une spiritualité, sûrement mais, selon moi, pas besoin de Dieu pour cela. Et des éléments, des restes d'un credo ancien fondé sur une lecture de l'Evangile en tant que vérité révélée dont on a l'impression qu'une nouvelle lecture après nouvelle fluctuation pourrait bien ébranler les bases. » Et ce correspondant conclut « Brutalement, qu'est-ce qui nous sépare donc si vous allez si loin vers moi ? »

Peut-être vais-je plus loin que cet interlocuteur sur ce qui est de la vérité : philosophiquement, je le tourne sur ma gauche — les incroyants, on le sait, préfèrent se voir à gauche ; et non seulement je vais, sur ce plan, très loin vers lui, je vais, en fait, me semble-t-il, plus loin que lui. Mais cette attitude est-elle compatible avec ce que l'Eglise enseigne ? Je le crois. Quand tant d'incroyants voient rouge dès qu'ils voient le mot « dogme », ils ont raison et je vois rouge avec eux, car ils mettent sous ce terme une médiocrité qui a défiguré le dogme le dogmatisme. Celui-ci fait une adéquation entre une expression de la vérité et la vérité elle-même ; celui-ci récuse, au nom de telle vérité définie, tout autre mode de connaissance. Le dogmatisme, selon cette double définition, est le fait, depuis un demi-siècle, reconnaissons-le, bien plus de sociétés totalitaires que de l'Eglise.

Mais faut-il, pour éviter le dogmatisme, renoncer au dogme ? Si la crédulité en un savoir objectif et neutre est déraisonnable, un langage commun où une communauté dit sa foi n'a rien d'aliénant, au contraire. Faire de la foi un pur sentiment intime aboutit à faire des chrétiens des monades individuelles et « schizophrénisantes » où chacun, isolé, s'enferme dans sa petite vérité. Un chrétien n'a pas la foi, il participe avec d'autres, en peuple, à la foi des apôtres. Ceux-ci ont perçu l'engagement de Dieu dans la condition humaine et dans l'histoire et l'ont exprimée dans une culture donnée ils ont ainsi, eux et leurs successeurs, donné un corps au dogme de l'incarnation. Mais le fait de l'incarnation, pour ne pas être dénaturé par le dogmatisme, doit se dire dans des perspectives différentes selon les lieux et les temps, selon les civilisations. Le dogmatisme naît de la paresse lorsqu'on prend, redisons-le, une expression, même vénérable, pour toute la vérité, afin de s'éviter le travail de « faire la vérité » (saint Jean). Et c'est une paresse que de faire seulement l'inventaire des dogmes sans mettre en lien le dogme avec la réalité présente, ses langages, ses recherches (13).

LA FORCE DE LA VÉRITÉ TRANSCENDANTE EST SON HUMILITÉ

Les évangiles, le message chrétien sont constamment le lieu d'une réinterprétation créatrice. Le Christ a condamné la manière de voir qui consiste à enterrer une pièce d'argent, la foi n'est pas un « dépôt », une chose inerte elle est une « graine » — ceci est toujours dans les évangiles — qui fructifie. La transmission de la foi n'est pas une écriture automatique ni un code imposé au suivant, mais une vie, une liberté.

Nous en arrivons ainsi au paradoxe maintes fois souligné que les mystiques — tout chrétien est mystique par définition — ne sont en rien des séparés de la communauté, des illuminés, des marginaux ; la foi est une certitude vécue dans un cheminement obscur. Le Dieu de Jésus-Christ n'est pas un gadget, ne joue pas les utilités, ne dévoile pas des informations exclusives, il bouscule et pose question et me dit : « Que me répondras-tu donc ? » ; et encore : « Comment répondras-tu de moi ? » Beaucoup cherchent en Dieu une caution, un personnage qui réponde magiquement d'eux et les pose dans l'existence. Le Dieu de Jésus-Christ, à l'inverse, débusque nos besoins de sécurisation et nous met en advenir.

La foi chrétienne est une conviction, mais une vraie conviction. La fausse conviction est celle où l'on privilégie exclusivement l'aspect « certitude » qui existe dans la conviction. La vraie conviction, au lieu de donner uniquement une marge de sécurité, ose donner une priorité à l'autre aspect celui de la vulnérabilité. Car il y a dans une vraie conviction un mystère étrange. Comment réagissent les auditeurs de Pierre lorsqu'il parle, aussitôt après la Pentecôte ? Ils ont le « cœur transpercé ». Le premier effet de l'adhésion à la foi chrétienne est ce transpercement, cette fragilité peu ordinaire. Quelle est donc cette Vérité, ce Christ ressuscité, qui a comme premier impact une blessure au cœur — et le curé d'Ars pourra parler du « cœur liquide des saints ». C'est que Pierre et les apôtres ont parlé, non pas de la résurrection mais d'un Christ mort et ressuscité, d'une personne. Et d'une personne qui n'avait rien de la dureté des murs du Temple de Jérusalem, mais qui exprimait une fragilité en Dieu, une « humilité » incompréhensibles pour beaucoup de croyants et de nombreux incroyants. Quand l'apôtre Paul dit qu'il tient sa force de sa faiblesse, il se réfère au « il s'est anéanti » de sa lettre aux Philippiens, au Christ qui n'a pas « retenu le rang qui l'égalait à Dieu ». Quand Jésus parle en disant « heureux les pauvres » il parle en premier lieu de celui qu'il connaît comme tel, heureux, pauvre, Dieu même. Les chrétiens ont tellement voulu représenter un Dieu fort sans doute pour se fortifier eux-mêmes que les incroyants, eux aussi, n'arrivent pas à entrevoir un Dieu de pauvreté ; cela, le P. Varillon me l'a dit une fois, il y a deux ans, avec une vraie tristesse.

Jean-Paul II devant l'O.N.U., le 2 octobre 1979, a estimé que « la confrontation entre la conception religieuse du monde et la conception agnostique ou même athée (…) pourrait conserver des dimensions humaines, loyales et respectueuses », cela dans le domaine des droits de l'homme et de ses libertés. Ne faut-il pas demander à toutes les conceptions, religieuse, agnostique, athée, d'oser se laisser interroger par la Vérité du Dieu de Jésus-Christ qui, on le voit d'expérience à travers l'histoire humaine, est scandale ou folie parce qu'elle propose, non pas un être immuable, immobile et au-delà, mais un Dieu à l'existence comme écartelée, crucifiée ! Des incroyants en viennent à adorer Dieu comme Loi, tout en demeurant strictement athées, pour que les Etats de droit prennent le pas sur les systèmes totalitaires ; c'est là une certaine voie. Ne faut-il pas aller plus loin et voir en Dieu le premier innocent travesti et persécuté, celui qui, en vérité, ne fait que répéter : plus jamais la mort de l'innocent. Cela évoque une vérité qui n'a plus rien à voir avec une chose de sages et de savants, une vérité où l'on se confie à quelqu'un qui, parce qu'il est amour — et l'amour n'est pas anthropomorphisme — est aussi faible que vous.

Un légiste qui est aussi un psychanalyste, Pierre Legendre (et qui n'est pas tendre envers les leurres et les illusions où certains tenants de la vérité abusent leurs adeptes) a mis en exergue la maladie essentielle de notre temps « Le délire de vérité » (14). Les mots d'amour avouent leur fragilité, leur aptitude flagrante à coïncider avec ce qui est vécu et cette impuissance de l'amour vrai déjoue le délire de vérité qui fourvoie l'homme plus sûrement que la folie.

C'est une même approche qu'exprime le philosophe E. Levinas « La force de la vérité transcendante est dans son humilité. Elle se manifeste comme si elle n'osait pas dire son nom (…) On peut se demander si le vrai Dieu peut jamais lever son incognito, si la vérité qui s'est dite ne devrait pas aussitôt apparaître comme non dite, pour échapper à l'objectivité d'historiens, de philologues et de sociologues qui l'affubleront de tous les noms de l'histoire, qui réduiront sa voix de fin silence aux échos des bruits qui se lèvent dans les champs de bataille et les marchés, ou à la configuration structurée d'éléments sans sens » (15). La vérité se dit, mais ne peut dire exactement où elle est. Elle se cache pour se donner à approcher.

 

Notes

  1. L'Expansion, février 1980.
  2. Le Monde, 7 février 1979.
  3. Au nom de quoi ? Fondements d'une morale politique, Seuil 1979, p. 315.
  4. Ibid.
  5. ibid.
  6. Le Monde, 9 novembre 1971.
  7. Le Monde, 19 août 1979.
  8. Cf. G. Lapouge, Utopie et civilisation, Weber, 1973.
  9. Histoire et vérité, p. 163.
  10. Esprit, avril 1959.
  11. Chrétiens en recherche et interrogations chrétiennes », Nouvelles de 1'institut Catholique de Paris, octobre 1979, p. 12.
  12. Idem, p. 13.
  13. Ceux qui veulent cloisonner, séparer l'enseignement et la recherche, en réservant le premier à l'ensemble du troupeau et la seconde à quelques-uns, une élite, aboutissent à une sorte de gudlotine théologique, manière expéditive de résoudre un problème qui ne peut pas ne pas se poser. Sans compter que ce dualisme, cette rupture entre enseignement et recherche, se moque de l'EspritSaint, dont la Tradition a toujours dit qu'il était à l'œuvre dans l'ensemble des croyants et même des incroyants (sans toucher à la liberté de ceux-ci).
  14. Remarques sur la névrose et l'institution », Lumière et Vie, n° 133, p. 96.
  15. Emmanuel Levinas, Qui est Jésus-Christ ? Semaine des Intellectuels catholiques, Recherches et Débats, D.D.B., 1968, p.189