JustPaste.it

Capitalisme et race par Sylvie Laurent

front.JPG

table.JPG

INTRODUCTION 
Karl Marx et Martin Luther King : la rencontre
« Il faudra bien tin jour poser la question du capitalisme. » Martin Luther King n'en doutait pas : « On ne peut pas parler de la condition des Noirs sans parler de millions de dollars : on ne peut pas prétendre mettre fin à enfermer dans les ghettos sans dire d'abord que certains tirent des profits du ghetto. „ n d'ailleurs : « À qui appartient le pétrole ? À qui appartient le minéral de fer ? Telles sont les questions à poser. » Mais en disant cela, avertissait le militant antiraciste, « on entre dans des eaux dangereuses, parce que ce que l'on dit fondamentalement, c'est qu'il y a un problème avec le capitalisme ».

 
King n'avait pas 25 ans quand, après avoir étudié Marx. il comprit que le capitalisme, qui prétendait abattre les hiérarchies féodales du monde d'avant, n'avait en réalité fait que les réinventer, assujettissant les Noirs et bien d'autres peuples : à peau sombre avec eux. Il a pourtant attendu le moment venu, au soir de sa vie, pour dénoncer cette hydre, créature à plusieurs têtes, qui se repaît de pauvreté et d'exploitation, de violence raciale et de guerres impériales. Beaucoup de militants l'avaient vu et analysé avant lui et il leur en coûta. Même le célèbre intellectuel WCB Du Bois dut quitter le pays et mourir loin de lui.
On invita ainsi King, dans un contresens, à taire sa critique du capitalisme afin qu'il s'en tienne à la question raciale, alors même qu'il les savait inséparables. Alors que l'insurrection des ghettos américains de la fin des années 1960 confirmait pourtant l'intrication entre exploitation, relégation. domination raciale et violence d'État, son premier cercle s'inquiétait qua trop politiser le capitalisme. il ne s'éloigne de son cœur de métier. King n'a en réalité jamais été aussi afluté dans sa critique de la suprématie blanche que lorsqu'il a énoncé la fable d'une démocratie capitaliste bâtie sur la libre entreprise. le salariat et l'initiative individuelle et qui serait quitter de siècles d'exploitation raciale tue fuis le droit de vote des Noirs accordé, Incriminer la structure capitaliste libérale du pays, nier que la prospérité soit désormais offerte à tous et que la propriété privée émancipe est alors une faute morale et une parole de pure déraison. Pour le gouvernement bien sûr, nuls aussi pour les grands syndicats et la majorité du pays, qui s'exaspèrent de l'insatisfaction des Noirs d'Amérique, King est devenu un ingrat, égaré par sa fréquentation des socialistes et peut-être même un séditieux « à la solde de Saigon ». Après sa mort, la condition de sa popularité retrouvée fin l'effacement de son anticapitalisme des livres d'histoire pour ne célébrer que son combat que l'on dit « victorieux » contre le racisme 2.
Cette injonction à ne pas poser la question du capitalisme lorsque l'un s'attelle à lutter contre les structures profondes du racisme, ou à l'inverse à mineur tout ce qui n'est pas de l'ordre de la classe lorsque l' on pense l'oppression capitaliste, n'a jamais arrêté depuis la mort de King en1966. De part et d'autre de l'Atlantique, des débats minés opposants race et classe, postulées dans une concurrence artificielle imposante de choisir son camp. Envisager l'exploitation et la domination comme une hydre et souligner les connaissances manifestes entre capital et race reste, aujourd'hui, toujours périlleux. À rebours de ces sommations, ce livre se propose de faire découvrir l'histoire d'une relation symbiotique et de montrer que s'il a existé bien des formes de discriminations raciales et d'économies de marché. l'avènement du capitalisme dans l'espace atlantique à partir de 1492 a établi l'hégémonie du principe cette race qui est devenue un fait social total et le macis operumii d'un capitalisme en formation.
« Au commencement était l'Amérique », écrit ainsi l'Écossais John Locke, qui, conne tant d'Européens éclairés, hit fasciné par la conquête d'un continent qu'il voulait vacant croire oit seul, dit-il, le travail de mise en valeur transforme une terre vierge illimitée en richesse matérielle et morale et justifie le droit à posséder. Une nouvelle relation au monde et à l'autre accompagne en effet l'expérience commencée en 1492, fondée sur l'idée inédite que la prospérité des sociétés humaines se trouve dans la soumission d'une nature sauvage et offerte au geste rationnel de valorisation. Désornuis, l'ensemble du monde vivant est mis au travail et dans ce premier empire planétaire. hommes. plantes et bêtes deviennent des marchandises circulant d'un coin à l'autre de l'hémisphère.
La conquête des Amériques fut ainsi un chaos primordial qui fit naitre l'illusion de l'infinitude des richesses du monde dont l'appropriation maximale ne devait être entravée par aucune contrainte. Deux techniques de production de valeur furent pour cela adoptées : l'esclavage de plantation et l'expropriation létale des indigènes. Telles furent les deux conditions de possibilité du « Nouveau Monde ». u conquête et la colonisation de celui-ci fin aussi, pour l'Ancien Monde, l'accumulation première du capital, fondatrice et structurante. Ce qu'il s'agit donc d'éclairer n'est ainsi guère lequel du capital sur de la race a engendré l'autre, mais la manière dont le moment inaugural de 1492, à la fois prise de terre(s) et prise d'hommes-marchandise, les a fait advenir et cheminer de concert. Loin de la coïncidence, de la contingence ou de l'accident historique, race et capital sont dès lors scellés l'un à l'autre. Colonisation,L'esclavage et l'exploitation des Amériques furent ainsi moins « l'aurore » du capitalisme. comme l'écrit Marx, que sa matrice.
Le sens des mots
Le capitalisme comme la race sont des « concepts contestés » : ils sont le mot distinct de la chose, chacun apparu à distance de l'autre. Ils furent à la fois des théories, l'objet de formalisations abstraites et d'un langage visant à organiser le monde et à produire une réalité sociale et politique. La course comme le capitalisme est à la fois des réalités « empiriques ». des expériences historiques concrètes et un ensemble de récits et de fantasmes qui les conçoivent conne• des clés de lecture du monde. Ils sont tous deux des « sujets » et des philosophies de l'histoire sans pourtant exister en dehors des activités humaines et du sens politique donné à ces dernières.
Il importe de rappeler que le mot « capitalisme « fut inventé par ses contempteurs pour décrire et dénoncer, naïf surtout afin de constituer un concept d'analyse critique et de compréhension ». Comme le mot « race », il est donc l'enjeu de batailles politiques et épistémologiques féroces depuis son apparition. Re-signifiés par chacun des théoriciens qui s'en sont emparés et par des générations de luttes, ces deux réalités ne sont de plus jamais fixées. Le capital de Marx n'est pas celui d'Adam Smith ni de Fernand Braudel ou de l'âge numérique et le racialisme des naturalistes du XVIII n'est pas le racisme que l'on a dit « sans races » •• ou le
« racisme sans discriminations* » de l'antisémitisme qui caractérisent, depuis la répudiation du mot « race » après la Seconde Guerre mondiale, les indignités raciales d'aujourd'hui. Aux États-Unis. la domination des Afro-Américains à pris différentes configurations. de l'esclavage à l'exploitation prolétarienne, de la réclusion dans les ghettos et les prisons à la surexposition à la violence environnementale'.
Les concepts analytiques et politiques, le capitalisme et le principe de race sont donc des caméléons. Ils s'adaptent et se reconfigurent selon les temps, les conjectures et les lieux et nous les définissions avec les termes que nous imposons leur prise sur notre pensée. On pourrait douter de la possibilité d'un saisissement « objectif » des couples capital/capitalisme et race/racisme. Pourtant, ils reposent fondamentalement l'un et l'autre sur un rapport au monde dont on peut discerner l'histoire, les principes et les finalités.
Capital(isme)
le capitalisme na jamais eu et n'aura sans doute jamais de définition arrêtée. C'est même sans doute là l'une de ses propriétés. Mais il s'entend a minima comme « le principe de valorisation des richesses qui n'a d'autre fin qu'elle-même ». ou. pour le dire autrement. un mode d'activité humaine visant à la production toujours plus grande de marchandises à des fins de profits. Il s'organise pour ce faire en un système autonome fondé sur la propriété privée et le marché. Il se déploie dans l'histoire et colonisant tous les aspects de la vie humaine, bouleversant irrémédiablement notre rapport à l'autre, à la nature et au temps. la richesse qu'il promet est perpétuellement différée et les forces productives existantes ne sont jamais suffisantes. Le « capital » est plus ardu à définir, selon qu'il est entendu comme « toutes les formes de richesses qui peuvent u priori être possédées l...) et transmises ou échangées sur un marché'« » ou chez Marx, un « rapport de production singulier » visant à la circulation entre argent et marchandise afin d'extraire la valeur volée au travailleur. Mais il est par ailleurs du capital hors de la sphère économique et on l'a également décliné sous les noms de capital social, capital culturel, capital humain ou capital naturel, bien d'autres ressources susceptibles d'être possédées, transmises ou volées. En somme, le capital est mon ensemble de biens et de liens susceptibles de produire des revenus et le capitalisme organise sa perpétuation et son accroissement.
1l ya ainsi un capital silencieux qui pourtant fut aussi puissant à Cuba qu'au Québec. des Antilles françaises au Brésil ou à la Californie : la capitale raciale des Européens et de leurs descendants. Plus qu'un simple privilège, le statut de Blanc aux Amériques conre pouvoir et ressources nais il est aussi un capital négocié. valorisé, soupesé et valorisé, soumis aux instabilités des marchés sociaux. Une fois thésaurisé, le capital racial est la source d'une sécurité matérielle, économique et sociale sans cesser de réinvestir dans l'avenir. « Capital social incorporé" a, il surdétermine la position sociale et la capacité à préserver un environnement vivable et même confortable. la transmission de ce patrimoine et des revenus qu'il génère sont l'objet d'une lutte existentielle en Amérique et la source majeure des inégalités entre les Blancs et les autres
Race(isme) .
Comme pour le couple capital/capitalisme, la distinction entre race et racisme est tenue et l'on prend souvent l'un pour l'autre. Le racisme est facilement appréhendé comme un ensemble de représentations, discours et pratiques discriminatoires qui visent à nuire, dégrader et subordonner un groupe de femmes et d'honneurs au nom d'une race supposée. C'est lorsqu'il s'agit de saisir ce qu'est la « race » que les débats épistémologiques s'emballent". Idée. principe, concept• sortilège, fiction, chàtinent ou condition, la race est comme le capital de Marx , une relation sociale fondée sur la classification et la hiérarchie des groupes humains, elle serait démasquée par un •• signe » physique. transmis depuis la nuit des temps. Cet indice est traqué, recherché, inventé parfois afin de faire sens d'une domination spécifique est l'exemple paradigmatique d'une quête névrotique du signe invisible révélant l'indigne. "Esprit humain et la nature, le corps est censé relever du stable, de la physique et non de l'histoire". On ne peut contrer les déterminismes qu'il impose qu'en forçant les organismes. Comme pour la classe, cette vue de l'esprit repose sur l'invention de la nature. Les travaux des féministes marxistes et des humanités environnementales ont insisté sur cette conception arbitraire et générée de ce qui relèverait d'un hors de l'humain, d'un hors du social. Plus encore, il s'agit d'affirmer, l'origine « viscérale » ou « programmée » des conduites humaines » qui a été inscrite dans la nature et jaillirait d'une différence d'avant l'histoire, avant les relations réelles. entre groupes »". Comme le souffle du capital, l'ordonnancement racial de l'humanité apparaît comme spontané, existant en dehors des rapports sociaux. La physionomie dit l'essence et la valeur morale de chaque groupe humain ainsi circonscrit. Sa réalité est énoncée par les savants, surdétermine les trajectoires de vie et contamine l'ensemble de l'espace social dans lequel chacun doit être « à sa place ».
Cet ordre mental et social du monde n'est pas sans évoquer l'idéologie au sens marxiste, qui permet de légitimer les intérêts de la « classe dominante » et de pérenniser la nouvelle loi de la valeur. A la fois représentation biaisée du monde qui se prétend universelle et construction d'une autorité, l'idéologie est affaire de magistrats, de savants, de philosophes et de théologiens, prescripteurs de norme, mais aussi de l'État. Les mécanismes qui produisent le principe de race relèvent en effet d'institutions, qui codifient selon des grammaires raciales diverses ce qui ne seraient que coutumes ou préjugés. Parce qu'elle est l'instigatrice « d'honneur et de déshonneur publics » et que• comme pour le capital, elle en déterminant le périmètre et l'emprise sur la société en produisant et perpétuant les rouages ​​indispensables, la puissance publique a historiquement surdéterminé k rôle de chaque groupe dans le processus ce création de richesses (et donc dans la formation de classe Selon des régimes raciaux variés, elle a classifié, distingué, exproprié et séparé nuis surtout codifié, selon le statut racial, le). libre accès aux ressources dont la première est la souveraineté de soi
. régime de violence d'État particulier. Sans lui, il n'est d'accumulation primitive du capital que de lois prétendant à l'égalité, et surtout de police et d'ordre public. la différence ont institué jusqu'à aujourd'hui la vulnérabilité extrême de certaines populations. surexposées à la sont emparés et par des générations de luttes, ces deux réalités ne sont de plus jamais fixées. Le capital de Marx n'est pas celui d'Adam Smith ni de Fernand Braudel ou de l'age numérique et le racialisme des naturalistes du xvm` n'est pas le racisme que l'on a dit « sans races' •• ou le « racisme sans discriminations* » de l'antisémitisme qui caractérisent, depuis la répudiation du mot « race » après la Seconde Guerre mondiale, les indignités raciales d'aujourd'hui. Aux États-Unis. la domination des Afro-Américains a pris différentes configurations. de l'esclavage à l'exploitation prolétarienne, de la réclusion dans les ghettos et les prisons à la surexposition à la violence environnementale'.
Concepts analytiques et politiques• le capitalisme et le principe de race sont donc des caméléons. Ils s'adaptent et se reconfigurent selon les temps• les conjectures et les lieux et nous les définissons avec les termes que nous impose leur emprise sur notre pensée. On pourrait douter de la possibilité d'un saisissement « objectif « des couples capital/capitalisme et race/racisme. Pourtant, ils reposent fondamentalement l'un et l'autre sur un rapport au monde dont on peut discerner l'histoire, les principes et les finalités.

Un problème avec le marxisme
ie philosophe allemand, sans avoir été aveugle à la réalité raciale, rien fait pas grand cas. Le marxisme n'a certes jamais prétendu répondre :l la question des minorités opprimées. Mais face au mouvement ouvrier juif d'Europe, pleinement socialiste nais qui refuse l'assimilation, ou aux camarades noirs des espaces coloniaux réclamant eux aussi la reconnaissance de leur singularité historique, le premier marxisme opposa que ces « particularismes » étaient en euxmrêmes une entrave à l'émancipation. L'élucidation de la nature des .. affinités structurelles" » entre capital et race sera le travail des penseurs dissidents, marxistes, néo marxistes ou revenus du marxisme. Pour beaucoup des militants de couleur engagés dans la lutte anticoloniale, la philosophie marxiste n'est pas à récuser en bloc. Outre la validité de son analyse du capitalisme. on lui reconnaît aussi d'avoir saisi trois aspects cardinaux de la question raciale : que la race et le racisme étaient profondément liés à la propagation impériale du capitalisme, que le racisme était lié à la concurrence interne au sein de la classe ouvrière et servait à saper les bases d'un mouvement révolutionnaire et, enfin, que le principe de race n'avait aucune existence, aucune « substance » en dehors de conditions sociales définies'°.


Mais face à un marxisme orthodoxe dominant au sein des organisations ouvrières et des partis conununistes et socialistes nationaux, la voix des peuples noirs et colonisés et en particulier de ceux qui refusaient de taire l'oppression raciale ou de la relativiser aboutira souvent à une rencontre « manquée" Y. C'est donc à la marge que se constitua une tradition intellectuelle et politique qui. du Ghana à la France. d'Haïti au Pérou. dès le début du xx' siècle, a entamé un dialogue àpre avec le marxisme, qu'il a fallu « distiller" », amender, décentrer et parfois mène récuser. L'explicitation de la symbiose entre race et capital, qui ne fit que s'amplifier. irrigua ainsi en sous-main les luttes anticoloniales et dota certains militants d'un appareil critique redoutable. Bien tard dans le siècle, le penseur anglojamaïcain Stuart Hall décrira cette rencontre avec le marxisme comme un « engagement non pas avec une théorie, ni même avec une problématique mais avec un problème" ».
W. L B. Du Bois ouvrit la ^arche, nais l'espace transocéanique fut parcouni d'une mime lecture : depuis la France. le communiste sénégalais Lamine Senghor rappelait en 1927 qui« être nègre, c'est n'être bon Isicl qu'a être exploité jusqu'à la dernière goutte de son sang ou qu'a être transformé en soldat pour la défense des intérêts du capitalisme 1° n. Amilcar Cabral, héros indépendantiste de la Guinée, en rappelle la genèse : « la déshumanisation systématique de certaines parties de l'humanité - le racisme - a été intimement liée à la naissance, à la croissance et à l'expansion continue du capital et reste la marque de son développement". » Toute une partie du mouvement de la négritude considéra également le lien inextricable entre capital et race depuis leur origine esclavagiste et coloniale. Le poète haïtien René Depestre rappelle que le travailleur noir « est. d'une part, aliéné (comme le prolétaire blanc) en tant qui être doué d'une force de travail qui est vendue sur le marché capitaliste ; d'autre part, aliéné en tant qu'être au pigment noir, aliéné dans sa singularité épidermique ". n Parce que race et classe se mêlent sous le capitalisme. si le prolétaire reçoit contrat et salaire pour subvenir à ses besoins essentiels. le Noir ou l'indigène n'a ni reconnaissance légale de sa personne ni ne reçoit mène de quoi subsister et assurer sa descendance. Il faut donc comprendre. poursuit le militant et historien guyanais Walter Rodney, que u le racisme occidental est une partie intégrale du mode de production" ». raéme les plus universalistes des marxistes noirs, tels le communiste afro-américain Oliver Cox ou le penseur trotskiste trinidadien C. L R. James conviennent que « traiter le facteur racial avec négligence, comme simplement accidentel, est à peine moins grave que de le considérer comme fondamental' ». la classe est primordiale niais la vie des opprimés de couleur ne peut être subsumée, minorée, qualifiée de petite-bourgeoise et reléguée à un second temps de la lutte.
Pour toute cette tradition intellectuelle anticapitaliste et antiraciste, il s'est agi de considérer la singularité historique et philosophique de la race sous le capital et même de la penser en dehors de lui : « Les Noirs ont été ainsi les seuls a avoir éprouvé de manière quasi ontologique ou du moins dans leur chair et dans leur psyché, la violence radicale dont est porteur le principe technologique moderne".» la race s'échappe de sa matrice matérialiste américaine et devient affaire politique et métaphysique. la sous-humanité dans laquelle la colonisation et l'esclavage ont enfermé les peuples dont l'Europe avait usage créa des sujets révolutionnaires singuliers. C'est pour cela, poursuit Achille Mbembe, « que la question de la classe sociale n'épuisera jamais la question de la race" ».
Itinéraire du « capitalisme racial »
Alors que dès l'orée du x%siècle le inonde anticolonial regorge de réflexions fructueuses sur les entrelacements entre capital et race et envisage les meilleures stratégies à même de les combattre, la répudiation conjuratoire du mot « race » après la Seconde Guerre mondiale, les décolonisations et les droits civiques aux États-Unis dès la fin des années 1960. ainsi que l'exceptionnelle prospérité des démocraties capitalistes les rendent inaudibles. Parce que l'on veut croire que l'invalidation du racisme biologique ou légal sonne la fin de la race, on ne pense plus celle-ci que comme le passé de l'Occident, le vocabulaire d'une honte également. alors que lecapitalisme glorieux promet un avenir égalitaire et la meilleure garantie pour abolir les distinctions.
Il est pourtant un pays, excroissance de l'Europe sur une extrémité australe, qui voir sa pleine inscription dans la modernité capitaliste s'adosser à mi régime de violence raciale nommée « Apartheid ». En 1948. l'Afrique du Sud formalisa en effet des siècles d'occupation coloniale et de politique raciale tout en attirant les investissements du monde entier. Face aux appels au boycott du pays par les activistes anti Apartheid, élites et possédants prétendent que la croissance économique et le développement d'un extractivisme financier et industriel avant -gardiste permettront la réconciliation nationale. Le Parti communiste sud-africain. opposant principal au pouvoir raciste aux côtés de ÉANC (African National Congress). participe alors d'un renouveau théorique destiné a penser l'action. Dans la seconde moitié des années 1970, entre l'Afrique du Sud et Londres où ils sont bien souvent en exil, Martin Legassick. David Henson et Harold Wolpe, marxistes dissidents blancs, démontrent que le capitalisme sud-africain prospère non pas malgré, nais grâce à la ségrégation et a l'exploitation des Noirs dans les Bantoustans, l'un des nombreux exemples de ce que le capital sud-africain doit à la race".
Disputé. leur concept de « capitalisme racial » devient une grille d'analyse adoptée par l'intellectuel et militant sud-africain le plus important du temps, le combattant noir proche de Mandela. Neville Alexander. Incarcéré dix ans A Robl'en Island. il démontre à son tour dans l'ouvrage qu'il écrit en captivité qu'en Afrique du Sud, les relations sociales sont mystifiées en « relations raciales n. c'est-à.dire que la race est la forme concrète sous laquelle la classe y apparaît et que l'on ne peut donc en aucun <as découpler la lutte". Au Forum do Comité national (groupe proche du mouvement nationaliste de la Conscience noire) qui se tient à Hanmanskraal en 1983, Alexander proclame : « la lutte contre l'Apartheid n'est que le point de départ de nos efforts de libération l...l :l'.Apartheid ne sera vaincu qu'avec l'éradication du capitalisme racial" ».
ta mime année, un chercheur noir états-unien du nom de Cedric Robinson, familier des analyses sud-africaines publie un ouvrage intitulé Mannsme noir", qui reprend l'expression de « capitalisme racial ». Il postule que l'Europe avait déjà très têt, en décrétant leur infamie héréditaire, racialisé Juifs, Slaves, misérables et autres parias de l'intérieur, avant même l'émergence d'un capitalisme qui se serait dès lors déployé naturellement sur ce terreau primordial. Par conséquent, tout capitalisme, pas seulement en Afrique du Sud, est racial en ceci qu'il produit et perpétue systématiquement la hiérarchie entre les groupes humains. Lui aussi sceptique sur la pertinence de la philosophie marxiste pour penser l'hydre moderne. Cedric Robinson suggère une contre-histoire de la résistance au capitalisme. menée par les premiers Noirs fugitifs des Amériques et poursuivie par une « tradition radicale noire ». Ici encore. son analyse est amendée. disputée et contestée, mais l'idée forte, celle qui faisait son chemin parmi les militants de part et d'autre de l'Atlantique, est aujourd'hui l'objet d'un questionnement scientifique et politique foisonnant. Les États-Unis sont bien sûr la source de cette réflexion renouvelée mais rappelons-nous qu'ils ne sont que l'aboutissement de la longue invention européenne de l'Amérique : Marx et Engels nous mirent en garde contre le mirage d'une Amérique qui serait un monde absolument u nouveau », territoire vierge dont l'immensité de l'espace abolirait l'emprise de l'histoire". L'hydre du capital et de la race qui y a trouvé sa terre d'élection est le fruit d'une histoire et d'un dialogue transatlantique de cinq siècles a ressaisir.
Cette histoire débute comme ce livre en 1492 et voit l'hydre se déployer lors du colonialisme européen de l'âge mercantile où sont constituées les grandes Institutions qui la produisent : la plantation, la multinationale, l'Académie et le code juridique. On comprendra ensuite comment, au nom de l'archaïsme et de l'inefficacité de ces institutions a l'âge du capitalisme moderne, les
théoriciens et défenseurs de ce dernier ont prétendu que la domination raciale n'était qu'un vestige, et qu'une nouvelle société d'abondance, sans <haines ni fouet, pouvait advenir. Adam Smith et Robinson Crusoé incarnent la puissance de ce récit. Celui-ci accompagne sans discontinuité une hydre qui redouble pourtant de puissance lorsque l'impérialisme et l'ordre colonial se réinventent à la fin du mer siècle. Les idéologies qui se constituent alors. du Tocqueville libéral aux socialistes français antisémites, cristallisent l'entrelacement jamais dénoué entre race et capital. L'ambition de ce livre consiste donc, en retraversant cette histoire, A reprendre la conversation trop vite interrompue entre Karl Marx et Martin Luther King.


LIVRE 1 ORIGINES

Lorsqu'il débarque par mégarde aux Antilles, Christophe Colomb inaugure sans le savoir la Renaissance d'uni monde et la disparition d'un autre. Il ignore tout autant qu'il s'apprête à ouvrir l'ère de la mondialisation et dune accumulation inédite du capital sails laquelle la révolution industrielle n'aurait sans doute pas eu lieu. Consumé par l'esprit de croisade, le Génois amorce ainsi dès son arrivée un impérialisme singulier que l'on nommera colonialisme'.
ta domestication de la nature et des hommes (ut d'emblée en effet, on le lit dans son journal de bord, le projet de Colomb. Dans ses lettres a la couronne d'Espagne, dont il est l'obligé, le Génois recense méticuleusement les espèces d'arbres et de plantes, relève la topographie et ausculte la terre en quête de métaux précieux. Il est dans le Sine temps très laconique sur les paysages et les espèces qui ne relèvent pas de la monétisation. te prospecteur fait ainsi grand cas dans sa correspondance des usages possibles de la terre. En soulignant le potentiel commercial d'un capital naturel dont il devine l'ampleur. il espère convaincre la reine Isabelle (' de Castille de financer ses futurs voyages. Mais son travail d'estimation de la rentabilité de la nature consacre aussi un nouveau rapport a l'espace et au temps. L'opération comptable permettant de quantifier le profit sur le temps long est justement rendue possible lorsque. avant mente son deuxième voyage, son compatriote, le moine franciscain inca Pacioli, publie en 1498 sa Summm de aridnerira, yonetria. de proportioni et de proportioalita, pavant les principes élémentaires du capitalisme moderne'. Avec le livre de comptes « à partie double », le marchand peut désormais enregistrer non plus seulement le passé - créances et dettes . mais recettes et profits à venir. Envisageant les mouvements de la monnaie, Colomb, marchand plus quexplorateur, est bien un homme du capital.
Mais II est aussi l'homme d'une vieille histoire, celle de la chrématistique, cet amour vain de l'or dont Aristote déjà soulignait la dimension perverse lorsqu'il devient insatiable. Consumé et aveuglé par sa recherche éperdue de l'« or sans fin *de Cipangu (le none donné par Marco Polo au Japon), Colomb veut croire toute sa vie avoir posé le pied en Asie. Cette conviction provoqua paradoxalement l'invention d'une nouvelle géographie, d'un nouveau continent et d'un nouveau peuple, les « Indiens ». Et parce que ces indigènes sont du côté de la nature, ils savent où cet or est enfoui, et sont sommés de le révéler au conquérant et d'aller l'excaver pour le lui offrir. C'est à un tel dessein que répondent les descriptions faites par Colomb de leurs moeurs et de leurs corps:
« Ils j...] nous ont apporté des perroquets, des pelotes de coton, des lances et bien d'autres choses qu'ils échangeaient contre des perles de verre et des grelots. Ils échangeaient volontiers tout ce qu'ils possédaient. J.4 Ils étaient bien charpentés, le corps solide et les traits agréables. (...J Ils ne portent pas d'armes et ne semblent pas les connaître car, comme je leur montrai une épée, ils la saisirent en toute innocence par la lame et se coupèrent. Ils ne connaissent pas l'acier. leurs lances sont en bambou. J...] Ils feraient d'excellents domestiques. J...J Avec seulement cinquante hommes, nous pourrions les soumettre tous et leur faire faire tout ce que nous voulons'. »

Le geste colombien instaure une interaction spécifique entre les hommes et le monde
naturelles mais aussi des hommes du cru. Les neurales, comme les nomment les Espagnols, suscitent donc un Suie élan spéculatif quant a leur origine, les spécificités endémiques et les principes qui président à leur singularité. Colomb décrit méticuleusement ces êtres dont l'apparence, la société et les moeurs ne correspondent pas a l'idée qu'il se fait des civilisations sophistiquées de la Chine ou de l'Inde. Ils ne ressemblent pas davantage aux monstres du bout du monde évoqués par Marco Polo. Mais. indéniablement. ils ne sont pas non plus des semblables. L'époque médiévale s'interrogeait déjà sur les frontières naturelles et historiques entre les espèces et les humains. mais la différence devient un objet biophysique inédit aux Amériques lorsque s'y adjoint la confiscation systémique des terres, l'exploitation des corps-marchandise et l'appropriation totale. Affirmant être arrivé en Inde et peut être en Chine. le navigateur aveuglé efface les peuples réels pour qu'ils soient bel et bien des Asiatiques recouverts d'or. Ce projet impérial-la n'est plus tant le vol des terres par les Européens que l'effacement des structures anciennes pair, d'une table rase, faire de ce » nouveau monde » leur monde.
Avant l'arrivée de Colomb aux Antilles, les indigènes se comptaient par centaines de milliers, peut-être Sine étaient-ils plus d'un million. En 1514, après vingt-cinq ans de travail forcé, de guerre et de destruction de leur mode de vie, il demeure à peine plus de 30 000 tanins, les indigènes d'Ayiti (qu'il rebaptisera Hispaniola et que l'on commit sous le nom d'le de Saint-Domingue). Les Arawaks disparaîtront définitivement un siècle plus tard : comme le dénonce Las Casas. qui retranscrit les textes de Colomb et en loue la grandeur. en quelques années. l'asservissement des tribus .Arawaks des Grandes Antilles - Haiti, Cuba, la Jamaïque, Porto Rico - rendait leur disparition irréversible. Ces décimations furent causées par les deux logiques structurantes de ce premier capitalisme colonial : l'extraction des ressources de la terre par la dépossession et l'extirpation de l'énergie humaine nécessaire par la violence disciplinaire et la négation de la souveraineté des indigènes sur leurs corps. Ce sont elles, avant la variole ou la rougeole, qui provoquèrent l'extinction des Tainos.
Lors de son deuxième voyage de retour, Colomb ramènera lui-même près de cinq cents captifs indigènes en Espagne (dont deux cents meurent pendant la traversée) pour, ainsi qu'il l'avait promis a la Couronne, les vendre comme esclaves. Aux Antilles, ces derniers étaient contraints de rapporter de l'or sous peine de torture ; en Europe, ils seraient la source de profits plus grands encore. L'esclavage et l'accaparement des terres s'inscrivent alors comme une nécessité historique de l'Amérique. Inventée par l'Europe. cette terre inaugure une géohistoire inédite fondée sur un commerce total, transatlantique. puis mondial, qui réclame une nouvelle grammaire de la valeur du monde et une nouvelle conception de l'habitation de la terre. Désormais, il faut mettre la terre et ses créatures au travail et ne les envisager qu'au prisme de profits futurs. On a longtemps débattu de la permanence féodale des modes d'extraction du travail dans ce monde colombien du travail forcé et de la domination raciale. Mais, dans Le Capital. Marx révoque-t-il pas Colomb pour illustrer le pouvoir désormais suprême de l'argent ? Il cite ainsi, pour illustrer la démence de l'âge nouveau, cote phrase écrite par Colomb en 1503: « L'or est une chose merveilleuse ! Qui le possède est maître de tout ce qu'il désire. Au moyen de l'or on peut Sine ouvrir aux âmes les portes du Paradis'. » Argent félichisé, croissance, marché mondial, productivité. extraction et production de valeur sont déjà des principes guidant l'invention du monde trouvé. Indéniablement. 1492 est capital.

CHAPITRE 1
L'invention de l'Amérique ou le devenir-monde
du capital
. ta maternit& le capital et l'Amérique latine naissent le Mine jour'. »
Anibal Quijano
Cette évidence ne s'est pas toujours imposée. Lorsque, dans les années 1990, le penseur péruvien Anibal Quijano et le philosophe argenthno-mexicain Enrique Russel, en dialogue avec le marxisme, posèrent la matrice coloniale et la date de 1192 au fondement du capital, ils s'attirèrent les sarcasmes et les foudres de bien des historiens européens.' route histoire du capitalisme est en effet fondamentalement politique'. Nier l'idée que la domination coloniale. le patriarcat ou la dévastation environnementale furent consubstantiels au capitalisme relève certes d'une posture de défense de la modernité occidentale. Salis cette réfutation participe aussi du discours capitaliste consistant à perpétuellement désavouer son origine, à dissocier fond et forme dans un effort de répudiation d'une violence stnicturelle et d'une logique interne de domination. A l'image de « la scène primitive des sources du pouvoir » décrite par David Hume, qui « ne supporte pas le regard », tenter de dévoiler l'origine colombienne du capitalisme semble relever « d'une sorte d'obscénité a'. Peut-être mène, indique la théoricienne marxiste Ellen Meiksins Wood, cette capture de l'histoire du capitalisme. que l'on veut pure. revient elle « plus ou moins consciemment » à considérer « la supériorité du capitalisme en y voyant l'étalon universel du progrès le plus naturel qui soit »I*.
1492 est-il l'an I du capital ?L'épistémologie du capitalisme ne sera jamais achevée, chaque génération lisant en lui le reflet de son temps. Mais l'éclairer à la lueur de l'histoire - et plus encore de l'histoire globale - permet d'ouvrir des champs de lecture critique, et de se défaire du lieu commun, à la fois libéral et marxiste, associant la naissance du capitalisme au salariat et à la machine à vapeur, sous les fumées anglaises de l'ère industrielle.
Depuis des décennies, historiens et théoriciens du capitalisme venus de tous horizons ont distingué le principe capitaliste du capitalisme comme système - ses âges, ses formes et ses métamorphoses. Ils ont éclairé la diversité des configurations capitalistes. dont Max Weber posait la première occurrence en 1517, le verbe luthérien donnant selon lui au capitalisme sa force évangélique. rernand Braudel. pionnier dans l'histoire longue du capitalisme, en datait lui l'émergence au ma' siècle, l'ancrant résolument à la formation de l'Étal moderne. Plus qu'un mode de production et d'accumulation du profit, le capitalisme est en effet un mode de pensée nouveau, un « esprit », une rationalité singulière propre à satisfaire cet appétit de gains jamais assouvi. C'est aussi un nouveau rapport au temps et à l'espace : inséparable d'une « géographie » et d'une « géopolitique » mouvantes, il est illusoire de le croire invariant'.
Après d'infinies disputes parmi les marxistes orthodoxes, de nouvelles générations de penseurs postmarxisles, écomarxistes, marxisants ou hétérodoxes ont elles-mèmes largement abandonné doxa et chronologie étroite du capitalisme industriel. Elles s'accordent pour souligner que son émergence fut solidaire de celle de la modernité occidentale, et que celle-ci n'advint que par le contact de l'Europe avec le « reste' » du monde. lntnunuel Wallerstein démontra ainsi dès les années 1970 que « le capitalisme historique est indissociable du système. inonde moderne élaboré à partir du xvI siècle' ». Plus récemment. l'historien et sociologue Main Bihr souligne l'inflexion décisive de 1415, première incursion des Européens en Afrique et début de lige des grandes conquêtes coloniale?. Enfin. les travaux historiques les plus convaincants invitent également à lire le capitalisme » au prisme de l'histoire globale» », oh le rôle majeur de l'économie atlantique commencée en 1192 ne fait aucun doute'.1492: rapine ou capitalisme ?
te mot « capitalisme »apparaît dans l'Allemagne des années 1880. Pour les socialistes d'alors, il s'agit de nommer, mais aussi d'analyser le système économique dont ils voient les effets funestes en Europe. Ce système de création de valeur est pourtant présenté par les penseurs de l'économie politique du temps comme une libération des « entraves héritées » par des « rodes rationnels de coopération »". Ive développement des forces productives en Europe à Père moderne s'expliquerait ainsi par une conception aboutie de l'organisation du travail, que ces premiers économistes théorisent sur le modèle des sciences naturelles. Marx. dénonçant leur déshistoricisation. leur vision irénique du travail et de la propriété. veut, lui, établir une science du capital qui révèle son principe de domination. Ainsi, pour le philosophe allemand, le capitalisme abouti est, par essence, un système fondé sur l'accaparement d'une partie du travail humain parle capital. Il nomma ce dernier prédicat « l'extraction de survaleur », dont le but est le maintien d'ut taux élevé de profit. Le capitalisme est donc pour lui un écosystème économique fondé sur l'accumulation infinie de la valeur par l'exploitation du travail salarié. Il s'agit d'un rapport social, d'un mode de relation entre ceux qui possèdent les biens-capitaux et ceux qui, en étant dépourvus. ne peuvent survivre qu'en vendant leur force de travail. Le marxisme pensera la dynamique du capitalisme I partir de la confiictualité qui en résulte au sein des rapports de production, opposant ceux qui se sont approprié l'outil de production à ceux qui en sont dépossédés. À partir de cette métamorphose. qui transforme irrémédiablement terre et travail. un mouvement irrépressible se met en place. par lequel de sa forme argent à sa forme marchandise, « le capital est la valeur qui non seulement se conserve nuis encore s'accroit cumule valeur H...] en un procès indéfiniment recommencé" ».
Le capital est donc moins un « objet » - biens accumulés ou facteurs physiques de production - qu'un « processus », une forme d'investissement fondé sur la perspective de profits à venir"... Les richesses matérielles, en tant que biens destinés à produire d'autres biens, constituent le capital. qui n'est qu'un moyen de la quête capitaliste". » W circulation des
marchandises est certes le point de départ du capital, mais l'économie de marché ne suffit pas pour répondre au principe capitaliste de la « valorisation des richesses qui n'a d'autre fin qu'elle-Mme [pari la captation des flux économiques" ». 11 ne s'agit plus d'une économie d'échange où l'on vend pour acheter selon ses besoins, niais d'acheter pour vendre plus cher : M-C-M' (money, l'argent, changé en comoxdlties, marchandises. elles-mêmes changées à nouveau en argent) est désormais la formule générale du capital". Le capitalisme, irréductible d la seule quête du profit ou même au marché, est à la fois abstraction et rationalisation, organisme doté selon Marx de lois et de dynamiques qui le rendent irrépressible. Inscrit dans le temps long de l'histoire, il est une « totalité organique ». L'historiographie contemporaine la plus éclairante a ainsi confirmé et approfondi l'analyse du capitalisme comme avant tout une relation au monde rassemblant flux de pouvoir. de capital et d'énergie, bouleversant irrémédiablement le rapport à l'espace. à la nature, comme au temps. Cette reconfiguration du monde fut une conflagration.
Adam Smith décrivait pourtant une progression naturelle des sociétés vers leur épanouissement capitaliste, une métamorphose naturelle et paisible des modes de production et de propriété favorisés par l'émancipation progressive de l'esprit européen et le souffle de la modernité. Marx réfute une telle fable : « C'est la conquête. l'asservissement, la rapine a main armée, le règne de la force brutale qui ont joué le grand rôle. l...J Les méthodes de l'accuulation primitive sont tout ce qu'ion voudra, hormis matière à idylle".» C'est un épisode de violence et d'assujettissement inaugural qui fit selon lui advenir le capitalisme : la confiscation brutale des terres communales que se partageaient les paysans anglais. majoritairement libres jusqu'aux xvi et xvii siecles. En effet, face à la stagnation du rendement des terres, alors que la population ne cesse d'augmenter, les espaces communs sont privatisés et jonchés de clôtures, ce que l'on nomme le mouvement des enclosures. tes paysans, qui produisaient jusqu'alors les biens essentiels à leur subsistance, sont privés de leur moyen de survie. Ils sont contraints à se « prolétariser », c'est-à dire à vendre leur force de travail dans les usines. Cette dépossession de la terre est la révolution inaugurale du capital :
« La spoliation des biens d'église. l'aliénation frauduleuse des domaines de l'État, le pillage des terrains commnaux, le transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l'accumulation primitive. ils ont conquis la terre à l'agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l'industrie des villes les bras dociles d'un prolétariat sans feu ni lieu". »
Cette violence « n'est pas matière à conjecture », conclut le philosophe,« elle est écrite dans les annales de l'humanité en lettres de sang et de feu indélébiles" ». Marx donne ici le récit de fondation du capitalisme à la manière d'un théologien, c'est-à-dire dans un mélange d'abstraction et d'historicité, ce qui donne à son texte une forme d'ambiguïté. Si l'accumulation primitive du capital ainsi décrite est matricielle immuable dans sa violence, on ne sait quelle est sa temporalité. Tantôt II se situe au plan systémique (le capital répond :à une logique structurelle d'appropriation qui détrtuit les structures sociales exogènes afin d'uniformiser la forme salariale et la propriété privée), tantôt au plan historique restreint (les rncbsures anglaises). Néanmoins, même s'il semble faire de 1492 un hors sujet du capitalisme avec cette dernière lecture. il suggère l'onnricmnté des racines du capital européen. En effet, la prédation écologique et humaine descolonies du « Nouveau Monde » constitue bien plus qu'un préalable, rien de moins que le premier combustible du brasier capitaliste :
« La découverte des contrées aurifères et argentifères de l'Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes Orientales. la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accmulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore'». »
Quelque chose de fondamental naquit en t492. que perçut également Friedrich Engels : une ère inédite de prédation. Certes. « c'est l'or le mol magique qui poussa les Espagnols à franchir l'océan Atlantique pour aller vers l'Amérique :l'or était la première chose que demandait le Blanc. dès qu'il foulait un rivage nouvellement découvert" », nuis » ce besoin de partir au loin à l'aventure », comprend Engels, « malgré les formes féodales ou à demi féodales dans lesquelles il se réalise au début, était. à sa racine déjà J...J essentiellement destiné à l'acquisition de la terre »". Prcduil du développement historique du capital. le colonialisme espagnol offre ainsi « à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d'action », qui peut alors mondialiser le capital. Grâce à la terre d'Amérique, cette bourgeoisie universalise le marché capitaliste en « refoulant à l'arrière-plan toutes les classes léguées par le Moyen Age" » et toujours, plus prospère, elle accumule un capital décrit par Marx comme «suant le sang et la boue par tous les pores ».
Esquissé. et parfois contredit dans Le Gysi4d mime ce raccordement de la conquête colombienne au mécanisme fondateur de l'accumulation primitive du capital ne cesse de nourrir l'exégèse marxiste, où l'on dispute l'espace et la temporalité de cet acte premier. Lors d'échanges célébres" sur la transition du féodalisme au capitalisme, s'opposent ainsi les marxistes « politiques », ne se vouant qu'au Marx du Capital - défendant l'idée que cette accumulation initiale est moins foncière que sociale, et historiquement située dans les campagnes anglaises remembrées au xvd siècle" -.aux marxistes dissidents, qui ont lu dans son ceuvre une invitation à penser que la violence extra-économique de l'accumulation du capital était bien antérieure et qu'elle test. par définition, jasais révolue. Selon ces derniers, cette dépossession s'exprime seulement sous d'autres modalités, en particulier parce que sa brutalité est dorénavant maquillée et normalisée parla loi et le droit. Le capitalisme, ordre institutionnalisé do « droit de capture" », fabrique désormais structurellement des nouveaux rapports sociaux marqués par la domination sur l'espace et les hommes''. Ce que le marxiste anglais David Nancy nomme l'accmulation « par dépossession » n'est alors pas « originelle, révolue ou contingente au capitalisme mais "primordiale" N. Le capitalisme doit se comprendre comme un mode fondamental de prédation. supposant la violence constante de l'État « sans laquelle le capital n'aurait pu se constituer et ne pourrait survivre" ».
La date de 1992 prend alors toute sa pertinence, non pas parce qu'elle incarnerait une hypothétique datation du capitalisme. anis parce qu'elle en élucide la logique organique. Pensé comme processus d'accumulations-dépossessions-subordinations. inauguré avec la conquête de l'Amérique et sempiternellement rejoué. le capitalisme pourrait ainsi être qualifié. connue le fait avec ironie la théoricienne féministe et marxiste Itoswitha Scholz, de « Christophe Colomb à l'infini" »,
LE DEVENIR-CAPEGAL DD MONDE
L'ampleur inédite de l'extraction minière du sous-sol américain qui résulta de la conquéte constitua un trésor » exceptionnel qui favorisa l'avènement du capitalisme européen. nuis cette donnée ne suffit pas à en assurer la formation. On douterait mène de la corrélation entre conquéte de l'Amérique et essor du capitalisme à observer l'Espagne et le Portugal à l'époque moderne : ces principaux bénéficiaires des métaux précieux mexicain et péruvien n'ont en effet pas semblé concernés par la transformation capitaliste de l'Europe au xvnf siècle. Plus encore, la nonne de richesses venue d'outre-Atlantique finit par constituer un fardeau pour une péninsule Ibérique frappée par l'inflation et prisonnière d'un rigorisme religieux qui maintint un mode de production encore largement féodal". L'Espagne des Habsbourg. endettée par ses engagements militaires contre l'Empire ottoman, doit également recourir au trésor des Amériques pour rembourser ses créanciers, et son économie domestique est incapable de résister A la concurrence des autres nations européennes.
Mais hors de la péninsule Ibérique, les profits de l'extract ion minière et du commerce avec les « Indes orientales a furent pour l'arrière•pays européen, des facteurs essentiels aux investissements ultérieurs et aux innovations techniques, financières et commerciales sur lequel le capitalisme put s'ériger". Tous les pays d'Europe du Nord en premier lieu la Hollande et l'Angleterre, ont ainsi bénéficié des nouvelles routes atlantiques ouvertes par Colomb et du développement du crédit qui en résulta. Les fortunes rapatriées des Amériques furent. par l'entremise des banques européennes, essentielles au financement des expéditions coloniales hollandaises et anglaises. Mieux encore, profitant de la dette souveraine espagnole, qu'ils rachetèrent, les banquiers italiens renflouèrent les coffres des banques d'Amsterdam, de Londres ou d'Anvers ". Précoces dans la mondialisation et la transformation de leur mode de production, ces pays du Nord ont été capables d'intégrer ce capital accumulé à un régime économique déjà orienté vers la rationalité productive et un régime de droit moderne. C'est en effet en exportant en Asie les marchandises d'Amérique qu'une bourgeoisie commerciale capable de perpétuer le marché au long cours a pu métaboliser un système-monde prolo-capitaliste". Les Pays Bas, « pionniers du capitalisme » et première puissance coloniale au xvd siècle, dont financiers et négociants raccordent les Amériques aux Indes orientales, sont l'exemple meule d'une modernité formelle du capital dont l'origine est en bonne part le butin américain.
Mais ce qui est fondamental dans l'américanité du capitalisme moderne est qu'il intègre en son sein des modes d'exploitation du travail - A commencer par l'esclavage - traditionnellement perçus comme précapitalistes ou hors capitalisme. En réalité, toutes les formes de travail forcé et toutes les terres indigènes spoliées sont transformées en valeurs monétaires et circulent d'une banque européenne à l'autre, assurant spéculation, productivité, investissements, matières premières et marché captif. L'esclavagisation de niasse des Amérindiens, puis des Africains déportés, fut intégrée à un réseau mondial d'échanges qui participa de la modernisation interne du système productif européen. L'économie atlantique autorisée par 1492 a permis au capitalisme agraire et portuaire anglais de s'étendre et de se métamorphoser. Espace fantôme et pourtant crucial, la plantation des .Amériques fut indispensable à la structuration du capitalisme et à sa mondialisation. Comme le relève l'anthropologue marxisant James filant. si « les Européens en sont venus à dominer le Inonde, ils l'ont fait parce que 1492 a inauguré un ensemble de processus historiques mondiaux qui ont donné aux proto-capitalistes européens suffisamment de capital (...) pour commencer la destruction des communautés prolo-capitalistes concurrentes partout
Marx observe les taux de profits extravagants réalisés dans les colonies américaines et « la nature des changements sociaux impliqués par l'accumulation systématique à grande échelle du capital technique, financier et humain, ainsi que de la genèse concomitante des révolutions industrielles" a, mais, n'y discernant que l'antichambre du capitalisme, il ne formalise pas la colonisation du monde extra-européen dans la dynamique du capital.
Ce n'est qu'en 1902, avec l'invention du mot « impérialisme » par l'Anglais John Hobson, que le marxisme a commencé à théoriser le rapport de nécessité entre capitalisme et conquêtes ultramarines. Le grand o«IJiommmcnto du marxisme européen sur la question de son impérialité et de la relation entre son centre et ses //urges revient à la théoricienne et révolutionnaire allemande Rosa Luxemburg. En 1917, soit trois ans avant la parution de l'essai célèbre de Lénine, impérialisme, stade suprr"mr du «vitalisme, elle publiait 1:ACcomidnrion du capital, qui postulait non seulement la nécessité impériale du capitalisme, nuis érigeait cette nécessité en dynamique nécessaire à son fonctionnement. En reprenant l'expression« accumulation primitive du capital », la fondatrice du Parti communiste allemand entendait corriger Marx en soulignant l'importance d'observer les modes de production non capitalistes de la périphérie et leur interaction avec le capitalisme, tant est structurelle l'expansion de ce dernier.
L'impérialisme. test -à -dire l'accumulation de terres hors de l'Europe, n'est pas un moment de la maturation capitaliste, nuis un trait intrinsèque de sa nature. Il n'y a pas de capitalisme historique sans logique impérialiste du mode de production capitaliste. La prédation des outremers, la spoliation des ressources et la domination des colonisés sont des répétitions de l'expropriation des paysans anglais de l'époque moderne :.. Le capital pratique aujourd'hui encore ce système (d'accumulation par expropriation) sur mie échelle autrement plus large, par la politique coloniale". » L'accumulation du capital. force motrice première dans le développement du système- monde, impose l'appropriation de terres nouvelles". Incapable de survivre A la chute tendancielle du taux de profit, le capitalisme cherche donc de nouvelles sources d'extorsion de la survaleur. Il lui faut, écrit Rosa Luxemburg... des couches sociales non capitalistes comme débouchés pour sa plus-value. comme sources de moyens de production et comme réservoirs de main-d'oeuvre pour son système de salariat" ». Ce capitalisme immature de la périphérie permet de résoudre la surproduction ou « survaleur » non consommée. Pour cela, les capitaux internationaux pénètrent les marges. puis les puissances impériales à leur service font des sujets coloniaux des capitalistes eux-mimes ".
Désormais, c'est .. l'empire colonial a, plutôt que l'État-nation, qui est interprété connue le cadre juridique spécifique dans lequel le capitalisme a historiquement émergé conne système nondial'O. l'impérialisme est donc une propriété du capitalisme, non dans un simple rapport de prédation. mais selon une logique d'extension du champ de ce que Marx nommait « les forces productives » - machines. terres, minéraux. travailleurs. animaux. savoirs et techniques._ tout ce qui permet de « s'approprier plus encore la nature et produire la richesse sociale ' ». D'une certaine manière, le capitalisme « impérialise » tout ce qui relève de logiques non capitalistes". En éclairant cela. Rosa Luxemburg, la première, introduit le domaine du colonial dans l'appareil critique de la pensée marxiste.
L'EMI'REIN'fE COLONIALE DU cAPrrAL
Certes. les historiens se méfient de ridée de l'« événement-monstre" » qui. à lui seul, aurait introduit la rupture dans le cours de l'histoire. Néanmoins, le geste impérial inauguré en 1492, « acte constitutif du système-monde moderne ». entièrement dédié à l'accumulation du capital", est colonial : il suppose non seulement l'accaparement des terres par la dépossession violente niais la destruction des formes de vie existante pour permettre repeuplement et réinvention des relations naturelles et sociales".
L'économiste marxiste Samir :min, participant à la relecture critique d'une histoire du capitalisme trop « eurocentrée ». souligne dès les années 1970 que « la domination culturelle de l'Occident ne lient pas A l'universalisme de ses valeurs. Elle ne s'est accomplie avec succès. à l'échelle de la planète, que parce qu'elle s'est attachée au projet mondial du capital'° w. mais à la racine de ce projet, il est une destruction créatrice sans précédent, une décimation ethnocidaire, qui fait de l'accaparement de l'Amérique un point de bascule :
Peur moi 1992 symbolise donc moins tin point de rupture, que le point de départ de l'accélération de ces transformations du monde I...)• L'Amérique a rempli une multitude de fonctions décisives pour le capitalisme européen, de plus elle a impliqué trois destructions gigantesques : celle des civilisations amérindiennes, décimées en quelques décennies ; celle des sociétés africaines, asservies et soumises à la traite ; celle de l'Orient civilisé, dont le commerce s'est effondré du fait de l'exploitation de l'Amérique. C'est évidemment le prélude aussi de l'explosion rapide de la révolution industrielle". »
On ne peut qu'admettre, comme nous y invite Stuart Hall, que cet événement-ci « n'a jamais été une intrigue marginale au sein d'une quelconque histoire plus large comme le passage de la féodalité au capitalisme en Europe occidentale », mais qu'il occupe « la place et l'importance d'un événement historique mondial" ».
Ce sont bien sûr les théoriciens sud-américains eux-mêmes qui. à rebours de la lecture messianique du capitalisme proposée par les libéraux et les marxistes orthodoxes, ont recentré 1492 dans l'histoire du monde et élucidé ce que „ l'invention de l'Amérique" » avait signifié pour l'Europe, le capitalisme, et surtout pour les nations premières américaines elles-mêmes". Leurs analyses soulignent que la conquête et la colonisation de l'Amérique furent plus qu'un accélérateur de croissance et de flux de capital. A la différend' d'autres régions frontières à la marge du centre de la machine capitaliste telle que l'Europe centrale, l'Amérique, notent-ils, fut incapable de résister A l'anéantissement politique. démographique et culturel. L'écrasement des sociétés traditionnelles par les modes de production capitalistes, l'annihilation de ses civilisations dans le fantasme asiatique de Colomb, la négation do sujet américain, tel fut le prix que l'Amérique paya pour être convertie au capitalisme. Invention « géosociale ». l'américanité selon les Européens imposa un répertoire et un mode opératoire nouveau : une hiérarchie mondiale déterminant, par la division du travail et l'accès aux ressources, la division possédants/exploités, nais également la frontière entre Européens/indigènes et esclaves".
A cet égard, comme le regrettait l'intellectuel argentin José AricS, Marx mécomprit fondamentalement l'Amérique latine". Le travail de réinterprétation critique du marxisme en Europe a certes déjà établi que le capitalisme pouvait abriter différents modes de production etque l'exploitation du travail non libre,conune le recours à une expansion géographique constante, lui était Indispensable. Mais les marxistes critiques latino-américains ont ressaisi l'analyse, raflant le matérialisme historique de la doxa qui postule une Amérique coloniale « archaique », voire féodale, relevant d'un mode de production « asiatique » tel que le décrivait Marx dans sa cartographie historique. Au tout début du xx' siècle. José Carlos Mariàtegui. philosophe péruvien, militant indigéniste et figure majeure du marxisme sud-américain, suggérait au contraire que loin de se limiter à la dualité capital/travail, le capitalisme associait bien des relations de production, compatibles avec la logique coloniale. Avec d'autres, Mariàtegui réfine ainsi la thèse de rénine selon laquelle l'impérialisme serait « le stade suprême », c'est-à-dire un tgrrès-coup du capitalisme, pour montrer que 1.492 fut d'emblée un geste impérial et déjà une modalité du capitalisme en sa périphérie.
Le terme de « capitalisme colonial » fut ainsi forgé dans les années 1950 par l'historien mexicanoargentin Sergio Baga, afin de désigner non pas une forme parmi d'autres de capitalisme, mais sa nature méme (conta' Cedric Robinson le fera en parlant de « capitalisme racial" »). Le régime colonial mis en place par les Espagnols et les Portugais, qui imposèrent la logique extractiviste déjà connue, faite de monoculture et d'esclavagisme, fut donc non seulement capitaliste, mais essentiel à l'extraordinaire métam rphose que le capitalisme devait provoquer en Europe les siècles suivants. Sans la profonde reconfiguration du monde qui découla de 1492, l'Europe n'aurait pu quitter sa « position encore marginale » au sein du système-monde et « imposer son hégémonie »".
Li déstructuration des rapports sociaux préexistants et l'établissement d'une nouvelle hiérarchisation des hommes et de la nature supposa également une organisation opératoire des groupes humains entre Européens et peuples dépossédés de leurs terres et de leurs corps. La «colonisation » capitaliste inaugurée en 1492 » n'est pas uniquement le fait de voler des terres, de dominer politiquement et d'exploiter économiquement un autre peuple, c'est aussi une manière d'habiter, de penser les raisons de son existence sur certaines terres, les relations qui y sont ou non rendues possibles" ».
Cette nouvelle rationalité européenne semble étrange à un Indien Tupinanba qui s'étonnait en 1576 de l'appétence des Européens à traverser l'Océan après bien tes périples afin d'acquérir des quantités de pernambouc (ou bols du Brésil), comme s'ils « n'en [avalent] jamais assez et [revenaient] chaque année pour accumuler plus de bois encore ». Le missionnaire européen à qui il adresse ces propos lui explique que le marchand qui vend le bois en question fait de substantiels profits, qu'il amasse un capital dont il pourra jouir en partie avant de le transmettre A ses descendants. Plus encore dérouté, l'Amérindien conclut que les Européens sont certainement fous, eux qui ont déjà des arbres, et une terre qui pourvoit à leur subsistance. L'Européen. témoin des « rapines » commises par ses compatriotes, tente alors de décrire cette déraison au coeur du capitalisme naissant : « travailler. endurer, amasser, s'enrichir, transmettre les richesses amassées » et surtout obéir à une irrépressible « volonté de croissances' ».
Écologie-monde et u Capitalocène »
L'année 1492 marque une rupture anthropique irrémédiable. Entreprise inédite d'ingénierie humaine, la conquête provoqua des concussions telles qu'elle a, pour l'anthropologue vénézuélien
Fernando Coronil, « reconfiguré la manière dont l'occident conçoit les interactions entre humains et non humains'' ». Avec la conquête du « nouveau monde n, dévastation écologique, hiérarchisations honnie-nature et homme.« sauvages ». et formation du capital, se déploient en effet de concert".
UNE N fCOLOGIE DE L'INVASION»»
La quête éperdue de croissance perpétuelle (des terres, du capital. du rendement. des hommes A convertir et A dominer) est la matrice funeste d'un capitalisme qui trouve sur la terre d'abondance américaine A la fois un terrain de jeu et un champ de consolidation théorique. Cela supposa « d'inventer » l'Amérique"0 comme, paradoxalement, la terre du plein et du vide, de l'abondance et de la friche, du trésor infini et du tmestefand, paysage désolé. abandonné. gàché. Mais l'Amérique préside également au mythe colonial de la terre non seulement disponible nais offerte : la colonisation est une mise au travail salutaire de la nature, source du productivisne moderne.
Les effets écologiques dévastateurs du colonialisme conne « impérialisme sur la nature » sont très tôt visibles. ils sont notamment dénoncés dès le xv' siècle, dans les économies de plantation portugaises, en particulier aux îles Canaries et à Madère". Colomb connaît très bien cette dernière île, sa belle-famille y possédant une plantation sucrière prospère. Fernand Colomb affirmera que son père avait été marqué par l'histoire de la conquête et de la reconfiguration de Madère, et en avait déduit le lien entre pluviométrie et forêt. Peut-être Sine exprima-t-il une forme balbutiante de « conscience coloniale de l'impact écologique°` ». Les historiens de l'environnement Fabien Locher et jean Baptiste Fressoz ont en effet souligné l'importance de la question climatique pour Colomb qui, débarqué en Amérique, attribue le caractère torride et inhospitalier des Antilles à l'abondance des forêts. En proie aux averses extrêmes qu'il subit au large de Cuba et de la Jamaïque, Colomb se souviendra de l'expérience pyromane de ses compatriotes à Madère (ils détruisirent la forêt primaire pour y installer des esclaves) et envisagera à leur suite. mais cette fois intentionnellement, de déforester afin de modifier le climat des terres A domestiquer°'. Il suggère ainsi dans sa correspondance qu'en coupant les arbres, en défrichant abondamment, on pourra modifier le climat. le « civiliser n. et rendre la colonisation plus aisée. La « transformation anthropique des climats » est alors envisagée comme une promesse de prospérité". De surcroît, les indigènes sont blàmés par les colonisateurs de ne pas s'être « souciés » de mettre en valeur la terre en déforestant, et sont donc jugés indignes d'y demeurer. Dès lors, ils doivent accepter la colonisation comme une bénédiction et une dépossession justifiée.
L'impérialisme écologique des Européens conduit A un ethnocide, que certains chercheurs qualifient de « génocidaire" ». Ce qu'Alfred Crosby a nommé « l'échange colombien" » (le déplacement des espèces, microbes et virus de part et d'autre de l'Atlantique) eut certes des effets néfastes pour les Européens (notamment la syphilis rapportée par les hommes de Colomb après les viols de lemmes indigènes), mais les Amérindiens, eux, furent presque tocs anéantis sous le joug et l'oppression : on estime que 95 % des populations présentes avant la conquête avaient disparu au début du xx' siècle,
L'envergure de la déflagration provoquée se mesure au regard de la cicatrice géologique qu'elle laissa sur la planète : les travaux de l'écologue Simon Lewis et de Mark Maslin distinguentles traces géologiques de la dévastation dans les carottes de glace antarctique et les sédiments marins". Entre 1492 et 1610, l'exploitation de l'Amérique et le génocide indien ont provoqué le premier changement majeur de l'équilibre chimique de la planète : 1610 voit une chute notable de la quantité de dioxyde de carbone dans l'atmosphère, attribuée à la disparition de près de 55 millions d'Amérindiens, dont les terres désormais dépeuplées retournent A la forêt.
Indéniablement, 1492 fut un cataclysme historique et une catastrophe environnementale. Pour bien des penseurs critiques, l'arrivée de Colomb aux Amériques provoqua une telle destruction des relations traditionnelles entre les indigènes et leur environnement. une telle destruction des équilibres naturels, que cette année pourrait figurer la véritable date de naissance de l'Anthropocène", mémo si l'historien de l'environnement Jason Moore préfère quant à lui parler de « Capitalocène n. « Les origines de la stratégie de la nature bon marché du capitalisme et des turbulences biosphériques d'aujourd'hui. precised-il, se trouvent dans le long xvf siècle. La question n'est pas celle des moteurs anthropiques - en supposant une unité humaine fictive - mais des relations entre le capital et le pouvoir capitaliste. ta question n'est pas l'Anthropocène. mais le Capitalccène". n
Les écomarxistes ont en effet reconceptualisé le capitalisme afin de mettre en exergue un processus d'accumulation se traduisant avant tout par l'extraction du travail et de la nature. objets gratuits et pour autant indispensables. Bien avant rage du « capital fossile'«» initié parla Grande-Bretagne charbonnière, le processus d'accumulation du capital a entraîné « la combustion littérale" » de l'environnement. Ce n'est pas seulement l'émission industrielle du dioxyde de carbone qui doit être considérée, mais les dévastations agraires et botaniques en terres coloniales (érosion des sols, pollution des eaux, perte de biodiversité), qui ont jalonné l'accmulation du capital européen". r l'âge industriel, l'impérialisme du capital se traduira certes par l'exportation des déchets industriels et la délocalisation des activités extractives les plus destructrices de l'environnement. Mais l'asymétrie des flux biophysiques entre Nord et Sud. née de la domination coloniale, qui explique l'inégal impact des crises climatiques, doit étre datée du « vol » colonial de la nature qui commence au xvi' siècle :vol des matières premières. de l'énergie, de la terre et du travail humain '.
UNE NOUVE.LLF. I oI DE LA VALEUR
L'histoire environnementale nous permet de re historiciser la genèse du capitalisme au regard du rapport de l'homme au inonde vivant. Dans une perspective marxiste et environnementale, on peut penser l'avènement de l'hégémonie capitaliste comme résultant d'une domination technique appliquée A conquérir, dominer et asservir homme et écosystèmes". Pour Moore comme pour la philosophe Nancy Fraser, c'est la construction dialectique de la théorie de la valeur qui éclaire cette nouvelle intelligibilité du monde. « Stratégie civilisationnelle ingénieuse. développe Moore. née en pleine montée du capitalisme après 1450, la loi de la valeur a permis une transition historique sans précédent : de la productivité de la terre à la productivité du travail comme métrique de la richesse et du pouvoir. » Au contact de l'Amérique, « une nouvelle loi de la valeur a reconfiguré les natures humaines et extra-humaines non marchandes (esclaves, forêts, sols) au service de la productivité du travail et de la marchandise" n.
Cette relation prédatrice du capitalisme à son environnement naturel tient pour le théoricien John Bellamy Foster à la « rupture métabolique »qui qualifie chez Marx le moment où
la relation organique entre les bonnes et la nature (mi « métabolisme » dans lequel le capital naturel permet aux hommes de subvenir à leurs besoins) a été brisée par le capitalisme. Entrent alors en contradiction le métabolisme prédateur, qui unit l'homme au capital, et le métabolisme qui l'unissait aux ressources naturelles. tes « chdxes de la terre » (eath rmucen) sont monétisées, financiarisées. réduites à une valeur d'usage qui rend la rareté souhaitable pour accumuler le profit. Le « capital terrestre » (rugit capital) est devenu marchandise'. Ce « pillage » systémique conduisit à tille rupture irréparable dans le métabolisme entre l'humanité et la nature". Ce « vol » des ressources biophysiques telles que le travail incorporé, la terre. l'énergie et les matériaux'° est le principe méfie selon lui du capitalisme. Celui-ci est fondamentalement une « dynamique globale d'appropriation de la nature'» «. Il a. au contact de l'Amérique, acquis ses caractéristiques fondamentales : il n'est plus seulement un mode de production, mais un « projet civilisationnel » qui, comme le précise Moore, « vise à créer un monde à l'image du capital, dans lequel tous les éléments de la nature humaine et extrahunuine sont effedivement interchangeables" ».
L'« appropriation impériale », fondée sur la dévaluation de la valeur du travail et de la terre des pays exploités, formalise la nécessité pour le capitalisme de recourir à une forme de « gratuité » ou A tout le moins A de l'extraction des matières premières et du travail « à bas coOt ». D'abord les métaux précieux, puis le café, le coton, le tabac ou le sucre, ont été des „ mannes écologiques » grâce à la main-d'oeuvre indigène et servile des colonies, qui ont également généré une nouvelle division internationale du travail. Sans cette « nature bon marché » constitutive du capitaliste, sans l'esclavage et l'exploitation des terres américaines (à laquelle s'ajoute le travail non rémunéré des femmes en métropole). l'Europe n'aurait pu entrer dans l'âge de la croissance et de la technique. L'anthropologue de l'économie Jason Hickel poursuit ainsi:
„ Qu'est-il arrivé a tout cet argent et cet or d'Amérique latine ? [...J Sans lui, l'Europe aurait subi un déficit commercial paralysant, la laissant largement exclue de l'économie mondiale. Le commerce de l'argent a permis à l'Europe d'importer des biens à forte intensité de terres et des ressources naturelles qu'elle n'avait pas la capacité de se procurer elle-même. On peut considérer cela comme mue "aubaine écologique", une transfusion de ressources qui a permis à l'Europe de faire croitre son économie au-delà de ses limites naturelles à l'époque [...J puis a fourni une sorte de soulagement écologique à l'Europe surmenée. L'externalisation de la production à forte intensité de terres a également permis à l'Europe de réaffecter sa main-d'oeuvre dans des activités industrielles à forte intensité de capital couine les usines de textile cc que d'autres États n'avaient pas le luxe defaire".»
la quasi-gratuité de l'extraction de valeur. la spoliation et la mise en esclavage des Amérindiens et des Africains. relèvent, au mémo titre que les minerais, l'eau ou les engrais, de l'extraction d'une énergie « fossile » que Marx nommait le « travail mort" ». Plus que la mine, un espace paradigmatique du « Capitalocène » cristallise ce processus et le condense : la plantation sucrière, institution totale, apportée par Colomb de Madère en Amérique. Son régime de relation - dans lequel le monde vivant, humain et non Inmain,est utilisé comme une ressource qui n'a pas à être préservée - est l'essence ntinie de la production de capital en Amérique. Son universalité est telle que certains parlent de « Plantationocéne" ». Davantage encore que l'hégémonie du capital.l'invention américaine,» raffinée » dans la plantation, fut la marque Witte d'un mode de relation au vivant que Malcom Ferdinand nomme un « habiter colonial" ». « C'est la' t'erre elle-même, le dit autrement l'écrivaine Alice Walker,qui est devenue le Nègre du monde. »


CHAPITRE 2 Naissance de la pensée raciale
Lorsqu'il débarque et « découvre » l'Amérique. Colomb est en réalité « incapable de voir ce qu'il voit », a suggéré Tzvetan Todorov. Ce nouvel univers, qui ne ligure sur aucune carte, dans aucun évangile, lui est indéchiffrable. race à l'inintelligible, « l'altérité est à la fois révélée et refusée ». se persuader de voir l'Asie est un réflexe par défaut. un palliatif. Il maintient les convictions du temps en réaffirmant la sainte trinité du monde connu (Europe/Afrique/.Asie) niais cette terre liminaire est indéniablement une terra incognim. Face à une terre « hors de Dieu » et à des êtres littéralement „ hors la loi », « tout va comme si Colomb, passant à côté de tout, ne voyait jamais personne. sinon des hommes chose qui (ont partie du paysage et dont il rapporte quelques échantillons' ». Il lui semble naturel de les décrire. de lire en eux une source de profit à venir et de planifier. en raison, leur assujettissement et leur réduction en esclavage. C'est ainsi que « Cristobal Colon a dévoilé l'Amérique et l'a niée' ». « Depuis 1192, décrit le poète haïtien René Depestre. l'Occident n'a pas arrêté de mettre des masques sur des réalités », la race n'étant pas le moindre de ces travestissements:
« Ces indigènes que Christophe Colomb trouve par hasard sur son chemin aux Amériques, qui étaient des Arawaks, des Taïnos, des Caraihes, il les appelle des "Indiens" (...I La même chose a fonctionné avec les "Noirs" I...I Peu à peu, je suis arrivé à comprendre ce qu'il y avait dans le mot (race) - c'est pour cela que je dis sémantique et sémiotique  dans cette désignation.ce déguisement ontologique des êtres humains. qui fait peut etre partie de l'histoire générale des signes'. »
Ce signe est celui d'une (orme inédite de domination et d'organisation des sociétés. Pour le poète, il participe d'un événement moderne matriciel, qui voit capitalisme et colonialisme s'épanouir en synergie. Le discours racial devint, dès le premier siècle de colonisation de l'Amérique, le critère fondamental de classification sociale de la population mondiale, désormais organisée en groupes arbitraires, plus ou moins dignes de posséder la terre ou tout simplement de l'habiter. Par la médiation de la conquête du Nouveau monde, le capitalisme naissant cdincide avec la germination de l'idée de race. métaphore de la hiérarchie entre les groupes humains qui se révèle particulièrement oppornme au moment de la spoliation des terres et des corps outremer. On y noue la matérialité des rapports sociaux et la subordination politique, que le principe de race peut codifier.