Révélations sur le fichage à grande échelle de personnalités gênantes pour l'industrie agrochimique
Par Stéphane Foucart, Elena DeBre (Lighthouse Reports) et Margot Gibbs (Lighthouse Reports)
Son curriculum vitae détaillé, son goût pour la méditation, la longue maladie de sa compagne, le fait qu'ils n'aient pu avoir d'enfant… P. (dont Le Monde a choisi de ne pas divulguer l'identité) ne fait pas l'objet d'une surveillance policière : il est simplement chercheur et étudie les impacts des pesticides sur la santé humaine. Chaque aspérité de sa vie privée et professionnelle suscite un fort intérêt de la part de l'industrie chimique. Tout comme celle de centaines d'autres personnes.
Par le biais d'une plate-forme en ligne privée, des cadres des principaux fabricants de pesticides et des biotechnologies ont accès, depuis plusieurs années, à un vaste fichier de personnalités considérées comme « critiques » de l'agriculture intensive, qui a massivement recours aux intrants chimiques et aux organismes génétiquement modifiés. L'échelle et la précision de ce fichage, opéré sans distinction de nationalité, sont inédites. Informations sur la famille, la vie privée, le patrimoine et les revenus, divulgation d'adresses personnelles, d'antécédents judiciaires éventuels et parfois d'opinions politiques, informations trompeuses et malveillantes : cette base de données accumule les munitions, prêtes à être utilisées pour déstabiliser, décrédibiliser ou nuire.
Obtenus par le média d'investigation Lighthouse Reports et partagés avec Le Monde et plusieurs médias internationaux, les documents internes de cette plate-forme, baptisée « Bonus Eventus », indiquent que plus de 500 scientifiques, militants écologistes, journalistes ou encore experts des Nations unies figurent dans ce registre. Celui-ci apparaît beaucoup plus détaillé et sulfureux que le « fichier Monsanto », révélé en mai 2019 par France 2 et Le Monde.
La société de relations publiques Fleishman-Hillard, agissant pour le compte de la firme agrochimique, avait établi une liste de plus de 200 personnalités françaises (responsables politiques, scientifiques, journalistes, militants, etc.) classées en fonction de leurs opinions sur les produits de Monsanto et de leur crédibilité dans le débat public.
Boîte noire de la guerre de l'information
Le fichier des « éléments de contexte sur les personnalités critiques »constitué par Bonus Eventus va bien plus loin. Quelques journalistes d'investigation connaissaient l'existence de cette plate-forme, mais aucun n'était jusqu'à présent parvenu à consulter cette boîte noire de la guerre de l'information que livrent les industriels de l'agrochimie et des biotechnologies à ceux qu'ils considèrent comme des opposants. L'accès à la plate-forme est contrôlé grâce à un identifiant et un mot de passe, attribués par v-Fluence, la petite entreprise de gestion de réputation qui pilote le système, spécialisée dans la défense des intérêts de l'agro-industrie. Les attributions de comptes sur Bonus Eventus, parcimonieuses, se font sur cooptation. Selon nos informations, environ un millier de personnes ont leur ticket d'entrée dans ce club très sélect, tout entier dévolu à la défense de l'agriculture intensive.
Qui sont-ils ? Officiellement, l'accès est réservé à « tous nos clients, à nos partenaires, et à un réseau d'universitaires indépendants, de scientifiques, d'organisations non gouvernementales, de journalistes et d'autres experts intéressés par les domaines sur lesquels nous travaillons », répond Jay Byrne, ancien directeur de la communication de Monsanto, patron et fondateur de v-Fluence, interrogé après cette révélation. Selon les documents consultés par Le Monde, il s'agit principalement de cadres de l'industrie agrochimique et semencière, de consultants en communication, de blogueurs, de lobbyistes, de responsables de l'administration américaine, et d'experts ou de scientifiques, souvent en lien avec des industriels.
Selon M. Byrne, le fichage des « critiques », selon les termes de la plate-forme, est le fruit d'un travail collaboratif de l'ensemble du réseau des personnes accréditées à Bonus Eventus. Cependant, Lighthouse Reports, Le Mondeet leurs partenaires ont pu consulter les journaux de modification des fiches en question : ils indiquent qu'une part importante des informations y ont été inscrites par M. Byrne lui-même. Interrogé, l'intéressé répond que ces fiches « ne comportent que des informations publiquement accessibles et référencées ». Des « informations » à prendre avec prudence : la plupart des personnalités à qui Lighthouse Reports, Le Monde et leurs partenaires ont soumis leur fiche s'insurgent de la présence d'allégations fausses ou trompeuses.
Divulgation d'informations familiales
A l'exception de quelques figures de la société civile des pays du Sud, comme la célèbre militante indienne Vandana Shiva ou le Nigérian Nnimmo Bassey, la plus grande part des personnes ciblées sont peu connues du grand public. Mais certaines disposent d'une influence déterminante sur les sujets touchant à l'agro-industrie.
C'est le cas des juristes Hilal Elver (université de Californie à Santa Barbara) et Baskut Tuncak (université du Massachusetts à Lowell), tous deux rapporteurs spéciaux des Nations unies (ONU) de 2014 à 2020, respectivement sur le droit à l'alimentation et sur les substances toxiques. En mars 2017, les deux experts ont proposé qu'un « nouveau traité international réglemente et bannisse, au niveau mondial, l'usage des pesticides dangereux en agriculture », alertant sur les risques de « cancers, de maladies d'Alzheimer et de Parkinson, de perturbation hormonale, de troubles du développement et de problèmes de fertilité »causés par l'exposition chronique aux pesticides.
Le traité en question n'a pas vu le jour, mais les deux anciens experts de l'ONU ont suscité l'attention de v-Fluence et de ses clients. Chacun d'eux fait l'objet d'une fiche, listant une série de critiques portées à leur encontre sur des blogs, dans des tribunes de presse, etc. Avec, pour Hilal Elver, la divulgation de son adresse personnelle, ainsi qu'une estimation de la valeur de son logement, et des informations familiales, manifestement destinées à lui porter préjudice.
Confrontée à sa fiche, Mme Elver est abasourdie. « Pourquoi font-ils cela ? C'est vraiment difficile à croire ! », dit cette universitaire, par ailleurs membre du Groupe d'experts de haut niveau de l'ONU sur la sécurité alimentaire. Informée du fait que l'administration américaine a fait partie des clients et financeurs de v-Fluence, elle ajoute : « Ils[le gouvernement américain] devraient plutôt financer de la recherche pour connaître exactement les impacts de l'agriculture industrielle et des pesticides sur la santé des gens et les écosystèmes. Mais au lieu d'essayer de comprendre la réalité scientifique, ils tirent sur le messager. Ce n'est pas une politique avisée. »
Rumeurs malveillantes
Les personnes fichées par Bonus Eventus ne sont pas toutes en situation de susciter le lancement d'un traité international. Deux critiques culinaires célèbres aux Etats-Unis, Michael Pollan et Mark Bittman, contributeurs au New York Times, sont également parmi les personnes ciblées, au motif de leurs « biais » en faveur de l'agriculture biologique, du régime végétarien et de leurs critiques à l'encontre des élevages hors-sol.
Le gros des troupes est toutefois constitué de scientifiques travaillant à documenter les dégâts des pesticides sur la santé et l'environnement. L'une de leurs caractéristiques communes étant de s'exprimer publiquement sur la portée de leur travail. C'est par exemple le cas de l'épidémiologiste américaine Melissa Perry, doyenne de l'université George-Mason (Virginie). La chercheuse étudie les effets délétères des intrants de synthèse, l'une de ses dernières publications portant sur leur impact sur la fertilité masculine – sujet sur lequel elle s'est exprimée à l'automne 2023 dans de grands médias à forte audience. Elle est aussi coautrice de la première grande synthèse de la littérature scientifique, publiée en 2016 dans une revue de référence, sur les effets sanitaires des insecticides néonicotinoïdes. Conséquence : sa fiche accumule les rumeurs malveillantes sur son intégrité scientifique, la plupart tirées de blogs et de sites confidentiels. Elle contient aussi des informations privées – son adresse personnelle, l'identité de son conjoint et la valeur de son logement étant, là encore, divulguées.
Parmi les Français fichés figure le biologiste Gilles-Eric Séralini (université de Caen), auteur en 2012 d'une étude controversée sur les effets d'un OGM et d'un herbicide à base de glyphosate. Jugée non concluante par tous les cénacles scientifiques l'ayant examinée, elle a été rétractée par la revue qui l'avait publiée, avant d'être republiée par une autre. Mais sur Bonus Eventus, sa fiche va bien au-delà de la critique scientifique. Elle suggère que M. Séralini serait proche d'une secte vitaliste chrétienne, une allégation infondée.
On ignore l'étendue des usages, privés ou publics, qui peuvent être faits de ces informations. Dave Goulson, professeur à l'université du Sussex (Royaume-Uni), a son idée. Ce chercheur, grand spécialiste de la biologie et de l'écologie des pollinisateurs, est l'auteur de nombreux travaux montrant les effets catastrophiques de certains pesticides sur les abeilles et bourdons. Il alerte, de surcroît, dans des ouvrages destinés au grand public, sur les risques de l'effondrement en cours de l'entomofaune (Terre silencieuse. Empêcher l'extinction des insectes, Rouergue, 2023). « Cela fait partie de la boîte à outils bien connue des fabricants de pesticides, d'hydrocarbures ou du tabac, d'essayer de saper la crédibilité des scientifiques qui se mettent en travers de leur chemin, dit-il. Je ne suis pas du tout surpris qu'ils aient une fiche sur moi. »Le chercheur britannique explique que, dans son cas, celle-ci agrège des éléments extraits de « blogs tenus par des personnes financées directement ou indirectement par Monsanto, aujourd'hui Bayer, ou d'autres géants de l'agro-industrie ». Ces éléments surgissent sur les réseaux sociaux, explique M. Goulson, « amplifiés par d'autres, dans ce qui semble être une méthode coordonnée ». « Il n'y a aucune preuve avancée ou argument scientifique, il s'agit simplement de campagnes de dénigrement visant à détruire la réputation de leurs cibles, ajoute le chercheur britannique. De nombreux autres scientifiques ont été attaqués. Au début, j'étais très contrarié, mais avec le temps, j'ai appris à ignorer ça. »
Mention de « délits mineurs » remontant à 1991
La nature des informations collectées laisse peu de doute sur la volonté de discréditer les cibles, ou de les déstabiliser en mettant à disposition des membres de Bonus Eventus un arsenal d'arguments ou d'informations parfois sensibles.
Au hasard des fiches, on apprend par exemple que l'épouse d'un célèbre toxicologue britannique – auteur de nombreux travaux sur les effets sanitaires des pesticides – a été victime pendant plus de vingt ans de dépression sévère et de troubles psychiatriques, et qu'elle a mis fin à ses jours. Un biostatisticien qui a occupé de hautes fonctions à la tête d'un grand organisme de recherche américain est particulièrement ciblé, sa fiche fourmillant de détails privés : son numéro de téléphone portable, son adresse personnelle, l'estimation de la valeur de sa maison à 713 000 dollars (506 000 euros à l'époque) lors de son achat en 2013, la profession de son frère, etc. On apprend aussi qu'il est « enregistré comme démocrate », que « depuis 2007, il a contribué pour 1 550 dollars à des candidats et à des causes démocrates ». Suit le détail de ses dons pour tel ou tel candidat.
La fiche de l'intéressé va chercher très loin dans le passé toute information susceptible de lui porter préjudice. « Il a un dossier judiciaire concernant une arrestation et une condamnation datant d'avril 1991 pour des infractions au code de la route en Caroline du Nord, pour lesquelles il a plaidé coupable d'un délit mineur d'excès de vitesse », lit-on dans sa fiche.
Un autre scientifique, un agronome américain travaillant pour des acteurs de l'agriculture biologique, est quant à lui épinglé pour un accident de la route qu'il aurait provoqué en 2018. Sa maison, dont l'adresse est divulguée, aurait été acquise pour la somme de 1 176 000 dollars en 2020, apprend-on dans sa fiche, qui détaille aussi la profession de son épouse, ou encore les prénoms de ses cinq enfants. On saura aussi qu'il aime pratiquer la pêche, la photographie et qu'il possède comme animaux domestiques des lapins. Sa fiche cite de nombreux morceaux choisis de billets de blog, dont l'un où il est qualifié de « prostitué[qui] travaille pour des maquereaux biologiques ».
Des attaques qui durent, vingt-cinq ans après
Certains chercheurs endurent de telles campagnes depuis de nombreuses années. A la fin des années 1990, Tyrone Hayes, professeur au département de biologie intégrative de l'université de Californie, avait accepté un financement de Novartis, devenu ensuite Syngenta, pour étudier les effets de l'herbicide phare de la firme, l'atrazine. Chercheur de renommée internationale, M. Hayes s'est attelé à cette tâche en prenant soin de ne pas laisser le financeur de ces travaux influer sur son travail : il a été le premier à montrer les propriétés de perturbateur endocrinien de cette substance. Interdite en 2003 en Europe, elle demeure autorisée aux Etats-Unis et dans de nombreux pays.
Les attaques et mises en cause de la réputation du chercheur qui se sont ensuivies ont été racontées en 2014 dans une enquête fleuve du magazine américain The New Yorker. Elles n'ont pas cessé depuis. Sans surprise, M. Hayes dispose ainsi de sa fiche sur Bonus Eventus, où il est dépeint moins comme un scientifique que comme un militant mû par l'appât du gain, rémunéré par des avocats pour témoigner dans des procès intentés à des firmes, ou comme consultant. Des « allégations fausses », dit-il.
« Je n'ai jamais été payé en tant que témoin expert ou consultant par qui que ce soit et je n'ai jamais reçu de salaire, de revenu ou d'honoraires de consultant de la part d'une ONG, rectifie M. Hayes. Je n'ai jamais reçu d'honoraires de consultant ni été personnellement payé pour faire de la science pour quelque organisation que ce soit, sauf pour Novartis-Syngenta. » Une collaboration qui remonte à plus d'un quart de siècle et dont il paie aujourd'hui encore le tribut.
Consultés par Lighthouse Reports, Le Monde et leurs partenaires, plusieurs avocats estiment que le fichage pratiqué par Bonus Eventus contrevient à plusieurs législations nationales et en particulier le règlement général de protection des données européen. En 2019, la révélation de l'existence du « fichier Monsanto » avait conduit à de multiples plaintes, déposées par des universités, des organismes de recherche publics, des médias (dont Le Monde), etc. Les poursuites ont été abandonnées après que la Commission nationale de l'informatique et des libertés a condamné Monsanto, en juillet 2021, à une amende de 400 000 euros, pour défaut d'information des personnes fichées.
Cette enquête a été menée conjointement avec Lighthouse Reports, « The Guardian », « The New Lede », « The New Humanitarian », « The Wire », « The Continent », « Africa Uncensored » et ABC News Australia.