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«La première nuit dehors, le petit a fait pipi cinq fois, il tremblait» : le drame des enfants à la rue

 

En proie au froid et à la honte, plus de 2 000 enfants vivent dehors en France. A Rennes, comme dans de nombreuses grandes villes en France, un collectif de parents d’élèves met à l’abri ces familles dans des écoles de la ville.
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Dans le parc de la Touche, à Rennes, le 30 novembre 2024. Des vêtements et chaussures d'enfants jonchent encore le sol après l'évacuation du campement due aux intempéries. Quelques personnes seules occupent encore les lieux. (Quentin Bonadé-Vernault/Libération)

par Romain Boulho, envoyé spécial à Rennes
publié le 17 décembre 2024 à 13h48 (mis à jour le 17 décembre 2024 à 14h46)

 

C’est Eva (1). Echine courbée sur un muret mousseux. Des herbes folles au pied de ses baskets usées. Traits fins et sa silhouette fine aussi. Ses cheveux noirs se terminent comme de l’avoine de mer. Eva a 12 ans. Elle a la voix étouffée. Au collège, ce n’est pas simple. Les autres savent qu’elle, son petit frère de 5 ans et ses trois petites sœurs de 7, 9 et 11 ans n’ont pas de maison. Qu’ils ont dormi une nuit à la Touche, le grand campement de Rennes dont les journaux parlent – elle l’a dit à une amie et un gosse a entendu. Depuis, les moqueries courent, on la prend en photo à la dérobée. Elle dit : «Ça me rajoute des problèmes, j’ai assez souffert.» Aujourd’hui, elle n’a pas classe. Des travaux au collège, paraît-il. Alors elle est sur ce muret avec sa mère, Nabintou, et son beau-père, Lassana. Parfois, elle va au centre commercial. Elle s’assoit sur la banquette d’une allée. Elle ne lutte ni contre le temps ni contre l’ennui. L’ennui lui apporte des «imaginations», comme elle dit. «Je prends un personnage, j’aime bien Mia, une basketteuse d’un dessin animé sur Gulli, je me transforme en elle, elle est très agile. C’est bien.»

 

Eva est l’une des 82. C’est le nombre d’enfants à la rue à Rennes. En France, ils sont entre 2 000 et 3 000, une donnée très précaire calculée par la Fédération des acteurs de la solidarité et l’Unicef sur la base des appels reçus lors d’une nuit d’août 2024 et auquel le 115 n’a pu donner suite. Un nombre en nette augmentation depuis quelques années et qui ne comprend ni les mineurs isolés, ni les familles qui n’ont pas joint le 115. Depuis quelques semaines, Eva et sa famille sont hébergées dans une école primaire, celle que côtoient son frère et ses sœurs. A Lyon ils avaient un toit ; ils habitaient «une chambre dans un foyer». Mais c’était une vie sous les menaces du père. Nabintou, regard toujours de biais, énonce : «violences», «devant mes enfants», «comme une habitude», «police», «tribunal», «beaucoup de stress». Mi-août, ils quittent Lyon comme on fuit, en prenant un train à l’aube. Eva a emporté une boîte à souvenirs, avec «des bracelets d’amitié» à l’intérieur, des petits bracelets tressés.

«Pourquoi tu pleures maman ?»

A Rennes, une connaissance les héberge. Lassana est sans-papiers et Nabintou, arrivée en France en 2009 de Guinée, cumule les récépissés de titre de séjour sans pouvoir travailler. Elle est enceinte de deux mois. Eva et les autres sont tous nés en France mais n’ont pas la nationalité. Ils sont sans ressource, les poches vides. «Même une valise, on n’a pas.» Ils ne payent pas le loyer. Ils sont mis à la porte. On leur indique la Touche, puis un collectif de parents leur vient en aide, Elèves protégé·e·s Rennes. Ce dernier leur propose voilà quelques semaines de les héberger dans une salle annexe de l’école que fréquentent quatre des enfants, dédiée à diverses activités des parents d’élèves. L’année passée, une autre famille a été accueillie dans les mêmes conditions, c’est-à-dire en dehors des heures de classe. «Les autres n’étaient pas très contents, ils avaient honte, relate Eva. Ils disaient que ça allait être gênant, que tout le monde allait rigoler. Mais personne n’est au courant, et c’est mieux que dehors.»

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L'une des petites sœurs d'Eva, dans la salle de classe qui leur sert d'hébergement, à Rennes le 30 novembre 2024. (Quentin Bonadé-Vernault/Libération)

La jeune fille raconte. La laverie avec la petite machine tarifée à 5 euros, la MJC en refuge, le trajet vers la piscine municipale pour se doucher, le gant de toilette quand la fatigue est trop intense. Comment elle se sent «à l’écart», désormais. Et elle répète plusieurs fois, tandis que le vent froid lui fait replier son châle sur ses épaules, «je sais pas comment dire». Puis : «Je ne regrette pas, ici, ma mère est en sécurité et moi aussi.» Ensuite, elle se dirige vers la sortie de l’école, et récupère chacun, les uns après les autres, et l’adolescente aux longues jambes prend la tête de ce peloton engourdi dans le soir tombant. Sortir de l’école pour y rentrer à nouveau, un peu plus loin.

Une grande salle, du mobilier scolaire, deux cartons où se mêlent des marionnettes et des jeux. Peu de rires. Aboubacar, le petit de 5 ans, est assis par terre dans un couloir, dans l’obscurité. Il dit qu’il n’a pas peur du noir. Il rumine un cookie qu’il n’a pas eu après l’école. Mouchure blanche sur sa peau noire. Il est posé devant une pile de matelas, qui seront disposés sur le sol carrelé avant la nuit, après avoir collé les tables aux murs. Il dit qu’il n’a pas de peluche, qu’il n’en a jamais eue, et que le jouet de ses rêves est une voiture si grande qu’il pourrait la conduire. A Lyon, quand il voyait sa mère pleurer, il demandait «pourquoi tu pleures maman ?» et sa mère répondait qu’elle n’avait rien, que c’était rien, et Aboubacar ne comprenait pas. «Pourquoi tu pleures alors ?»

Parents, profs et «rustines»

Dans un café du centre-ville, Emilie Paillot, professeur de français «en REP»dans un collège de la ville, décrit la naissance et les turpitudes du Collectif élèves protégé·e·s. Un petit groupe informel qui se monte deux ans plus tôt par mails et visios, des enseignants et parents de quatre écoles, qui deviennent bientôt près d’une cinquantaine d’établissements. «On est parti de là, du côté intolérable d’être à l’école la journée et de dormir dehors le soir.» Un collectif «pas estampillé ou rattaché à une organisation», simplement poussé par la volonté «de mettre à l’abri les enfants scolarisés dès que c’est possible», en édictant simplement quelques règles – «on appelle ça le guide des parents squatteurs d’école.»

Le Collectif élèves protégé·e·s Rennes n’est pas unique. Partout en France, face à la saturation de l’hébergement d’urgence, naissent de telles associations, sans concertation pour la plupart, juste des impulsions locales, citoyennes, de personnes portées, comme le dit Emilie Paillot, par leur «humanisme». Jamais un jour ou presque ces derniers mois où la presse locale ne relate l’action ou la réaction d’un de ces collectifs, en plus des associations habituelles qui luttent pour les droits des enfants. A Tours, le collectif Pas d’enfant à la rue procède à l’invasion des locaux de la métropole fin septembre et y passe la nuit. A Paris, mi-octobre, le collectif Jamais sans toit organise un rassemblement pour demander l’ouverture d’un lycée désaffecté du XIXe arrondissement pour héberger temporairement les élèves scolarisés à la rue.

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Dans la salle de classe qui sert de chambre à Eva, son petit frère et ses petites sœurs, à Rennes le 30 novembre 2024. A droite, leur mère, Nabintou. (Quentin Bonadé-Vernault/Libération)

Au même moment, dans le centre de Bordeaux, Un toit pour tous les enfants de nos écoles occupe plusieurs jours durant une maternelle du centre de la ville. A Strasbourg, où 200 enfants dorment dans des tentes ou des voitures selon les associations locales, ce sont même des enseignants qui investissent le CDI du lycée Lezay-Marnésia pendant trois semaines en novembre pour obtenir l’hébergement de collégiens sans abri dans des logements de fonction vides, faisant plier en partie la Collectivité européenne d’Alsace, chargée des collèges de la zone et propriétaire d’une centaine de logements de fonction vides. A Lyon, Jamais sans toit est connu depuis des lustres, et informe le 4 décembre que 24 établissements sont occupés dans la métropole, avec plus d’une centaine d’enfants mis à l’abri. Et il y a Clermont-Ferrand, Toulouse, et d’autres villes encore.

 

Sur le groupe WhatsApp du collectif rennais sont indiqués 149 membres. A l’échelle de l’agglomération, ces derniers aident une trentaine d’enfants hébergés dans des écoles. La mairie de Rennes, socialiste, ferme les yeux sur ces mises à l’abri. Les radiateurs restent chauds. Le collectif tait le nom des écoles, jamais assez «précautionneux» face à l’extrême droite, «même si Rennes en est assez préservée». Dans la vapeur de son infusion, Emilie Paillot rumine. «Au début, on avait l’impression d’avoir été entendu, on croyait en notre pouvoir.» En deux ans, ils occupent des établissements, effectuent des collages dans la ville, écrivent récemment une lettre ouverte au préfet. Là, la prof de français, comme d’autres, se révèle «désabusée». «On a commencé en faisant quelque chose de militant, pour ne pas normaliser cette situation. Désormais on a l’impression d’être devenu une annexe du 115 ou de la ville de Rennes. D’être des rustines.» Elle reprend : «Ce ne sont pas que des sans-papiers, comme on a pu l’entendre. Il y a des familles en attente d’un rendez-vous avec le préfet ou d’un logement social. Et quand bien même, le 115 devrait les prendre en charge.»

Tourbe et chaise haute au campement

Au square de la Touche, un homme tend son téléphone, le numéro d’urgence affiché sur l’écran. Rien, à l’autre bout du fil. C’est un Syrien, Hassan, la quarantaine fatiguée. Il relate que le 115 est tellement submergé qu’on lui demande de n’appeler qu’une fois par semaine. Alors il subsiste ici, dans ce parc qui porte tous les traits de la misère, avec sa femme et ses deux enfants. «Le petit va à l’école juste à côté du campement, le plus grand est au collège. Cette situation est très difficile pour eux, ils rêvent d’un foyer. Ils me racontent : Quand nous serons grands, nous décrirons tout ce qui nous est arrivé jusqu’ici.»

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Dans le parc de la Touche, à Rennes le 30 novembre 2024. (Quentin Bonadé-Vernault/Libération)

A quelques mètres, une assistante maternelle veille sur les trois petits qu’elle garde aux abords de l’aire de jeux. C’est la dernière à se promener par là, ses collègues esquivent l’endroit depuis longtemps. Dans la même phrase, elle mélange le sinistre, la prostitution dans un coin du parc, et l’innocence, les enfants des tentes qui lentement s’approchent des enfants sous sa garde et alors finissent par jouer ensemble. Aux pieds d’Hassan, enfoui dans la tourbe, le filet de plastique d’un bâton de glace à l’eau. Devant lui, un petit vélo à pédales rose. Une antique chaise haute pour bébé. Collée sur le dossier en bois de hêtre, une plaque en métal bleu indique un «modèle prestige». De la centaine de tentes surgissent parfois les roues, les poignées, les capotes de poussettes.

La famille est arrivée dans la ville en juillet. Ce n’est pas la première fois qu’elle débarque dans l’inconnu. Hassan retrace leur parcours pour «échapper à la guerre» en Syrie, d’abord le Liban, plusieurs années, puis le Brésil et après «vingt heures pour traverser l’Amazonie en voiture», la Guyane française, où la famille obtient un statut de réfugié au bout d’une attente de plusieurs mois. Il cause à son application Google Traduction mais discute en agitant les mains. «On a connu en Guyane d’autres familles syriennes, qui sont parties dans d’autres villes françaises. A Mulhouse, il leur a suffi d’une seule journée pour être hébergées. Pourquoi pas ici ? Je pensais que c’était pareil pour toutes les villes françaises. Nous n’avons même pas d’assistante sociale.» Parfois, des gymnases sont occupés quelques jours, puis c’est le retour au campement. Il rapporte que l’autre fois, la tempête de neige fut si féroce que leur tente s’est effondrée. Hassan dit «merci»,sans trop de raison, «au revoir», et sort du square les mains dans les poches, les épaules cambrées sous l’effet de la brise.

Le couple aux bébés jumeaux

Dans le centre-ville, un vieux bâtiment hybride, l’hôtel Pasteur, ancienne fac pensée comme une «place publique avec un toit», et qui réunit maternelle, tiers-lieu numérique, salles ouvertes aux quatre vents. Une pièce chaude, les palpitations du soleil dans la baie vitrée. Deux bébés dans les bras de leurs parents, assis dans des banquettes de cuir. Aucun son, juste leurs grands yeux de bébé. Des lycéennes avalent des sandwichs triangle et décryptent la méchanceté d’un professeur, sans prêter attention à la famille ni à son récit. Vanessa et Yannick narrent leurs semaines passées à la Touche avec leurs jumeaux, qui ont franchi leur première année il y a peu. Les plus grands, 8 et 5 ans, sont à l’école, respectivement en CE2 et grande section, là-bas même où la famille dort la nuit, dans une salle de classe. Elle aussi bénéficie de l’aide du Collectif élèves protégé·e·s.

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Des enfants mis à l'abri au gymnase Félix-Masson, à Rennes, le 30 novembre 2024. (Quentin Bonadé-Vernault/Libération)

Yannick donne le biberon. «C’est comme ça que la vie a commencé à Rennes», dit-il. Avant, il a raconté comment tout a déraillé. Avec Vanessa, ils se sont connus en Russie, pendant leurs études à Rostov, sur les bords de la mer Noire, mais ils viennent du Congo et de république démocratique du Congo. Ils se sont perdus de vue, puis retrouvés en France. Ils y sont installés depuis une dizaine d’années. Yannick a laissé tomber son master 2 en informatique, s’est retrouvé sans papiers, à marner au noir ou sous alias. Vanessa était agent de production, en CDI, pour un site de commerce en ligne. La vie sans luxe, à la corde, mais le couple parvenait à résister ainsi. Puis la préfecture a ordonné une obligation de quitter le territoire à Vanessa. Elle perd son travail. Le couple étranglé. Leur sous-location en banlieue parisienne, à Argenteuil (Val-d’Oise), tombe. La sœur qui devait les héberger en Bretagne leur fait faux bond. Et eux, désormais à Rennes, sans ressources ni connaissances, arrivés l’avant-veille de la rentrée. Utopia 56 qui leur fournit une tente. «La première nuit dehors, le petit a fait pipi cinq fois, il tremblait, les couvertures ne suffisaient pas.» Puis les allers et venues vitales, c’est-à-dire à la Croix-Rouge, aux Restos du Cœur, au Secours populaire, à Coallia, et les journées qui s’évaporent ainsi, à s’occuper des jumeaux, à courir les associations, avant de prendre le bus pour rejoindre l’école des enfants, qui deviendra bientôt leur refuge.

Yannick, de son ton tendre même quand il narre les misères : «Au début, la plus grande avait honte, elle voulait qu’on la dépose à l’école, comme tous les autres enfants. Elle parle beaucoup, elle est déléguée de sa classe. Elle pose de nombreuses questions : Pourquoi on est obligés de vivre ici ? Pourquoi les autres ont une maison et pas nous ? Pourquoi il fait très froid ? On manque de réponses à donner.» Quand Vanessa songe à l’anniversaire de sa fille, fêté dans la salle de l’école, et elle qui demandait un cadeau, un seul, qu’ils n’ont pas pu lui offrir, elle tremble. Des membres du collectif sont arrivés avec du gâteau. «On ne donne pas à nos enfants le meilleur de nous», tranche Yannick.

Le devoir d’enseignement moral et civique

Dans l’espace parents où sont abritées Eva et sa famille, 19 heures ont bientôt sonné et ses petites sœurs sont attablées devant un bol de lait et des céréales de riz soufflé. Il y a Oumou, 11 ans, visage fermé. Elle pense : «Je ne vais pas trop bien en moment, j’ai beaucoup de stress.» Lyon et un toit à eux lui manquent. «Hier, ma grande sœur m’a expliqué que ma mère a vécu de la violence, que c’est pour ça qu’on est partis.» Elle tient un classeur jaune sur ses genoux. Elle sort une feuille et c’est la lecture d’enseignement moral et civique donnée par son institutrice en devoir. Sur la photocopie est écrit : «Partout dans le monde, des enfants sont mal logés, dans la rue, des bidonvilles ou des habitations précaires. En France, environ 4 millions de personnes sont mal logées : pour elles, difficile de cuisiner, de se laver, de faire leurs devoirs ou, simplement, de bien dormir.»Oumou lit. D’un trait, sans respiration, comme si le texte coulait sur elle. Pourtant, à la fin, elle lève son regard. Elle dit : «C’est comme nous.» Et aussi : «Y en a d’autres à l’école, ils habitent dans une tente. Je les ai vus la nuit où on a dormi dans le parc. On en a parlé dans la cour. Ils disent que dans une tente c’est dur de bien manger, bien se laver, ne pas être serrés», et le filet qui lui sert de voix s’estompe ainsi.

(1) Tous les prénoms des enfants ont été modifiés.