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Législatives 2024 : chez les patrons français, la tentation du Rassemblement national

Depuis le choc politique du 9 juin, de plus en plus de chefs d’entreprise disent – en coulisse mais aussi en public – s’accommoder d’un possible gouvernement Rassemblement national plutôt que d’une coalition de gauche au pouvoir.

Par Isabelle Chaperon

Publié le 21 juin 2024 

 

BORIS SÉMÉNIAKO

 

Kylian Mbappé, plutôt que Marcus Thuram. Sonnés depuis l’annonce surprise de la dissolution le 9 juin, les patrons sortent peu à peu de leur mutisme sur l’enjeu des élections législatives du 30 juin et du 7 juillet. Si, initialement, certains ont appelé à faire barrage contre le Rassemblement national (RN), sur la ligne du footballeur Marcus Thuram, l’essentiel des prises de parole vise désormais à renvoyer dos à dos les « extrêmes », selon l’expression utilisée dimanche 16 juin par le capitaine des Bleus, Kylian Mbappé, même si ce dernier a dit en conférence de presse « partager les mêmes valeurs de mixité, de tolérance et de respect » que son coéquipier.

Quitte à aller un cran plus loin. Avant même d’auditionner, jeudi, les chefs de parti et de coalition, Patrick Martin, le président du Medef, a livré son verdict dans une interview publiée mercredi sur le site du Figaro : « Le programme du Rassemblement national est dangereux pour l’économie française, la croissance et l’emploi ; celui du Nouveau Front populaire [NFP] l’est tout autant, voire plus. » Le patron des patrons dit tout haut ce que ses adhérents murmurent à mi-voix : la présence de La France insoumise (LFI) dans la coalition de gauche concentre les peurs des milieux économiques qui, progressivement, ont laissé le cordon sanitaire anti-RN s’effilocher.

 

Certes, à part dans l’industrie de la défense où des rencontres au sommet ont eu lieu, comme chez Safran, la plupart des grands patrons affirment n’avoir discuté ni avec Marine Le Pen ni avec Jordan Bardella, ni même avoir été sollicités. Mais les fédérations sectorielles et autres lobbys patronaux assurent le lien avec le premier parti de France. « Pour une très grande partie d’entre eux, les patrons n’ont pas basculé vers le RN, mais ils s’en arrangent, c’est vrai », déplore Jean-François Rial, le PDG de Voyageurs du monde, un des piliers du « barrage ».

« Participer au débat public »

La grande question désormais est de savoir si le ralliement du leader des LR, Eric Ciotti, orchestré par l’entrepreneur breton conservateur Vincent Bolloré, est susceptible d’entraîner dans son sillage celui de grandes figures des affaires dont le parti a besoin pour asseoir sa crédibilité en matière économique.

 

En attendant, la plupart des dirigeants économiques se gardent bien de brandir des étiquettes trop politiques. Comme dans cet appel signé par plus de 70 responsables économiques – s’exprimant à titre personnel – publié mercredi 19 juin sur le site Lesechos.fr. Le socle de notre économie sera menacé « si les partisans du repli et de la fermeture, ou ceux de la confrontation et de la radicalité, l’emportent dans quelques semaines », s’alarme un panel de patrons allant de Jean-Dominique Senard (président de Renault) à Nicolas Houzé, directeur général des Galeries Lafayette.

« Nous devons respecter les opinions de nos salariés, de nos clients, de nos actionnaires, mais, en tant que citoyens, nous avons la responsabilité de participer au débat public et d’alerter sur les conséquences des programmes économiques qui sont proposés », explique Stéphane Boujnah, directeur général d’Euronext, à l’initiative de cette tribune avec Marguerite Bérard, ex-membre du comité exécutif de BNP Paribas.

« Apporter notre expertise »

Lundi, l’Association française des entreprises privées (AFEP), le lobby des grandes entreprises, avait déjà souligné le risque de « décrochage durable de l’économie française et européenne que les tentations d’isolement international et de fuite en avant budgétaire ne feraient que renforcer ». Dans les échanges préalables à cette déclaration, un tacle contre l’état calamiteux des finances publiques avait été envisagé, avant d’être abandonné, par des dirigeants désormais aussi furieux contre Emmanuel Macron qu’ils l’ont porté aux nues en 2017.

« Je ne sais pas si le président a eu raison de prononcer la dissolution », esquive, de son côté, dans une tribune publiée dans Le Monde, mardi 18 juin, Maurice Lévy, l’ancien président de Publicis, un peu plus libre de sa parole mais pas complètement non plus, alors que Clément Léonarduzzi, vice-président du groupe de communication, est l’un des conseillers de Macron ayant ourdi en secret le scénario de la dissolution : « Mais je sais que c’est le moment de se rassembler, se mobiliser et faire barrage aux extrêmes. »

D’aucuns trouveront indécents ces appels lancés par des têtes d’affiche d’un capitalisme florissant dont les dérives sont jugées responsables de la montée des inégalités, et donc en partie de la flambée du populisme. « L’alternative, ce serait de ne rien dire. Nous ne prétendons pas donner des leçons mais apporter notre expertise sur les projets économiques », insiste M. Boujnah.

La crise a beau être politique, les chefs d’entreprise font face à de nombreux questionnements, en public ou en privé. Mercredi 19 juin, à l’occasion du séminaire annuel rassemblant les dirigeants de TotalEnergies, le PDG, Patrick Pouyanné, a été interrogé par ses troupes sur son analyse des élections : « Il faut absolument aller voter. La participation doit être massive afin que le résultat soit le plus représentatif possible », a-t-il répondu selon plusieurs sources. Quant à Nicolas Hieronimus, le directeur général de L’Oréal, lors d’une réunion informelle avec la presse internationale, mardi à Paris, il a introduit son speech d’un « je ne vais pas parler politique », avant de faire passer un message en faveur de l’Europe, celle « dont L’Oréal tire 31 % de son activité ».

« Que les patrons fassent leur examen de conscience »

Rares sont les dirigeants d’entreprise à s’aventurer sur le terrain des valeurs, au grand regret de Michel Offerlé, professeur émérite de sociologie politique à l’Ecole normale supérieure : « Que les patrons fassent leur examen de conscience en matière de responsabilité sociale et sociétale pour savoir si le RN qui prône l’exclusion d’une partie de la population est conforme au vivre-ensemble. » Et le politiste de dénoncer une « forme de lâcheté » de la part du patronat, notamment celui qui promet à longueur d’année le virage vers un capitalisme respectueux des salariés et du climat.

La vague du RN est montée tellement haut, avec un score de plus de 31 % aux européennes pour la liste de Jordan Bardella, que même Jean-François Rial s’avoue embarrassé. « Depuis 2002, à chaque élection, j’écris à mes salariés, à mes clients, pour insister sur le danger que représente l’extrême droite et j’appelle à ne pas céder à la xénophobie, explique-t-il. Mais cette fois, je suis plus prudent. Si je reste viscéralement anti-RN, je comprends certains de ses électeurs qui ont l’impression profonde de ne pas être considérés. J’estime que la gauche sociale-démocrate, à laquelle j’appartiens, n’a pas assez écouté ces Français, notamment sur les sujets de pouvoir d’achat et de sécurité et, à ce titre, je fais mon mea culpa. »

De fait, même au sein des réformateurs du capitalisme, les boussoles morales s’affolent, comme l’a montré le clash au sein du Mouvement Impact France. « Une victoire de l’extrême droite signifierait le déclin économique de la France », a écrit dès le 12 juin l’association qui se veut le Medef des entreprises à impact social et écologique, coprésidée par Pascal Demurger, le patron de l’assureur mutualiste MAIF, et Julia Faure, fondatrice de la marque de textile responsable Loom.

Une faute, selon Philippe Zaouati, le fondateur de la société de gestion dédiée à l’investissement durable Mirova, qui a immédiatement démissionné du conseil d’administration du Mouvement. « Je comprends et je partage évidemment l’effroi de la perspective d’un gouvernement RN », a-t-il écrit à ses pairs, avant d’ajouter : « L’absence de toute condamnation de l’extrémisme de gauche est une faute. Cette position va naturellement nous conduire à appeler au deuxième tour à voter pour des candidats LFI contre des candidats RN, acceptant ainsi de banaliser définitivement l’antisémitisme comme argument politique dans notre pays », conclut-il.

 

« Les patrons ont commencé à sortir de leur sidération quand le Nouveau Front populaire a présenté son programme. C’est plus facile pour eux de se positionner sur un projet économique précis, explique Julien Vaulpré, directeur général du cabinet de conseil stratégique Taddeo. Or le projet du front de gauche est vu comme tellement radical qu’il fabrique du vote RN. »

Jean-Luc Mélenchon, le repoussoir

En première analyse, les deux programmes sont considérés aussi néfastes l’un que l’autre, mais dans le cas du RN, les milieux d’affaires jugent que le parti de Marine Le Pen n’ira pas au bout de ses promesses afin de préserver les finances publiques, déjà mal en point. Un crédit qu’ils n’accordent pas au NFP. En clair, les chefs d’entreprise ont foi dans le pragmatisme économique d’un Jordan Bardella, mais pas dans celui de Jean-Luc Mélenchon, le leader de LFI, vu comme le repoussoir du NFP.

« En cas de victoire du Nouveau Front populaire, il n’y a pas de grande peur ou crainte à avoir », a tenté de rassurer jeudi, sur Franceinfo, Matthieu Pigasse, patron de la banque d’affaires Centerview, à Paris (et membre du conseil de surveillance du Groupe Le Monde). « L’establishment ne croit plus en Emmanuel Macron, mais il gobe sa thématique des deux extrêmes car la peur du patronat s’incarne dans LFI. Pourtant, NFP ne se résume pas à LFI, qui reste le grand perdant des élections européennes. Il y a un processus de construction politique que les patrons ne comprennent pas, car ils sont dans un réflexe de classe », s’étrangle un ancien patron, soutien du bloc de gauche.

Il faut dire qu’en face, le camp Le Pen-Bardella s’active pour rasséréner ceux qui craignent le grand soir sur les marchés financiers en cas de victoire des « extrêmes », renonçant un jour au totem de la retraite à 60 ans, le lendemain à la suppression de la TVA sur les produits de première nécessité. De quoi renforcer la conviction des patrons que Mme Le Pen saura composer comme la dirigeante d’extrême droite Giorgia Meloni, présidente du conseil italien depuis octobre 2022, qui a abandonné des pans entiers de son coûteux programme électoral afin d’éviter une crise de la dette italienne.

 

« Ce serait une erreur de confondre une populiste hyperpragmatique comme Giorgia Meloni avec une Marine Le Pen, qui porte son idéologie dans son ADN », prévient, toutefois, Thierry Déau, PDG du fonds d’infrastructures Meridiam. Mais le parallèle s’impose tellement dans les cercles parisiens, au Siècle et ailleurs, que chacun cherche désormais à débusquer le « Draghi de Marine Le Pen », en référence à l’ancien gouverneur de la Banque centrale européenne et premier ministre italien qui a aidé Mme Meloni à naviguer face à Bruxelles et aux marchés. Henri de Castries, l’ancien patron d’Axa, et Yves Perrier, qui vient de quitter la présidence du gestionnaire d’actifs Amundi, dont le nom circulait, affirment ne pas avoir été approchés par le RN.

Travail parlementaire « probusiness »

L’ex-Front national déploie depuis des mois une vaste campagne de séduction. Reçu ces derniers mois aussi bien à HEC qu’au salon des PME, M. Bardella a visité mercredi Eurosatory, le grand raout de l’armement, promettant aux industriels qu’il ne remettrait pas en cause les grands programmes militaires. Les députés RN sortants Sébastien Chenu (Nord) et Jean-Philippe Tanguy (Somme) ont multiplié les rendez-vous dans le « business ».

Quant à Marine Le Pen, le Tout-Paris glose sur ses déjeuners chez Laurent, luxueux restaurant situé à un jet de pierre de l’Elysée, où elle a pu s’afficher avec Henri Proglio, l’ancien patron d’EDF, ou encore Sophie de Menthon : la présidente de l’organisation patronale Ethic lui présente des petits patrons, un public réputé plus perméable aux attaques contre la bureaucratie ou l’immigration chères au RN.

Même dans le secteur de la tech, choyé par Emmanuel Macron, certains se montrent ouverts. Alors que l’association des start-up France Digitale a, dès le jeudi 13 juin, publié une tribune fustigeant « le retour du nationalisme, la tentation des extrêmes ou du repli sur soi », Thomas Fauré, le fondateur du réseau social professionnel sécurisé Whaller, lui, ne « [se] reconnaît pas du tout dans cet appel, qui ne représente pas l’intégralité de l’écosystème de la tech ». S’il dit rejeter l’étiquette « d’extrême droite » et « le racisme », l’entrepreneur se dit « souverainiste et conservateur » et affirme avoir été approché en vue d’une investiture Les Républicains tendance Ciotti aux législatives, soutenue par le RN. « J’ai refusé, pour des raisons personnelles », assure M. Fauré, mais l’orientation politique lui « convenait bien ».

 

La « dédiabolisation » passe également par le travail parlementaire « probusiness » mené par les 88 députés frontistes depuis deux ans. « Durant les discussions autour d’une proposition de loi sur le verdissement des flottes automobiles, nous avons repéré des amendements déposés par des élus RN qui étaient en fait des copier-coller de textes préparés par les lobbys de grandes entreprises et de loueurs de voitures », relate Léo Larivière, responsable du plaidoyer transition automobile au sein de l’ONG Transport & Environnement.

Idem pour la grande distribution, dont certaines positions, au moment des tensions inflationnistes, ont été défendues par le parti de Jordan Bardella. Michel-Edouard Leclerc, président du comité stratégique des centres E.Leclerc, « a refusé de rencontrer » Frédéric Descrozaille, l’auteur de la proposition de loi visant à changer le rapport de force entre les grandes enseignes et les fournisseurs, « mais a rencontré Sébastien Chenu », avait d’ailleurs dénoncé en janvier 2023 la patronne des députés Renaissance Aurore Bergé : « Qu’il ne nous dise pas que le combat de sa vie est contre l’extrême droite. »

Isabelle Chaperon