L’accusation de génocide à Gaza, une épreuve sans précédent pour la justice internationale
Si les qualifications de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité sont aujourd’hui avancées contre Israël par nombre de juristes, étant donné l’ampleur des destructions à Gaza, la notion d’actions génocidaires systématiques est plus discutée.
Par Jérôme Gautheret et Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance)
Des magistrats à la Cour internationale de justice réunis dans le cadre de la requête de l’Afrique du Sud sur un cessez-le-feu à Gaza, à La Haye (Pays-Bas), le 24 mai 2024. NICK GAMMON / AFP
C’est un texte grave et implacable, dont on sent que l’auteur a pesé chaque mot avec d’infinies précautions. Dans cette longue tribune publiée par The Guardian (disponible en français sur le site de la revue L’Orient XXI), intitulée « Un historien du génocide face à Israël », l’historien israélo-américain Omer Bartov témoigne, avec un mélange d’horreur et d’accablement, de l’ampleur des dommages causés, au plus profond de la société israélienne, par l’attaque terroriste du 7 octobre 2023. Il y déplore également la violence de la réponse militaire d’Israël à Gaza ainsi que « l’indifférence totale de la plupart des citoyens d’Israël à l’égard des actes commis en leur nom ».
Professeur d’histoire contemporaine à l’université Brown de Providence (Etats-Unis, Rhode Island), le chercheur avait été invité en juin 2024 en Israël, pour intervenir à l’université Ben-Gourion du Néguev, à Beersheba. Mais par la faute de la mobilisation d’étudiants, « militants d’organisations d’extrême droite », confie-t-il, « rien ne s’est passé comme prévu ». Né en Israël en 1954, ayant servi dans l’armée et même connu l’épreuve du feu lors de la guerre du Kippour (1973), Bartov possède pourtant tous les états de service pour se sentir autorisé à s’exprimer, mais cela ne l’a pas mis à l’abri des critiques, des injures et des slogans hostiles. Et c’est avec consternation qu’il décrit un pays où la guerre est devenue « une fin en soi », avant de constater « l’incapacité totale de la société israélienne à éprouver la moindre empathie pour la population de Gaza ».
Puis, au terme d’une démonstration méticuleuse, insistant sur le fossé infranchissable qui s’est creusé entre l’opinion publique israélienne et nombre d’observateurs extérieurs du conflit, Bartov finit par conclure que son opinion a changé et qu’à ses yeux, « depuis au moins l’offensive contre Rafah le 6 mai 2024, il n’[était] plus possible de nier qu’Israël s’[était] rendu coupable de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actions génocidaires systématiques ».
Un principe sans exception
Si les qualifications de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité sont aujourd’hui avancées par nombre de juristes et de spécialistes des violences de masse, étant donné l’ampleur des destructions à Gaza, l’effroyable bilan des opérations de l’armée israélienne et la situation humanitaire régnant dans l’enclave, le dernier terme, « actions génocidaires systématiques », est plus discuté. Parce qu’il renvoie à un des piliers de l’ordre mondial qui s’est mis en place au sortir de la seconde guerre mondiale, la notion de « génocide », néologisme forgé par le juriste Raphael Lemkin (1900-1959) et inscrit dans le droit international par une convention signée à Paris en 1948 pour qualifier l’« intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux », que ce soit par le meurtre ou la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».
Pour la Cour internationale de justice (CIJ), plus haute instance judiciaire de l’Organisation des Nations unies, « la convention a été manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur », afin d’organiser « la coopération nécessaire pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux ». Selon l’ONU, « l’interdiction du génocide n’est pas une règle ordinaire du droit international : c’est du jus cogens », c’est-à-dire « un principe fondamental qui s’applique en tout temps et sans exception à toute l’humanité ». Ainsi, il n’est pas nécessaire d’avoir ratifié la convention de 1948 (ce qu’ont fait 153 pays) pour que le génocide soit interdit. Pour Raphael Lemkin, la nature particulière de ce crime fait que celui-ci ne peut être poursuivi que par la justice internationale : un génocide ne doit pas être condamné par une nation, mais par le monde entier. D’ailleurs, aucun des dignitaires nazis jugés à Nuremberg ne l’a été pour génocide, même si l’acte d’accusation relève que les accusés « se livrèrent au génocide délibéré et systématique ».
C’est le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) qui a rendu le premier jugement pour génocide émis par un tribunal international, le 2 septembre 1998. Celui-ci visait un bourgmestre rwandais, ancien enseignant, nommé Jean-Paul Akayesu. Dans son réquisitoire, le procureur Pierre-Richard Prosper avait affirmé que « la convention protège deux choses : le droit du groupe à exister (…) et le droit de l’humanité de bénéficier de l’existence d’un tel groupe. Lorsqu’on commet un génocide, nous, en tant que société, perdons également ».
Cette destruction ne passe pas systématiquement par le meurtre de l’ensemble des membres d’un groupe, rappelait le magistrat. Les atteintes graves à l’intégrité, « cela signifie que vous attaquez la sécurité personnelle du groupe, l’estime de soi, la volonté de vivre de la personne, soit en mutilant un individu, soit en le blessant gravement, ou encore en infligeant un type de blessure mentale qui fera que la personne se sentira moins qu’une personne », expliquait-il. Ainsi la destruction peut-elle passer par la soumission à des conditions pouvant entraîner la destruction physique totale. « C’est la mort lente », résumait le procureur.
Impasse stratégique des alliés
Une telle mécanique est-elle actuellement à l’œuvre à Gaza ? Le 26 janvier, les juges de la CIJ ne se sont pas prononcés sur le fond – ils n’avaient pas à le faire – ni n’ont accédé à la demande sud-africaine d’un cessez-le-feu immédiat. Cependant, ils ont mis en garde contre un « risque réel et imminent » de génocide, et appelé Israël à « empêcher la commission de tout acte entrant dans le champ d’application » de la convention de 1948.
Bien entendu, cette décision n’équivaut pas à un jugement. Disqualifiée par avance par le gouvernement Nétanyahou au nom du « droit fondamental » d’Israël à se défendre, elle n’a eu aucun effet sur le terrain. Reste que le simple soupçon qu’Israël puisse risquer de commettre un crime d’une telle ampleur, et l’Occident le laisser faire, constitue une épreuve sans précédent pour la justice internationale. Car, au fil du temps, le génocide s’est imposé dans les imaginaires comme le « crime des crimes », un acte d’importance supérieure même, dans la hiérarchie de l’horreur, au crime contre l’humanité (lui aussi imprescriptible). Et aussi parce qu’il crée une analogie avec l’horreur absolue du génocide des juifs d’Europe de l’Est, planifié et mis en œuvre par le IIIe Reich, qui fonda aux yeux de tous, au sortir du deuxième conflit mondial, le droit des juifs à disposer d’un foyer national sûr.
L’historien et politiste Hamit Bozarslan, qui a consacré une grande partie de ses travaux à la compréhension des mécanismes du génocide des Arméniens de l’Empire ottoman en 1915-1916 (lequel a occupé une place considérable dans le travail conceptuel de Raphael Lemkin), n’emploie pas le terme de génocide. Cependant, il ne peut que constater qu’« au moins une des clauses de la convention de 1948 s’applique actuellement à Gaza : le fait de rendre la vie impossible ». Il constate aussi, tout comme Omer Bartov, la progression en Israël de l’idée selon laquelle les Palestiniens seraient « une espèce à part », et l’idée qu’il n’y aurait plus, s’agissant des populations de Gaza, « de distinction entre le faire et l’être ». Dans une telle logique, « même l’enfant ne peut plus être protégé et sa mort peut être légitime, même s’il n’a rien fait ».
Au fond, remarque-t-il, le drame est qu’aucune pression ne semble en mesure de stopper les actions de l’armée israélienne dans l’enclave. Or là est la grande singularité de la convention de 1948, qui enjoint dans son article 1 aux signataires d’intervenir dès lors qu’un risque de génocide est avéré. C’est au nom de l’impératif d’éviter un génocide que l’OTAN est intervenue en Serbie et au Kosovo en 1999, puis en Libye en 2011, alors que Mouammar Kadhafi menaçait de raser Benghazi.
Si ce mot de génocide brûle les lèvres, c’est parce qu’en plus de son terrible poids symbolique, il oblige à l’action. Ainsi, au-delà de la discussion sur le bien-fondé d’une accusation, la controverse met-elle cruellement en évidence l’impasse stratégique des alliés occidentaux d’Israël, qui ne peuvent que tenter de ramener l’Etat hébreu à la raison, sans pouvoir cesser de le soutenir. Même s’ils savent pertinemment que cette attitude ne fait que nourrir contre les démocraties occidentales une rhétorique du « deux poids, deux mesures » à l’efficacité dévastatrice.