Procès Le Scouarnec : où sont passés les médias ?
Les chaînes championnes de l'émotion médiatique, d'habitude révoltées contre le "laxisme" face à la "barbarie", sont absentes.

Les premiers jours du procès le Scouarnec, 467 accréditations presse avaient été demandées. Deux mois plus tard, la salle de presse est fermée, tant les journalistes ont déserté le tribunal. Depuis fin mars, on ne compte ainsi que très peu de sujets sur le procès. Triste démonstration de l'indifférence collective face aux récits des victimes et notamment, de la parole des enfants.
"Les défaillances des institutions françaises dans la protection de l’enfance devraient envahir les débats", pronostiquait Florence Aubenas dans Le Monde du 24 février, à l'ouverture du (troisième) procès de Joël Le Scouarnec. Hélas, pas dans les médias. Deux mois après, c'est comme si la société peinait "à dépasser le stade de la sidération collective", regrette Solène Podevin-Favre, co-directrice de la Ciivise, auprès de l'AFP. Notre recension le confirme.
Pourtant, cela avait bien commencé. Une requête Google permet d'identifier plus de 220 sujets en ligne dans des médias d'actualité français les deux premiers jours du procès. La presse fait son boulot et n'ignore rien de la dimension des crimes dont est accusé l'ancien chirurgien, ni de l'extraordinaire impunité dont il a profité durant trente ans. Les superlatifs pleuvent, les médias y sont tous : quelque 467 accréditations ont été demandées selon Ouest-France,
dont une quarantaine de médias étrangers. Libération
annonce "la plus grande affaire pédocriminelle de France", Le Monde, "la plus importante", Courrier International, "la plus effroyable",
Actu.fr
préfère titrer sur "le plus grand scandale pédocriminel français", tandis que
TV5Monde
ou
TF1 soulignent
le "procès hors-norme".
L'affaire soulève aussi une exceptionnelle possibilité de sujets de société, au-delà de la gravité des crimes et de leur nombre : la durée du silence ; le statut du chirurgien, encore un "homme de confiance" loin du prédateur de l'ombre ; l'indifférence des institutions ; la perpétration de violences sexuelles dans l'univers médical ; la "vulnérabilité chimique" ; la question de la prescription pour des viols sur mineurs ; l'organisation du procès lui-même durant trois mois... Ou encore, le "miracle judiciaire"
relevé par le journaliste Hugo Lemonier - comme pour Mazan - puisque c'est juste la plainte d'une fillette, écoutée par ses parents, qui mène à la découverte des violences subies par plus de 300 personnes.
Un mois plus tard, presque plus rien
L'affaire est tellement "grave",
comme relèvent Les Jours
dans leur premier article, qu'un mois plus tard... plus rien. Pas un article, pas une émission, pas un flash sur les médias nationaux à la fin mars, sur cet homme déjà condamné et accusé d'avoir commis 111 viols et 189 violences sexuelles aggravées dans le cadre de son activité professionnelle, sur des personnes hospitalisées, la plupart étant des enfants.
Même pas un dossier "Procès Le Scouarnec" sous l'onglet police justice du site de BFMTV
Capture d'écran Arrêt sur images, 18 mai 2025
D'après notre recension (à date du 16 mai), depuis le 20 mars,
TF1, La Croix, Libération, RTL
ont cessé d'en faire écho. Idem pour L'Humanité
, hormis l'annonce de manifestation des syndicats et associations du 22 avril, "contre un système qui protège les prédateurs", annoncée presque nulle part ailleurs (sur RFI). Le Point
et BFMTV
font silence pendant près de deux mois avant de s'y intéresser à nouveau en mai. Même dédain de huit semaines pour Le Figaro
à la même période (exception faite d'un intéressant article sur les troubles post-traumatiques le 14 avril). Le Parisien
fait deux longues pauses de plusieurs semaines, fin mars et fin avril. Son envoyée spéciale ne reprend la parole depuis Vannes que le 13 mai, à un moment majeur : le témoignage du docteur Thierry Bonvalot, l'unique praticien ayant tenté d'alerter institutions et autorités de santé du danger représenté par Joël Le Scouarnec.
Radio-France se tait aussi entre le 20 mars et le 16 avril. D'ailleurs, les radios publiques en font peu sur le procès. Huit sujets recensés sur France Inter depuis la première audience, onze pour Franceinfo, cinq mentions au journal de France Culture. Pourtant, les antennes locales Ici
suivent de près l'affaire, produisant 19 sujets et une information aisée à relayer au niveau national.
Seuls de très rares médias nationaux font un point régulier sur les questions qui se posent, les informations qui émergent au tribunal ou en dehors sur l'affaire : l'Agence France Presse, Le Monde
, et plus encore Mediapart
, qui dépêche régulièrement un chroniqueur judiciaire et a consacré au procès 24 articles, en plus des dépêches AFP qu'il reprend automatiquement.
La salle presse fermée
Début avril, le silence médiatique est tel que la salle de retransmission vidéo dédiée à la presse a même été fermée. Les journalistes présents rejoignent parties civiles et public, témoigne Didier Deniel, le journaliste du Télégramme. Le Télégramme qui a consacré plus de soixante sujets au procès depuis l'ouverture.
"Le Télégramme" a consacré plus de 62 sujets au procès de 2025
Montage Arrêt sur images, 18 mai 2025
Il n'y a donc que les journalistes des médias régionaux qui se rendent au tribunal tous les jours ou presque. Avec constance, courageusement, tant ce qu'on y entend soulève l'effroi, la douleur, la colère. Ouest-France
et Le Télégramme,
et dans une moindre mesure, France 3 Morbihan
, Ici
, et 20minutes
et Actu.fr
, deux sites du groupe Ouest-France. Le quotidien du Grand Ouest compilait 86 articles sur le procès les sept premières semaines.
Pourquoi ? Ne jugerait-on qu'un Breton à Vannes ? Un méchant chirurgien de province ? Comment expliquer que les médias nationaux qui siègent tous à Paris s'y intéressent si peu, une fois l'engouement des premiers jours passés, si on ose dire ? Les crimes reprochés sont-ils si banals qu'il n'y ait plus de dépêche quotidienne de l'AFP depuis la fin mars, ce qui exprime, en creux, le peu d'intérêt des clients de l'agence ?
Les rois de l'émotion médiatique absents
Les professionnels de l'exploitation de l'émotion, chaînes d'info en continu privées et médias Bolloré, si prompts à dénoncer l'"ensauvagement" dans lequel sombrerait la France, et autres "barbaries", ne bronchent presque pas. Des actes sexuels sur des enfants lors d'une opération d'appendicite, ou à leur réveil sur un lit d'hôpital ne les scandalisent donc pas ? Tant de crimes "impunis", tant de "laxisme" à l'égard d'un pédocriminel en série , et nul talk-show débridé ? On compte deux sujets en tout et pour tout sur le site du JDD
à l'ouverture du procès (alors qu'il traite plus de 900 sujets "police justice" entre le 24 février et le 12 mai). Trois reportages pour Europe 1
depuis l'ouverture du procès, huit sujets les deux premières semaines pour CNews
et plus rien depuis hormis une reprise de dépêche AFP le 20 mars... Quant au site de Valeurs actuelles
, on n'y trouve que deux échos en tout et pour tout : quand un policier victime de Joël Le Scouarnec témoigne, et pour évoquer les chiens qui assistent les victimes.
Le JDD semble avoir un dossier sur le procès, mais il ne compte que deux sujets de 2025. Les autres ont été réalisés en 2020, avant la mainmise de Bolloré
Capture d'écran "le JDD", mai 2025
Plusieurs journaux promettaient de s'intéresser aux crimes reprochés à cet "homme ordinaire"
. Comme Libé dans son édito du 21 février, juste en amont. "Un autre homme ordinaire"
, comme ceux qui ont été condamnés à la cour criminelle du Vaucluse il y a cinq mois, en même temps que Dominique Pelicot.
Il n'y aurait pas eu le procès dit de Mazan et l'extraordinaire suivi des médias et de la société tout entière, le silence autour de Joël Le Scouarnec aurait été moins sidérant. On pouvait espérer qu'avec Mazan un cap avait été passé, une prise de conscience collective sur la banalité des viols et la culture qui les facilite. Sexisme, misogynie, silenciation des victimes, habituation aux abus de pouvoir, impunité, déni bien sûr - si marquant dans l'affaire Le Scouarnec - et lâchetés individuelles et collectives que le livre de Marika Mathieu, L'Impuni (StudioFact éditions, 2025)
, décrit si bien.
Silence pendant l'audition des victimes
Pourtant, depuis fin mars (jour où une nouvelle enquête est ouverte pour tâcher d'identifier des "victimes oubliées")
, des choses importantes ont été dites.
Le 25 mars, l'Ordre des médecins exprime enfin son regret de n'avoir pris aucune sanction contre le chirurgien. Le 3 avril, on comprend qu'on ne pourra décompter toutes les victimes. Le 7 avril, on apprend qu'une enfant de 7 ans restée dix jours à l'hôpital a été violée plusieurs fois. Le 8 avril, qu'une autre a changé de prénom à l'âge adulte pour éloigner sa souffrance. Le 14, trois experts expliquent qu'on peut être traumatisé même si on était trop jeune pour avoir un souvenir de l'agression. Quelques journalistes nationaux s'en font l'écho, à Mediapart
, Le Figaro,
et l'AFP
notamment, puis le silence retombe.
Le 22 avril, les manifestations des syndicats n'intéressent pas grand monde. Pas plus que la parole de Pauline, 37 ans, recueillie par Margaux Stive pour Franceinfo.fr : "«J'avais 11 ans, j'ai parlé, que vouliez que je fasse de plus», témoigne une victime". Cette
enfant fait partie des rares qui ont eu conscience des faits et les ont dits. Son histoire raconte un impensé qui participe à l'impunité de le Scouarnec : "«On ne s'imaginait pas que ça puisse exister et je pense encore moins de la part d'un médecin», témoigne sa mère qui a pensé à un «geste médical». Et j'ai failli." Quant à la télé : presque aucune trace du procès depuis son ouverture.
"Le Parisien" est l'un des rares médias à avoir raconté la journée pendant laquelle psychiatres et psychothérapeute ont été interrogés par la cour
Le Parisien, 14 avril 2025
Pourquoi ce silence, alors qu'une centaine des 189 victimes qui se sont portées parties civiles viennent bravement à la barre se faire entendre depuis début mars ? On peut comprendre la difficulté d'écouter une si longue liste de témoignages douloureux, hésitants. On sait aussi que certaines audiences se sont tenues à huis clos à la demande des victimes entendues. On imagine la réticence des rédactions à dépêcher un envoyé spécial - mais ce ne sont pas les correspondants pigistes qui manquent en Bretagne. Pourtant, c'est bien l'effort qui avait été produit pour le procès de Dominique Pelicot et des autres hommes impliqués.
Hugo Lemonier propose une piste lors d'un entretien passionnant dans Politis : "En dépit de la révolution journalistique qui a été permise par le mouvement #MeToo
, il y a encore une fascination pour les agresseurs et assez peu de considération pour les victimes."
Ce qui intéresse dans le fait divers ou le fait de justice, c'est l'accusé. Qui est-il, pourquoi a-t-il commis le crime, comment. Toujours la fascination pour le monstre, tant pis pour le contexte social (l'état de l'hôpital) ou sociétal (la culture de la domination, la sacralité du médecin, la défiance devant la parole de l'enfant, etc). De fait, les médias reparlent davantage du procès quand l'accusé revient au centre, jugé "totalement responsable de ses actes"
par deux experts psychiatres le 12 mai.
L'autre explication de ce "silence assourdissant",
dixit Elle
, c'est que nul politique ne s'y intéresse. C'est ce que note Brut
27 mars. Tout juste entend-on le 6 mai une question au gouvernement portée par la députée Anne Le Hénanff (Horizons) à propos du procès, à laquelle le ministre de la Santé promet un meilleur accès du conseil de l'Ordre des médecins aux casiers judiciaires et au fichier des auteurs d'infractions sexuelles. Le collectif de victimes relayé par Elle
pointe avec justesse : "Notre souffrance semble peser moins que d’autres. Tandis que d’autres affaires reçoivent une attention immédiate et des réponses politiques rapides sans distinguer le temps de la justice et le temps législatif. Cette mise en concurrence des victimes de crimes sexuels est insupportable, avilissante et contraire à nos convictions."
C'est comme si le monde médiatique pris dans son ensemble révélait par sa relative indifférence à ce procès l'impossibilité, toujours, de penser les violences sexuelles en général et celles contre les enfants en particulier comme l'expression ultime de la domination de l'autre. "La violence, même quand elle passe par le sexe, n'est qu'un instrument pour obtenir et maintenir un rapport de domination : "Tu m'appartiens, je fais partie de ceux qui peuvent posséder le corps des autres""
, relève ainsi le juge Edouard Durand, ancien co-président de la Ciivise, dans son texte 160000 enfants, violences sexuelles et déni social
. En témoignent les trois quart de classements sans suite des plaintes pour violences sexuelles sur mineurs (cf un rapport sénatorial de 2018). C'est comme si, surtout, les médias et la société qu'ils reflètent autant qu'ils l'informent n'étaient pas saisis de l'urgence à mettre en place des dispositifs d'alerte pour protéger chacune et chacun de ces violences terriblement fréquentes.
"Il faut que ce procès puisse rentrer dans chaque maison, et qu'on prenne conscience enfin, que des victimes de pédocriminels, il y en a des milliers sur notre territoire",
plaidait l'avocate Marie Grimaud le 24 février, qui conseille 39 parties civiles. C'est loupé. Pour le moment. Il reste moins de deux semaines pour compléter l'œuvre d'information.