Emmanuel Macron, une certaine idée du pouvoir
Par Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin et Ivanne TrippenbachEnquête« Le président et son double » (1/4). Alors que la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale a provoqué une crise politique majeure, « Le Monde » revient dans une série d’articles sur l’évolution déroutante du chef de l’Etat.
Le 16 novembre 2016, un couple, lunettes de soleil et pantalon en cuir pour elle, costume noir cintré et fine cravate assortie pour lui, se glisse incognito sous le portail central et les voussures de la basilique de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Juste après s’être déclaré candidat à l’élection présidentielle, à Bobigny, Emmanuel Macron et son épouse, Brigitte, ont filé à quelques kilomètres de là, sans prévenir personne, saluer les tombeaux des 43 rois de France. Sous la lumière d’hiver filtrée par la rosace du bras sud, le futur président caresse le marbre blanc des gisants.
A chaque prise de pouvoir sa scène originelle. Saint-Denis est le creuset du passé royal du pays, le lieu par excellence du récit national. D’autres candidats à la présidentielle, amoureux de l’histoire longue, ont d’ailleurs précédé Emmanuel Macron pour puiser un morceau de légitimité dans ce pôle magnétique des ambitions monarchiques : François Mitterrand avec la mère de Mazarine, Anne Pingeot, à l’automne 1980 ; Jean-Luc Mélenchon, en douce, en 2012… Ce jour de novembre 2016, les journalistes et l’écrivain embedded Philippe Besson, alors attelé à l’écriture de son livre Un personnage de roman (Julliard, 2017), ont raté l’escapade d’Emmanuel Macron. Mais, sur le chemin du retour, le candidat confie à son premier admirateur, le journaliste-blogueur Bruno Roger-Petit, le sens de cette visite à Saint-Denis : au milieu des « pierres qui parlent », se retrouver « seul en son destin ».
Une part de mystique doit envelopper les grands parcours, a toujours pensé Emmanuel Macron. « Depuis que je suis entré dans le champ politique, je vis [mon aventure] comme une mission. Il y a (…) quelque chose qui vous dépasse, qui vous a précédé et qui restera. » Sur les images enregistrées en 2016 au Touquet (Pas-de-Calais) par le réalisateur Pierre Hurel pour son documentaire Ainsi soit Macron (2017), c’est un jeune homme au regard habité qui parle. Cette même année 2016, il a aussi fait des pieds et des mains auprès du sénateur écologiste des Hauts-de-Seine André Gattolin pour rencontrer le dalaï-lama à Paris, et patienté deux heures durant dans le hall de l’Hôtel Intercontinental, où était logé le chef spirituel des bouddhistes du Tibet. « La rencontre la plus importante de ma vie après Brigitte », l’a entendu dire le sénateur.
« La fonction présidentielle réclame de l’esthétisme et de la transcendance », disait aussi Emmanuel Macron durant sa première campagne. Aujourd’hui encore, dès que l’occasion se présente, il fait référence à la longue chaîne de ceux qui ont gouverné la France avant lui. Le 7 décembre, dans la nef de Notre-Dame sublimement restaurée et devant les grands de la planète, il a rappelé que « 11 rois », de Saint Louis à Louis XIV, avaient vu construire la cathédrale. L’espace d’un après-midi historique, les Français ont presque oublié que, ce jour-là, ils n’avaient plus de premier ministre, et que le pays était plongé dans une crise noire.
Depuis 2017, un mandat et demi, les catastrophes ont été nombreuses : la pandémie de Covid-19, le terrorisme islamiste, la guerre dans l’est de l’Europe, le tsunami des populismes et de la post-vérité, cette arme de destruction massive désormais partagée par les dirigeants autoritaires, de Washington à Moscou… C’est pourtant bien le choix brutal d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale, le 9 juin, qui a provoqué ce chaos inédit depuis 1962, et qui menace de virer à la crise de régime. Pourquoi cette folie ? Depuis l’été, éditorialistes et politologues s’improvisent psychanalystes. Tant de décisions imprévisibles, tant de propos indéchiffrables chez le chef de l’Etat…
Etrange atmosphère
Surgi à 39 ans en vantant le « nouveau monde » et la « start-up nation », le plus jeune président de la Ve République s’est savamment lesté d’histoire et de sacré. Mais comme dirait Borges, « dans chaque homme, il y a toujours deux hommes »et le plus vrai est parfois l’autre. Il y a le Macron vif, ultrarapide, hypermnésique, qui réussit avec brio la reconstruction de Notre-Dame, le déconfinement après le Covid-19, fait reculer le chômage, lance l’emprunt européen. Et le Macron impulsif, orgueilleux, narcissique, prêt à s’exonérer des usages et des institutions et persuadé de pouvoir accomplir par lui-même des miracles, avant de se cogner au réel. Le Macron en majesté et celui que l’on connaît moins, soucieux de protéger ses secrets et de décider seul, en sa forteresse de l’Elysée. Le président et son « autre ».
Sur ses tempes, les pattes ont blanchi. Des rides sont apparues. Même son corps s’est transformé. Jusque-là, il apparaissait dans sa fraîcheur juvénile. Il cultive désormais l’image de sa puissance. Sa photographe officielle, Soazig de la Moissonnière, poste sur les réseaux les clichés musculeux d’un président concentré sur son punching-ball, biceps travaillés des heures durant dans la salle de boxe de l’Elysée, jusqu’à l’épuisement. Il cogne, pour se défouler, puis retourne travailler, sans que nul ne connaisse l’exact emploi du temps de sa journée. C’est une anomalie dans les démocraties, cet agenda officiel du président qui n’est plus publié à l’avance, contrairement à l’usage. Impossible, dans ces conditions, de savoir avec certitude qui le chef de l’Etat s’apprête à recevoir, ni même où il se trouve. Sur le site de l’Elysée s’affiche souvent la même formule : « L’agenda du président est en cours de mise à jour. »
Derrière les grilles du palais, une étrange atmosphère s’est installée. Tout s’est fait petit à petit. D’abord, la bande des débuts, celle qui avait éclos au Parti socialiste et transformé l’essai d’En marche ! en hold-up électoral, s’en est allée. Ce n’est pas un détail : les « mormons », comme on appelait alors cette bande soudée et un brin austère, pouvaient dire en face à leur chef de file : « Franchement, tu déconnes. » Depuis, Ismaël Emelien a été recruté par le groupe LVMH, avant de créer une start-up offrant aux plus fortunés parcours de soins et check-up complets dès 18 ans. Sibeth Ndiaye est devenue secrétaire générale du groupe Adecco, le leader de l’intérim. Sylvain Fort, lui, est aujourd’hui « conseiller muséal » du prince en Arabie saoudite.
Du Macron des origines, seul ou presque demeure Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée, autour duquel s’affaire une équipe d’impeccables conseillers issus de la haute administration, professionnels, bosseurs, chargés de préparer les dossiers du président, dans une organisation au cordeau. Voilà dix ans qu’il accompagne le président et joue le rôle d’un partenaire. Longtemps, on l’a surnommé « le jumeau », « la doublure », « l’alter ego ».
« Il a perdu pied »
Derrière l’allure de « techno » froid, Alexis Kohler fait aussi de la politique. Certains se souviennent que, en pleine crise des « gilets jaunes », il s’était opposé à Emmanuel Macron, l’empêchant d’augmenter le smic pour rehausser plutôt la prime d’activité. Régulièrement, la presse annonce Alexis Kohler partant, mais il est toujours là, dans ce palais qui se vide peu à peu, la lumière de son bureau allumée jusqu’à point d’heure. « Il a encore besoin de moi », glisse-t-il en octobre à un confident. Pourtant, pour la première fois, avec la dissolution, il a douté. Lui qui accueille d’ordinaire avec sang-froid et un humour pince-sans-rire les audaces du chef de l’Etat s’est inquiété. « Il a perdu pied », l’ont entendu soupirer plusieurs témoins.
Alexis Kohler se méfie plus que jamais d’un autre groupe de conseillers, une petite bande aux allures de « boys club » béni-oui-oui, dont l’obsession est de limiter l’accès au président et qui parfois lui nuisent : ils fourbissent des coups, règlent des comptes avec leurs rivaux de l’Elysée et en oublient parfois d’expliquer sa politique. Parmi eux, le « conseiller spécial » Jonathan Guémas, ex-plume désormais chargé « de la communication et de la stratégie » du président, ou son prédécesseur et ami Clément Léonarduzzi, reparti chez Publicis, mais jamais loin de l’Elysée. Leur mission ? Construire « le récit du décennat », résume Jonathan Guémas ; c’est la feuille de route délivrée par le chef de l’Etat. Venus de la publicité ou de la communication d’entreprise, ils ont bien plus d’influence que leurs deux collègues chargés de la politique et du Parlement.
Avant Emmanuel Macron, les présidents élus arrivaient à l’Elysée avec des compagnons de route qui les connaissaient par cœur et savaient donner de la chair à l’épopée présidentielle. Eux enchaînent les formules, mais, depuis la dissolution, celles-ci sonnent particulièrement creux. Dans son bureau, où il reçoit la presse pour parler du patron, le normalien Jonathan Guémas cite les philosophes Jürgen Habermas et Denis Diderot (1713-1784), disserte sur le « tapis affectif » qui manquerait à Emmanuel Macron et lâche comme un scoop : « Sa fleur préférée est la saxifrage, qui se fraie un chemin dans la fissure du rocher. » Sur le désordre actuel, ces conseillers ont rodé un discours tout prêt : la dissolution de juin a ouvert « l’an I de l’ère d’une culture de coalition à la française ».
Pilier de ce petit groupe où les filles n’ont pas leur place – ou si peu –, l’ex-journaliste Bruno Roger-Petit, sourire blasé, démarche flegmatique, est devenu, au fil des ans, l’un des visages de l’Elysée. Premier arrivé en 2017 ou presque, il a promis à Emmanuel Macron d’inscrire sa geste dans la mémoire nationale comme Mitterrand et rêve d’écrire un livre dont le titre serait C’était Macron, en référence au C’était de Gaulle (Fayard, 1994-2000), d’Alain Peyrefitte (1925-1999). « Je serai celui qui éteindra la lumière », prévient-il autour de lui – certains y entendent une menace. A l’Elysée, ses ennemis le surnomment « Tullius Détritus », le sinistre semeur de zizanie dans la BD Astérix et Obélix.
C’est Bruno Roger-Petit qui a présenté au président son copain Geoffroy Lejeune, l’ancien directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, devenu celui du Journal du dimanche de Bolloré. Lui, aussi, qui a déjeuné en secret avec Marion Maréchal, dans une salle à manger du Dôme, une brasserie du quartier de Montparnasse, à Paris. Lui, encore, qui a annoncé avant tout le monde la dissolution surprise à la vedette de la chaîne CNews, Pascal Praud. Lui qui a comparé cette décision à « la Fête de la Fédération de 1790 », sous Louis XVI. Cet été, il a connu plusieurs semaines de disgrâce. « Je vais le virer », a promis Emmanuel Macron à quelques intimes. Le temps passe. Et Alexis Kohler s’étonne en petit comité : « on lui a coupé l’eau et l’électricité, mais il est toujours là ».
Le « boys club » a installé au palais une atmosphère de chambrée. Avec eux, on est loin du sacré et de la transcendance… Le soir venu, le président les retrouve pour se distraire après des journées harassantes. « Petit pédé », « grande tarlouze »… Voilà comment ils se parlent, par textos ou autour de leurs whiskys japonais ou écossais – le favori du président est le Lagavulin 16 ans d’âge –, entre deux imitations d’acteurs des années 1960 et de citations de Michel Audiard. Du « 15 000e degré », explique Jonathan Guémas, embarrassé. Ils ont quelques cibles préférées. Conseiller de Gabriel Attal quand il était premier ministre, Louis Jublin assure que l’Elysée avait baptisé Matignon « la cage aux folles ».
« Proskynèse »
Depuis plusieurs mois, des chiraquiens et des sarkozystes de la première heure, Pierre Charon ou Thierry Solère, passent dîner à l’Elysée, souvent après une remise de décoration. Ils ont de solides silhouettes d’amateurs de cuisine canaille et toujours une bonne anecdote au coin des lèvres. Au président, ils racontent ces histoires de la « Ve » que les petits jeunes en costume slim ne connaissent pas. A son tour, Pierre Charon a présenté l’acteur Christian Clavier au chef de l’Etat. Encore des dîners où les convives rejouent les films de Jean-Marie Poiré. « Comment s’appelait déjà le général russe dans Twist again à Moscou ? » « Boris Illitch Pikov ! », répond en premier Emmanuel Macron. « Bravo ! », applaudit la petite assemblée. Autour du chef de l’Etat, l’esprit de cour perdure.
« Les gens rampent sans même que je leur demande et ensuite je passe pour un dictateur ! », s’est amusé un jour le président de la République devant Stéphane Bern, nommé en 2017 à la tête de la mission « Patrimoine en péril » et commentateur attitré des cérémonies majeures du règne – le 7 décembre, à Notre-Dame, c’était lui. Cet amoureux des princes et des monarques lui a raconté la cour au temps du Roi-Soleil. Rien de bien différent, au fond, de ces ministres très politiques qui, pour parvenir à leurs fins, commencent leurs laïus par « Monsieur le président, vous avez eu raison de décider comme ci… », ou : « Monsieur le Président, vous n’avez pas eu tort, finalement, de croire que… »
Autres formes d’allégeance, les postures, les poses, les gestes, même quand le « roi » perd de sa superbe. Lors des dîners officiels, les convives n’osent pas protester lorsque Emmanuel Macron passe derrière eux, masse les épaules de l’un, attrape la nuque de l’autre – lui qui déteste qu’on le touche.
L’attention portée aux chiens du palais reste un autre indice du degré de courtisanerie des uns et des autres. Il y a quelques mois, au milieu des labradors et des lévriers tazi, un invité de passage a ainsi assisté, médusé, à cette scène qu’aurait pu croquer Saint-Simon à Versailles : Bruno Roger-Petit jouant à quatre pattes avec l’un des chiens dans un salon de l’Elysée. Pour décrire ces savants ballets, le directeur de cabinet d’Elisabeth Borne puis ministre de la santé Aurélien Rousseau parlait en riant de « proskynèse » – un rituel de prosternation de la Rome antique destiné à s’assurer les faveurs de l’empereur, le « régent de Dieu ».
Petites punitions et grosses humiliations
Au fil des ans, la cour connaît son lot de défaveurs. Mais rien ne se dit jamais en face. La marque d’Emmanuel Macron est de gérer les disgrâces par le silence. Il n’expulse pas, il efface, il « ghoste ». Jean-Pierre Jouyet, par exemple, l’un de ses parrains à l’inspection des finances. Sous François Hollande, ce dernier avait insisté pour que le jeune Macron devienne secrétaire général adjoint de l’Elysée. Mais, du jour au lendemain, une fois nommé ambassadeur de France à Londres, plus un appel, plus un message, aucune réponse à ses mails et textos. En 2018, profitant de la préparation d’un sommet franco-britannique, il finit par s’en ouvrir à l’intéressé :
« Emmanuel, je t’ai envoyé des messages…
− T’es sûr ?
− Oui, et des mails... »
Emmanuel Macron assure n’avoir rien reçu. Jouyet est blessé. Le directeur de la rédaction du Point, Etienne Gernelle, a connu pareille disgrâce. Le journaliste avait noué depuis une vingtaine d’années un lien étroit avec Emmanuel Macron, dans la tradition de son maître Franz-Olivier Giesbert, confesseur de Mitterrand et de Chirac. La Rotonde ou La Cagouille, des restaurants du quartier de Montparnasse, accueillaient leurs repas arrosés au pinot noir. Rires, confidences, bons mots, réflexions sur le monde et méchancetés en tout genre, Gernelle remplit ses carnets. Mais un jour de février 2019, alors que le président a confié son souhait d’imaginer des procédures de « vérification de l’information »dans les médias, le directeur de l’hebdomadaire libéral étrille cette idée « orwellienne » dans un édito au scalpel : « Macron ou la tentation de la Pravda ». Au palais, le couperet tombe : l’impudent est privé de déjeuners.
Depuis quelques mois, petites punitions et grosses humiliations se multiplient. Après les élections législatives du 30 juin et du 7 juillet, l’Elysée envoie une « lettre circulaire à tous les députés qui se sont désistés » face aux candidats d’extrême droite. Curieusement, l’ex-député et président du groupe En marche ! Gilles Le Gendre en est destinataire. Pourtant, le chef de l’Etat, qui n’avait pas apprécié ses critiques, ne l’a pas investi, et il a dû laisser la place à un protégé de la maire du 7e arrondissement de Paris, Rachida Dati. Au feutre, Macron a rajouté : « Mon cher Gilles, en toute amitié. »
Emmanuel Macron sait comment rabaisser et mortifier. « Que penses-tu de Julien Denormandie ou de Gabriel Attal ? », demandait-il, en début d’année, à sa première ministre Elisabeth Borne, à peine démise de ses fonctions. En septembre, c’est à Gabriel Attal, nommé puis soigneusement tenu à l’écart de la dissolution, qu’il suggère de se trouver un successeur : « Ça t’ennuierait de recevoir Xavier Bertrand et Bernard Cazeneuve, pour me donner ton avis ? » Pour son départ, il offre à ce même Gabriel Attal l’album photo de ses six mois au ministère de l’éducation et de son passage à Matignon. A l’intérieur, un cliché saisi le 9 juin par sa photographe officielle : celui où le président annonce la dissolution à ses troupes, convoquées à l’Elysée. On y voit Gabriel Attal, bras croisés, œil noir plongé dans celui d’Emmanuel Macron, encaisser la décision qui le chasse de fait de Matignon. Cruel cadeau.
Ce jour de la dissolution, l’autre Macron apparaît en pleine lumière. Le président met en rage ses plus solides soutiens. Pris de court comme tout le monde, alors qu’il a dîné la veille avec le chef de l’Etat, le patron du groupe de luxe LVMH, Bernard Arnault, est si furieux qu’il décroche son téléphone. L’homme d’affaires et essayiste Alain Minc se met à courir les plateaux pour expliquer qu’Emmanuel Macron est victime d’une « griserie autosuffisante » et qu’il « ne s’entoure que de médiocres, car il faut qu’il n’y ait qu’un seul Soleil dans la pièce »…
Ces nouvelles colères viennent s’ajouter à de plus vieilles rancœurs. Des projets de vengeance s’ourdissent ici et là. La veuve de l’ancien maire de Lyon Gérard Collomb songe ainsi à écrire un livre. Le 29 novembre 2023, lors de l’enterrement de son mari dans la cathédrale Saint-Jean, à Lyon, elle avait déjà donné un indice de la tonalité de son futur opus. Sous le regard gêné des participants, Caroline Collomb avait refusé de se lever et de serrer la main d’Emmanuel Macron.
« Ce type se prend pour un seigneur »
Premier des « marcheurs », le socialiste Gérard Collomb avait tout donné à Emmanuel Macron : sa bénédiction, son crédit, des parrainages par dizaines. Pas plus que son mari, Caroline Collomb n’a supporté qu’un président clamant haut et fort qu’il lui « [devait] tout » le laisse moquer par ses troupes : dans son dos, certains, à l’Elysée, le surnommaient « Son Altesse sénilissime ». Un an à peine après son arrivée Place Beauvau, Gérard Collomb démissionne, mais lâche, avant de quitter Paris, quelques vérités bien senties à propos d’Emmanuel Macron : « Ce type se prend pour un seigneur. C’est ça, le problème de fond. Nous ne sommes pas nombreux à pouvoir encore lui parler. » L’agrégé de lettres classiques avait ajouté : « En grec, il y a un mot qui s’appelle “hubris”», l’orgueil, la démesure. « C’est la malédiction des dieux. (…) Les dieux aveuglent ceux qu’ils veulent perdre. »
D’un coup, en ce début d’hiver, la prophétie de Gérard Collomb prend corps. Alors que la fin de son mandat approche – 2027 au plus tard –, deux spécialistes des présidents de la Vᵉ République, la journaliste Catherine Nay et l’historien Eric Roussel, de l’Académie des sciences morales et politiques, biographe prolifique de Charles de Gaulle, Pierre Mendès France, Georges Pompidou, Jean Monnet, François Mitterrand, Valéry Giscard d’Estaing, se sont mis au travail. Tout a été si vite, tout s’est si brusquement retourné.
Devant l’Elysée, d’énormes barrières de police barrent encore et toujours la circulation de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. A l’hiver 2018, les « gilets jaunes » avaient failli « prendre » le palais. Un des traumatismes du premier quinquennat. Au dos de leurs chasubles fluo, ils affichaient leurs doléances sur la vie chère, le smic, l’ISF, et des portraits d’Emmanuel et Brigitte Macron, avec ces slogans : « Mort au Roi »… « Louis XVI, on l’a décapité. Avec Macron, on peut recommencer »… « La France des ronds-points » a gardé en tête les références monarchiques distillées au début de son premier mandat, mais, à chaque occasion, elle les retourne contre lui. De l’imagerie royale, les mécontents ont gardé le symbole de la guillotine, pas le cérémonial du sacre.
Il est désormais l’un des présidents les plus impopulaires de la Vᵉ République depuis Chirac et les grandes grèves de 1995. Dans les sondages et les enquêtes qualitatives, l’Elysée découvre depuis la dissolution qu’Emmanuel Macron est jugé « insaisissable », « imprévisible », et donc « dangereux ». Anxiogène. Face à ce désamour, le chef de l’Etat s’isole, de plus en plus secret. Il s’enferme, il verrouille. Même Alexis Kohler et Brigitte Macron s’en inquiètent. « Il n’écoute plus personne », a confié ces dernières semaines son épouse à plusieurs interlocuteurs.
Le déni est entier. La dissolution ? Un jour, on verra que c’était un coup de maître, s’entête Emmanuel Macron. Ceux de son camp qui ont rallié le gouvernement Barnier ? « Des drôles. » Sa responsabilité dans la chute du premier ministre, trois mois après sa nomination ? Nulle. Une démission ? En mars 2019, en recevant huit heures durant plusieurs dizaines d’intellectuels français, Emmanuel Macron avait brillamment disserté sur les crises démocratiques et les circonstances dans lesquelles, selon lui, un président de la République doit s’en aller : « Il ne devrait pas pouvoir rester s’il avait un vrai désaveu en termes de majorité, en tout cas c’est l’idée que je m’en fais. »
A ce moment-là, à l’Elysée, c’était le Macron en représentation, magistral, philosophe, tout en majesté. L’autre Macron n’a pas utilisé les mêmes mots, le 3 décembre, veille de la censure du gouvernement. La poignée de journalistes appelée à suivre son voyage officiel en Arabie saoudite l’interroge, hors micros et caméras, sur la crise politique française. Il perd son calme – une exception chez lui, tout en maîtrise –, se redresse et, doigt levé, coudes sur les genoux, s’énerve : « Ceux qui réclament ma démission sont “la proie des idées fixes” ! » – les victimes de leurs propres obsessions. Cette fois, le double du président est allé chercher sa réplique chez Raoul Volfoni, le truand fort en gueule des Tontons flingueurs.