Patrons français, du ras-le-bol de l’Etat à la tentation trumpiste
Les propos de Luc Rémont (EDF), Xavier Niel (Iliad) ou Jean-Laurent Bonnafé (BNP Paribas), contre la bureaucratie ou le trop d’impôts, reflètent une colère qui amène certains à désirer une réforme du type de celle confiée à Elon Musk aux Etats-Unis.
<img src="https://jpcdn.it/img/r/664/443/2481e7a5fd90beca46453b40b10decc4.jpg" alt=""><span class="Apple-converted-space"> </span> COLCANOPA
Un patron d’entreprise publique, ancien de Bercy, et un ténor du privé, unis par un même ras-le-bol, cela a du poids. « C’est l’enfer d’investir en France pour des raisons réglementaires. Le premier frein à la décarbonation aujourd’hui, ce sont les procédures », a attaqué Luc Rémont, le PDG d’EDF, mardi 10 décembre, au congrès de l’Union française de l’électricité, à Paris. « Ici, en France, j’ai 500 développeurs en énergies renouvelables qui arrivent péniblement à faire 300 à 400 mégawatts par an. Aux Etats-Unis, j’ai construit 2 gigawatts en un an. Je ne peux pas continuer à investir dans un pays (…) pour un rendement aussi faible », a prévenu Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, appelant à « simplifier les processus ».
Ils ne sont pas les seuls. La réouverture de Notre-Dame de Paris, samedi 7 décembre, après cinq ans d’un chantier titanesque, a été l’occasion d’un concert dans ce registre, sans orgue ni violon. « On a voté des lois d’exception pour que les artisans de Notre-Dame n’aient pas à faire face aux contraintes qui les emmerdent (…) tout au long de l’année », a souligné, notamment, l’économiste libéral Nicolas Bouzou, interviewé par Le Figaro TV.
Pierre Gattaz, l’ancien président du Medef, qui ne manque pas une occasion de fustiger la « folie bureaucratique » en France, va même un cran plus loin. Dans une publication très vue sur LinkedIn, l’ex-patron des patrons, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, lançait : « Faudra-t-il un Donald Trump, un Elon Musk ou un Javier Milei en France pour arrêter ce délire ? », tout en relayant une vidéo de Jean-Philippe Tanguy, le député Rassemblement national (RN) de la Somme, ironisant en commission des finances sur la surenchère administrative.
Trump-Musk-Milei, pourquoi cette improbable sainte-trinité des affaires est-elle invoquée ? Le président américain élu sur un programme de dérégulation, l’entrepreneur milliardaire érigé en « ministre de l’efficacité gouvernementale » et le président argentin, chantre des coupes budgétaires à la tronçonneuse, portent, tous à leur manière, des messages anti-étatiques. Raison pour laquelle l’invitation à partager les « meilleures pratiques pour lutter contre les excès de bureaucratie » lancée, le 13 novembre, à Elon Musk par Guillaume Kasbarian, le ministre macroniste démissionnaire de la fonction publique, a été vivement critiquée à gauche.
Des ambivalences
Les patrons, eux, se montrent réceptifs. « Quand les prélèvements obligatoires représentent 46 % du PIB, que malgré cela le déficit budgétaire est structurellement abyssal, et qu’on y ajoute le délire bureaucratique, c’est décourageant pour ceux qui produisent la richesse », soupire Jean-François Rial, PDG de Voyageurs du monde. Pour lui, le relèvement des taxes sur les entreprises imposé par feu le budget de Michel Barnier, sans remise en cause des dépenses publiques, notamment sur les retraites, a affaibli « le consentement à l’impôt » chez les entrepreneurs. « Tout ce qui est rajouté en termes de lourdeur fiscale aux entreprises, c’est assassin », a lâché Xavier Niel, le fondateur d’Iliad (Free), actionnaire à titre individuel du Groupe Le Monde, dans une interview au journal L’Opinion, publiée le 2 décembre.
« Si on dépasse les idéologies et ce que représente Elon Musk de franchement douteux, l’idée de rendre l’euro dépensé plus efficace constitue une bonne initiative, qu’on soit de gauche ou de droite », poursuit M. Rial, qui se revendique de la « gauche rocardienne ». « Il y a des années, j’avais reproché à Nicolas Sarkozy de ne pas avoir conduit la réforme de l’Etat qu’il promettait et il m’avait répondu que l’Etat ne se gère pas comme une entreprise. Je crois qu’il serait temps, au contraire, de gérer l’Etat comme une entreprise. »
Certes, cette exaspération ne date pas d’hier, non plus que les ambivalences associées. « Une grande partie de ceux qui rejettent l’Etat, ses normes, ses prélèvements, réclament en revanche l’argent de l’Etat. Rares sont ceux qui veulent moins d’Etat et moins d’aides », pointe un proche du Medef qui souhaite rester anonyme, le sujet étant « trop sensible ». Les plus de 140 milliards d’euros de prêts garantis par l’Etat entre 2020 et 2022 ont vite été oubliés. L’immobilier illustre bien ce paradoxe, avec les entreprises du BTP qui appellent à une simplification des normes, et les promoteurs en campagne pour obtenir un nouveau produit d’investissement défiscalisé.
Mais l’incertitude politique, créée par la dissolution de l’Assemblée nationale en juin et qui s’est encore prolongée avec la censure du gouvernement Barnier, pèse sur l’activité et met les nerfs des chefs d’entreprise à vif. « Dans cet environnement, on est forcément plus prudents pour 2025 dans nos investissements. Nous avons besoin de stabilité », plaide M. Rial.
S’y ajoute, pour les multinationales, l’inquiétant décrochage de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis, qui se traduit par des valorisations boursières bien inférieures à celles de leurs pairs américains. Chargé d’analyser les racines du manque de compétitivité européen, même Mario Draghi, l’ancien gouverneur de la Banque centrale européenne, déplore, dans son rapport dévoilé en septembre, une « asymétrie réglementaire » : environ 13 000 lois adoptées dans l’Union européenne depuis 2019, contre 3 500 textes législatifs et 2 000 résolutions prises au niveau fédéral aux Etats-Unis.
Récupération à droite
Symbole de cette Europe normative, envers et contre tous et surtout les siens, la directive européenne CSRD, sur l’information en matière de durabilité des entreprises, concentre le mécontentement des grands patrons, en privé ou en public. Elle fait partie de « ces délires bureaucratiques qui ne servent à rien », s’est insurgé, le 25 novembre, Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de BNP Paribas, lors des Journées de l’Association française des trésoriers d’entreprise.
Evidemment, cette colère grandissante n’a pas échappé à certains, à droite, qui y voient un moment propice pour récupérer les patrons orphelins du fillonisme et les déçus du macronisme. Sur ce point, d’ailleurs, le divorce était consommé avec l’Elysée, bien avant la dissolution de l’Assemblée nationale. « Si les rapports entre grands patrons et pouvoir politique, déjà bien établis, se sont encore resserrés sous le septennat d’Emmanuel Macron, le plus probusiness des présidents de la Ve République, ils se sont détériorés au fur et à mesure que les réformes souhaitées du périmètre étatique et des modes de gestion des administrations publiques ont fait long feu. A leurs yeux, Emmanuel Macron est un étatiste non repenti doublé au final d’un mauvais gestionnaire », relate le sociologue Michel Offerlé, professeur émérite à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, auteur de Patron (Anamosa, 112 pages, 9 euros).
Si David Lisnard, le maire (Les Républicains) de Cannes (Alpes-Maritimes), a toujours cultivé un discours sur la liberté entrepreneuriale, le député du département Eric Ciotti « intensifie ses prises de contact avec les patrons, petits et grands », selon un proche. « Less Marx, more Milei », prône, en guise de bannière sur son compte X, Arnaud Dassier, entrepreneur devenu conseiller de l’ex-leader des Républicains.
Quant à l’investisseur Pierre-Edouard Stérin, soutien de la droite et de l’extrême droite, il vient de lancer un appel sur LinkedIn pour « compléter l’équipe promouvant toutes les initiatives métapolitiques » : autrement dit la « plateforme d’inspiration libérale-conservatrice (…) alliant les moyens de l’entrepreneuriat, de l’investissement et du conseil », baptisée « Périclès », dans laquelle il compte investir 15 millions d’euros par an.
Une forme de convergence entre les idées de l’extrême droite et celles du monde patronal semble se dessiner ; paradoxal quand on sait que le RN a contribué à faire tomber le gouvernement Barnier pour défendre l’indexation des retraites, alors que ces dernières constituent le poste principal des dépenses publiques dont la réduction drastique est réclamée par les entreprises. La confidence de Xavier Niel à L’Opinion : « Quand même, un truc hallucinant, c’est que ces derniers jours, vous avez l’impression que, au-delà de quelques personnes dans le bloc central, le seul raisonnable sur le soutien aux entreprises, c’est Jordan Bardella. C’est effrayant… » alerte sur le risque d’une porosité croissante entre le libéralisme décomplexé du monde patronal et un certain discours populiste et libertarien.