A Marseille, l’armateur CMA CGM se pose en acteur incontournable de la lutte contre la précarité
La fondation du groupe met à disposition de cinq grandes associations un hangar portuaire flambant neuf, inauguré vendredi, pour aider à la distribution de denrées alimentaires. De quoi marquer un peu plus encore sa forte empreinte sur la ville.
Par Gilles Rof (Marseille, correspondant)
Brigitte Macron et Tanya Saadé Zeenny visitent l’entrepôt solidaire de la Fondation CMA CGM, à Marseille, le 6 décembre 2024. NICOLAS VALLAURI/LA PROVENCE/MAXPPP
On peut afficher plus de 1 milliard d’euros de bénéfices au premier semestre 2024, être régulièrement cité en exemple des entreprises réalisant des superprofits et faire l’événement en matière de lutte contre la précarité. Vendredi 6 décembre, dans le quartier d’Arenc, à Marseille, c’est en présence de Brigitte Macron, du préfet de région Christophe Mirmand, de grands élus locaux et du chanteur Soprano que la Fondation CMA CGM, branche caritative de l’armateur, a inauguré son « entrepôt solidaire » : 5 000 mètres carrés de hangar portuaire rénové, posés à quelques dizaines de mètres du siège mondial du groupe, capables de stocker 3 200 tonnes de denrées alimentaires. Un projet imposant avec lequel le groupe se substitue aux compétences des pouvoirs publics.
Ce paquebot de la solidarité, unique en France, va permettre à cinq associations majeures de lutte contre la précarité alimentaire de métamorphoser leurs conditions de travail dans les Bouches-du-Rhône. Et, grâce à une mutualisation de leurs charges, de réorienter une partie de leur budget, jusqu’alors dépensée en loyers et en logistique, vers la distribution de denrées aux populations qui en ont besoin.
« Nous passons d’un entrepôt devenu exigu et en mauvais état à une surface plus importante, plus pratique, équipée d’engins spécialisés et mieux sécurisée », énumère, ravi, le président départemental des Restaurants du cœur, Alain Evezard. Sa structure, qui distribue chaque année près de 5 millions de repas dans le département, a investi en octobre la moitié des volumes de l’entrepôt solidaire. Elle y implantera son antenne locale, tout comme la Croix-Rouge, destinataire, elle, d’un quart de la surface. Le Secours populaire (15 % du site), le Secours catholique et le réseau des épiceries solidaires Andes (Groupe SOS) complètent cette colocation d’un nouveau genre.
Raz de marée de demandes
Dans une ville où plus de 200 000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté, selon le « Rapport sur la pauvreté en France » de l’Observatoire des inégalités publié mardi 3 décembre, chacune de ces associations témoigne d’un raz de marée de demandes. Pour elles, la proposition de la CMA CGM n’était pas de celles que l’on refuse. « Même en mettant tous nos moyens en commun, nous n’aurions pas pu bénéficier d’un entrepôt comme celui-là », constate Alain Evezard.
Outre la qualité des prestations, les associations saluent la manière dont les équipes de la fondation ont pris en compte leurs spécificités, au cours de la gestation du projet. « Nous avions la volonté de préserver notre indépendance, notre manière de faire. Ils l’ont compris », témoigne Farida Benchaa, secrétaire générale de la fédération départementale du Secours populaire, qui estime à 40 000 euros les économies annuelles qu’elle fera.
La CMA CGM a financé la totalité de l’aménagement de l’entrepôt, loué à la société Sogaris, et, sur six ans, prendra en charge la moitié de son coût de fonctionnement, estimé à 1,2 million d’euros annuel par Tanya Saadé Zeenny, la vice-présidente de la CMA CGM et pilote de la fondation. Soit, au total, une aide de 6 millions d’euros en six ans. Les pouvoirs publics, eux, apporteront 30 % du fonctionnement. Les associations compléteront à hauteur de la surface utilisée.« Pour nous, un loyer de 50 000 euros annuels », calcule Stéphane Lemonnier, président local de la Croix-Rouge.
« C’est aux pouvoirs publics de répondre aux problématiques »
En matière de solidarité, la fondation n’en est pas à son galop d’essai – elle aide notamment, depuis plusieurs années, la banque alimentaire. « Nous sommes une entreprise familiale animée d’une volonté d’être utile aux autres. La CMA CGM, ce n’est pas que du business », martèle Tanya Saadé Zeenny. Mais, avec ce projet, l’armateur, le plus grand employeur privé de Marseille, franchit une étape. Il améliore son image et marque un peu plus sa ville de son empreinte. Géant du port, propriétaire du journal La Provence, partenaire principal de l’Olympique de Marseille, soutien du parc national des Calanques, le groupe Saadé s’affirme désormais incontournable dans le domaine de la solidarité. En jouant la locomotive, il a poussé à le suivre l’Etat, la région et la municipalité, mais pas le conseil départemental, sollicité aussi, dont l’aide sociale est la compétence. « Est-ce le rôle d’une entreprise privée ? Je ne me pose pas cette question. Aujourd’hui, l’essentiel est de répondre aux situations humaines urgentes qui se multiplient sur le terrain », souligne Farida Benchaa.
Vendredi, le maire (divers gauche) de Marseille, Benoît Payan, a prononcé un discours de remerciements lyrique lors de l’inauguration. Son adjointe aux solidarités, la communiste Audrey Garino, n’était pas là. « Ce projet répond à un besoin du territoire et, à ce titre, la municipalité le soutient. Mais, sur la solidarité, je pense que ce n’est pas au privé mais aux pouvoirs publics, qui peuvent et doivent faire plus, de répondre aux problématiques », assure l’élue, qui a signé avec l’Etat un « pacte local des solidarités » doté de 1,7 million d’euros, en 2023.
Vieux routier de la solidarité à Marseille, ex-président régional de la Fondation Abbé Pierre, Fathi Bouaroua voit, lui, dans l’entrepôt solidaire le symbole d’un « retour du paternalisme social ». « C’est difficile de critiquer la CMA CGM, et je comprends les associations, car au bout de la chaîne des gens dans la précarité ont besoin de cet investissement. Mais, avec l’aide fiscale au mécénat, ce sont aussi nos impôts qui paient », rappelle-t-il.
A la Fondation CMA CGM, on pense déjà à dupliquer l’initiative en France et à l’international.