Vaccination contre la grippe : « Depuis que l’on dit que c’est pour éviter l’hospitalisation, voire la mort, ça marche mieux »
Huit cas graves de grippe sur dix admis en réanimation et déclarés à Santé publique France concernent des personnes non vaccinées. Alors que l’épidémie sature les hôpitaux, des soignants constatent que même les populations à risque rechignent à recevoir leur injection.
Par Mattea Battaglia, Delphine Roucaute et Camille Stromboni
Devant un centre de vaccination temporaire contre la grippe à Nancy, le 14 janvier 2025. FRED MARVAUX/REA
La campagne de vaccination contre la grippe a-t-elle connu des ratés cet hiver ? Alors que de nombreux hôpitaux sont sous forte tension, avec une centaine de « plans blancs » activés sur tout le territoire, selon le ministère de la santé, la question résonne de plus en plus fort. La dernière semaine (celle du 6 au 12 janvier) auscultée par Santé publique France s’est caractérisée par une « sévérité marquée de l’épidémie », avec 611 décès comptabilisés. Sur l’ensemble des décès certifiés électroniquement, ceux associés à la grippe ont représenté 7,3 % – contre 5,9 % une semaine plus tôt. Et le pic de l’épidémie n’a pas encore été atteint.
La campagne annuelle de vaccination, qui a débuté le 15 octobre 2024, doit officiellement prendre fin le 31 janvier, avec parmi ses « cibles » les populations les plus à risque de connaître une forme grave de grippe : les personnes de plus de 65 ans, celles souffrant de certaines maladies chroniques, les femmes enceintes, les personnes souffrant d’obésité. Sans oublier les professionnels de santé, pour lesquels la vaccination est aussi recommandée. Et cette année, peut-être plus encore que les précédentes, la faible couverture vaccinale soulève des questions. Huit cas graves de grippe sur dix admis en réanimation et déclarés à Santé publique France concernent des personnes non vaccinées.
Ces deux dernières années, qui ont suivi la crise sanitaire du Covid-19, à peine plus de la moitié des personnes de plus de 65 ans s’étaient fait vacciner contre la grippe (54 % lors de la saison 2023-2024, en baisse de deux points par rapport à l’année précédente). Une population scrutée de près, car ces personnes âgées sont celles qui peuvent avoir besoin d’être hospitalisées : les plus de 65 ans, durant la semaine du 6 au 12 janvier, ont représenté 67 % des hospitalisations pour grippe après passage aux urgences. Pour l’ensemble des populations cibles, 47,1 % s’étaient fait vacciner en 2023-2024 ; 51,5 % en 2022-2023.
Vers une « stratégie beaucoup plus agressive »
Le bilan définitif de cette saison n’est pas encore connu, mais Yannick Neuder, tout juste nommé au ministère de la santé, en a déjà fait un « sujet » : « Il faut protéger le système d’hospitalisation », « il faut pouvoir vacciner mieux », la vaccination est « un des principaux actes de prévention », martèle-t-il ces derniers jours dans les médias. « Au pays de Pasteur, ça paraît assez étonnant, cette réticence à la vaccination », s’est-il aussi ému, sur le plateau de BFM-TV mardi 14 janvier. Vendredi 17 janvier, sur Franceinfo, il a appelé la population à continuer à se faire vacciner, tout en évoquant la nécessité de mener, à l’avenir, une « stratégie beaucoup plus agressive sur la vaccination des soignants mais aussi d’une façon générale ».
A-t-on moins vacciné cet hiver? Le nombre de doses délivrées en ville – que l’injection soit faite, ensuite, par un pharmacien, un médecin, un infirmier… – reste stable, selon Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France. Quelque 10,2 millions de vaccins avaient été vendus à la fin de janvier 2024 ; cette année, ce sont 10,3 millions comptabilisés au 10 janvier, précise-t-il : « La campagne a mal démarré, en octobre-novembre, mais il semble que le retard pris au départ a été rattrapé. » Il y voit les effets d’une évolution du discours ambiant : « Avant, la vaccination était justifiée dans une démarche citoyenne, pour atteindre une immunité collective, souligne ce pharmacien.Depuis qu’on dit que c’est pour éviter l’hospitalisation, voire la mort, ça marche mieux. »
Le seul indicateur publié, à ce stade, par Santé publique France fait état, au 30 novembre 2024, d’une couverture vaccinale de 35,2 % chez l’ensemble des personnes ciblées par la vaccination. Un taux inférieur, selon l’agence sanitaire, à celui de la saison précédente à la même date.
Les officines voient encore arriver des personnes souhaitant se faire vacciner, alors qu’habituellement, à la mi-janvier, elles deviennent rares. Reste-t-il les doses suffisantes ? Plusieurs pharmacies font état de rupture, « une sur trois », selon Philippe Besset, qui l’assure néanmoins : « Il reste des doses dans le réseau officinal. » Le discours se veut aussi rassurant du côté du ministère de la santé : « En complément des stocks disponibles, un travail a été mené avec plusieurs industriels pour remobiliser des doses en cas de besoin, explique-t-on à la Direction générale de la santé. Au total, plus d’un million de doses de vaccin antigrippal sont disponibles sur le territoire, en ville et à l’hôpital. »
« Les généralistes font moins de suivi »
Dans les cabinets de médecins, on ne manque pas de critiquer les « manquements » de la stratégie vaccinale actuelle, alors que l’objectif fixé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est d’atteindre 75 % de vaccination dans les populations cibles. « Les médecins traitants ont de moins en moins de visibilité et de suivi possible sur le statut vaccinal des patients,alerte Agnès Giannotti, présidente de MG France, principal syndicat chez les généralistes. Désormais, d’autres professionnels de santé [pharmaciens, infirmiers, etc.] peuvent vacciner, et c’est bien. On a misé sur la multiplication des “vaccinateurs”. Mais pour quel résultat ? » Son syndicat réclame que soit autorisée chez les généralistes la détention de vaccins dans les réfrigérateurs des cabinets médicaux ; une « mesure de bon sens », qui permettrait de vacciner « au fil de l’eau » les patients lors des consultations de suivi habituelles.
Une demande partagée par les généralistes de la CSMF. « On a fini par désensibiliser les médecins traitants quant à leur rôle dans la vaccination grippale, regrette son représentant, Luc Duquesnel, médecin en Mayenne. Les généralistes font moins de suivi, se sentent moins concernés. Aujourd’hui, sur ma patientèle en affection de longue durée, je ne sais pas qui est vacciné, qui ne l’est pas. Il faut redonner une cohérence dans le parcours vaccinal et son suivi. »
« On a souvent le sentiment, en consultation, que les patients, même fragiles, se sentent protégés », rapporte Yohan Saynac, généraliste à Pantin (Seine-Saint-Denis). Avec des petites phrases qui reviennent : « A chaque fois que je me vaccine, je suis malade alors que la grippe je ne l’attrape pas », entend-il souvent. Ou encore : « On vaccine trop, contre tout… » « La perception du risque et du bénéfice de la vaccination n’est pas bien intégrée, constate ce médecin. Il est urgent de reprendre les messages pédagogiques. »
Dans les Ehpad, où se trouve une population âgée particulièrement à risque, Gaël Durel, médecin coordonnateur entre Rennes et Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), perçoit cette année une forte inflexion. « C’est la première fois que l’on constate une nette diminution de la vaccination chez nos résidents, rapporte ce médecin dans le Grand Ouest. On était habituellement à 90 %-95 % de vaccinés, on est, à ce stade, (…) à 10, voire à 15 points de moins, et c’est assez général d’un établissement à l’autre », souligne celui qui est aussi vice-président de l’Association nationale des médecins coordonnateurs et du secteur médico-social.
« Une forme de lassitude »
L’alerte de ce professionnel intervient alors que le nombre de « cas groupés » de grippe signalés dans les établissements médico-sociaux est « en forte hausse », durant la semaine du 13 janvier, selon Santé publique France. « Les réticences viennent très souvent des familles, elles estiment qu’on a beaucoup vacciné leur proche âgé, reprend le docteur Durel.Certains ont eu jusqu’à sept ou huit vaccins et rappels contre le Covid… On voit bien une forme de lassitude, qui s’ajoute à cette croyance que “la grippe, ce n’est pas si grave”. » Il met beaucoup d’espoir dans un futur vaccin unique grippe-Covid.
La vaccination des soignants, traditionnellement peu élevée, fait aussi débat. C’est d’abord parce qu’ils sont au contact de publics fragiles que les médecins mais aussi les infirmiers, les aides-soignants, etc., sont appelés à se faire vacciner. Selon l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, la couverture avoisinait 19 % chez les professionnels de ses trente-neuf hôpitaux, à la date du 15 janvier, soit 21 086 vaccinations réalisées. Un taux supérieur, toutefois, à celui de l’année précédente (15,3 % en fin de campagne). Du côté de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, on fait état de taux de vaccination de 30 % chez les médecins et de 10 % chez les paramédicaux (infirmiers, aides-soignants…). Un chiffre qui, à Marseille, apparaît « plus bas » que les autres années.
Sur le sujet polémique d’une possible obligation vaccinale des soignants, le ministre de la santé, Yannick Neuder, n’a rien acté, tout en entrebâillant la porte : « La question mérite d’être posée », a-t-il affirmé. La Haute Autorité de santé a été saisie à ce sujet, a-t-il fait savoir vendredi. En attendant, la prochaine campagne vaccinale se prépare dès maintenant, ou presque, avec des commandes de vaccins à effectuer dans les prochaines semaines. Ce qui implique, si le gouvernement décide d’une nouvelle stratégie, de l’acter au plus vite.