Les aliments bio sont-ils meilleurs pour la santé ? Ce que la science dit vraiment
Par Stéphane Foucart
Enquête Plusieurs études montrent des bénéfices de l’alimentation bio, notamment des risques moindres de certains cancers, de surpoids et d’obésité, de malformations congénitales. Les spécialistes insistent sur la cohérence d’ensemble de ces résultats, même si leur nombre reste trop faible pour que les liens de causalité soient incontestablement établis.
L’alimentation bio est-elle vraiment meilleure pour la santé ? Lorsqu’ils lancent leur expérience, en 2017, les chercheurs du Centre d’études biologiques de Chizé (CNRS, université de La Rochelle) et du laboratoire Biogéosciences (CNRS, université de Bourgogne) n’envisagent pas de répondre à une question de santé publique, mais plutôt d’écologie. « Nous cherchions à savoir comment la contamination de l’environnement par de faibles doses d’un mélange de pesticides, c’est-à-dire ce que l’on rencontre dans les zones agricoles, pouvait affecter la survie d’oiseaux des champs comme la perdrix grise, raconte le biologiste et écologue Jérôme Moreau, de l’université de La Rochelle. Trouver un protocole expérimental qui mime ces conditions de vie, pour les comparer à une situation où les animaux ne sont pas ou très peu exposés, était compliqué : nous avons donc choisi de jouer sur la nourriture des oiseaux. »
Pendant plusieurs mois, les chercheurs ont élevé deux groupes de perdrix grises (Perdix perdix), les premières nourries avec du blé et du maïs issus de l’agriculture biologique, les autres avec les mêmes céréales, mais obtenues par l’agriculture conventionnelle. L’objectif est d’observer l’impact des traces de pesticides de synthèse – proscrits en agriculture biologique – présentes dans l’alimentation des oiseaux. « Certains collègues nous disaient qu’on ne verrait aucun effet. Au contraire, les résultats ont été frappants et nous ont surpris », raconte M. Moreau.
En quelques semaines d’expérience seulement, les « perdrix conventionnelles » voient leur système immunitaire déréglé par rapport à celui des « perdrix biologiques », leur taux de globules rouges réduit, la quantité de parasites intestinaux augmentée. Publiés en 2021 dans Environmental Pollution, ces résultats montrent en outre que les femelles conventionnelles pondent des œufs plus petits, à la coquille moins épaisse ; elles ont aussi accumulé plus de masse graisseuse et sont d’une corpulence plus forte que les « biologiques ». Quant aux mâles, leur plumage est moins coloré. Ces effets modulés selon le sexe pourraient être liés, selon les chercheurs, aux propriétés de perturbateur endocrinien de certains pesticides.
Effets sur la reproduction
Leurs dernières observations, publiées en 2023, montrent même que l’alimentation conventionnelle de ces oiseaux réduit leur faculté à voler et amoindrit leur vigilance. « La distance de fuite, c’est-à-dire la distance à partir de laquelle la perdrix s’enfuit à l’approche d’un intrus, est environ deux fois plus faible chez les oiseaux nourris en conventionnel », précise M. Moreau. Signe de répercussions probables sur le système nerveux central des volatiles.
Ces résultats rejoignent d’autres études animales, bien plus anciennes. Dans un article publié en 2009, Alberta Velimirov (FiBL, Vienne) et ses coauteurs ont rassemblé cette littérature aujourd’hui oubliée. Ils rapportent que, dès les années 1920, des scientifiques cherchaient à savoir si, par comparaison avec les engrais naturels, les fertilisants de synthèse pouvaient avoir un effet sur les cultures dont ils favorisent la croissance. Et, partant, sur ceux qui les consomment. Entre 1926 et 1987, une douzaine d’études sur des rats, des lapins, des poules ou encore des bovins sont publiées, la plupart montrant des conséquences néfastes sur la reproduction, la survie et la taille des portées, etc. En 1965, deux chercheurs allemands observent que les spermatozoïdes de taureaux nourris au foin cultivé sans engrais de synthèse bénéficient d’une meilleure motilité. Pour quelles raisons ? Parmi les explications proposées aujourd’hui : la présence de certains métaux lourds, comme le cadmium, dans les engrais chimiques phosphatés.
Entre 1975 et 1992, rappellent Mme Velimirov et ses coauteurs, c’est-à-dire aux balbutiements du cahier des charges officiel de l’agriculture biologique (reconnu en France en 1981), quatre études distinctes sont conduites pour évaluer les effets de la consommation d’aliments bio sur la reproduction des rongeurs. Toutes mettent en évidence un bénéfice. En 1989, plus de trente ans avant que Jérôme Moreau et ses coauteurs ne fassent la même observation sur les perdrix, Karin Plochberger (Institut Ludwig-Boltzmann pour l’agriculture biologique) montre que les poules nourries en bio pondent des œufs plus gros que celles nourries en conventionnel.
Pour les humains, c’est évidemment un peu plus compliqué. On ne peut les enfermer toute leur vie dans un laboratoire, contrôler leur alimentation et leurs activités, suivre leur faculté à se reproduire, prélever leur progéniture pour l’étudier, etc. Il faut presque toujours s’en tenir à des études observationnelles, nécessairement plus fragiles que les travaux menés au laboratoire, en conditions contrôlées. « Les premières tentatives visant à évaluer l’impact sanitaire de l’alimentation bio ont été faites grâce à une cohorte d’enfants dont certains étaient issus de familles suivant un mode de vie dit “anthroposophique”, privilégiant notamment l’alimentation bio, raconte le biochimiste et nutritionniste Denis Lairon (Inserm), l’un des précurseurs de la recherche sur le bio en France. Ces travaux, publiés au milieu des années 2000, suggèrent un effet sur l’immunité, en particulier un risque d’allergie diminué chez ces enfants. » La valeur probante de ce type d’étude observationnelle, précise M. Lairon, demeure toutefois « limitée ». Pour toutes ces observations de la vie réelle des individus, c’est la multiplication des études convergentes qui fait foi.
« Une sorte d’incompréhension »
Au milieu des années 2000, un boulevard s’ouvre devant les chercheurs en épidémiologie nutritionnelle pour confirmer, ou infirmer, les premiers indices. Pourtant, les débuts n’ont pas été faciles. « Quand nous avons commencé à travailler sur le bio et la santé, nous avons rencontré une sorte d’incompréhension, comme si ce n’était pas une vraie question de recherche », raconte Emmanuelle Kesse-Guyot, directrice de recherche à l’Inrae et chercheuse au sein de l’Equipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN). Derrière cette réticence, estime l’épidémiologiste, « l’idée que si certaines pratiques ou certains intrants sont autorisés par la réglementation, c’est qu’il n’y a pas de risque, donc rien d’important à chercher ». Or, comme le dit Jérôme Moreau, « les études réglementaires n’évaluent les effets sanitaires ou environnementaux des pesticides que molécule par molécule, sans tenir compte de l’exposition chronique à de faibles doses de ces produits en mélange ».
Les études conçues pour montrer les effets sanitaires de l’alimentation bio sur le long terme restent aujourd’hui singulièrement rares par rapport aux centaines de publications sur ceux des produits laitiers, de la consommation de fruits et légumes ou des viandes transformées. « Le nombre d’études disponibles est encore limité, mais la plupart d’entre elles mettent en évidence des bénéfices », résume Denis Lairon.
La plus récente revue systématique de la littérature scientifique sur le sujet, publiée en septembre par des scientifiques chinois conduits par Bibo Jiang (université Sun Yat-sen, Guangzhou), dans la revue Nutrition Reviews, illustre bien le propos du chercheur français. Les auteurs ont ratissé toute la littérature scientifique cherchant à évaluer les effets sanitaires de l’alimentation bio sur les humains. Cinquante études publiées ont ainsi été colligées. Pour de nombreuses conditions ou maladies, l’effet observé est favorable, mais trop peu d’études sont disponibles pour répliquer chaque résultat et accroître le poids des preuves.
Par exemple, dans une cohorte de femmes enceintes norvégiennes, l’alimentation bio est associée à une réduction du risque de prééclampsie (hypertension gestationnelle), mais ce résultat n’a pas encore été reproduit par d’autres équipes. Le risque de donner naissance à un garçon atteint d’hypospadias (une malformation du pénis) est lui aussi diminué chez les femmes consommant le plus d’aliments bio, mais seules deux études concluant en ce sens sont disponibles. Même chose avec la qualité spermatique, améliorée par l’alimentation bio selon deux études scandinaves. Le cancer ? Deux études indiquent un risque réduit de certains lymphomes. Le tableau est identique avec les allergies, diminuées chez les enfants dans deux études – mais d’autres travaux sur ce sujet, trop récents pour avoir été inclus dans la synthèse de M. Jiang et ses collègues, ne trouvent pour leur part aucun effet.
Preuves « au poids »
Les chercheurs chinois ont construit une échelle de preuves « au poids » : pour chaque maladie ou trouble investigué, ils ont considéré qu’au moins quatre études devaient être disponibles, et que plus de 60 % d’entre elles devaient conclure à un effet bénéfique, pour pouvoir considérer que le niveau de preuve est satisfaisant. Sur cette échelle, c’est la réduction de la prise de poids et du risque d’obésité qui apparaissent comme les effets les mieux attestés de l’alimentation bio : quatre études différentes concluent dans le même sens.
« Si peu d’études sont encore disponibles, c’est qu’il est très difficile d’évaluer avec précision la nature et la proportion d’aliments bio consommés au sein d’une cohorte », explique Mme Kesse-Guyot. Parmi l’ensemble des travaux épidémiologiques publiés sur le sujet, ceux de l’équipe EREN, menés à partir de la cohorte NutriNet, se distinguent par la précision des informations disponibles sur le régime alimentaire des 70 000 personnes suivies et le soin apporté à la prise en compte des facteurs de confusion (catégorie socioprofessionnelle, consommation de tabac et d’alcool, activité physique, etc.).
Une part importante des connaissances sur les effets de l’alimentation bio provient aujourd’hui de cette cohorte. Un article publié en 2022 par Advances in Nutrition, signé par la vingtaine de chercheurs ayant participé à les établir, les résume. « La consommation régulière d’aliments issus de l’agriculture biologique est associée à des risques réduits d’obésité, de diabète de type 2, de cancer du sein post-ménopause et de lymphome, écrivent-ils. Bien que plusieurs de ces observations aient été confirmées par d’autres études menées dans d’autres pays, nos résultats doivent être répliqués dans d’autres contextes et couplés à des études expérimentales pour conclure au lien de causalité. »
Dans certains cas, des études expérimentales ont été spécifiquement conduites pour valider la plausibilité du lien causal. Des chercheurs de l’unité Toxalim (Inrae) ont exposé pendant cinquante-deux semaines des souris à un mélange de six pesticides de synthèse fréquemment retrouvés sur les fruits et légumes conventionnels, à des doses suffisamment faibles pour simuler l’exposition des consommateurs. Résultat (publié en 2018 dans Environmental Health Perspectives), les souris mâles soumises à ce traitement ont vu leur gain de poids doublé au cours de l’expérience par rapport à celles qui n’avaient pas été exposées. Et ont développé une intolérance au glucose au bout de quatre mois – un signe précurseur du diabète de type 2 chez les humains.
Perte de points de QI
Les chercheurs travaillant sur les effets sanitaires de l’alimentation bio insistent sur la cohérence d’ensemble des résultats disponibles. En 2018, les premiers résultats issus de la cohorte NutriNet sur les liens avec le cancer, publiés dans JAMA Internal Medicine, mettent par exemple en évidence une association avec les lymphomes non hodgkiniens : le quart de la cohorte consommant le plus fréquemment bio a un risque de contracter cette maladie diminué de 85 % par rapport à ceux dont le régime alimentaire est exclusivement conventionnel. Or, souligne Mme Kesse-Guyot, « ce sont les cancers pour lesquels on ne connaît quasiment pas d’autres facteurs de risque que les contaminants chimiques ». C’est aussi le premier type de cancer à avoir été reconnu comme maladie professionnelle des agriculteurs, exposés à des pesticides dans le cadre de leur travail.
Une autre étude, britannique, publiée en 2014, indique elle aussi une baisse des lymphomes, de l’ordre de 20 %, chez les consommatrices régulières de bio, par rapport à celles qui n’en consomment pas ou très peu. Mais une autre étude, publiée en 2023, trouve une association inverse dans une cohorte danoise.
« Il existe un autre moyen pour estimer les bénéfices de l’alimentation biologique, c’est de chercher à évaluer l’impact des résidus de pesticides de synthèse présents dans le régime alimentaire, explique Denis Lairon. Car s’il est une chose établie, c’est que le régime bio fait considérablement baisser l’exposition à ces substances. » De fait, dans leur synthèse de la littérature, les chercheurs chinois avaient identifié 16 études sur le sujet, 15 d’entre elles montrant effectivement que les quantités de pesticides dans le sang ou les urines baissent avec l’adoption d’un régime bio.
Les effets sanitaires des pesticides en population générale sont rares, mais ils existent. En 2015, une équipe internationale avait estimé que l’exposition aux pesticides organophosphorés – en particulier celle des mères pendant leur grossesse – était responsable de la perte moyenne de 2,5 points de quotient intellectuel pour un enfant né en Europe en 2010. Les auteurs évaluaient qu’environ 60 000 cas de retard mental étaient attribuables chaque année en Europe à cette unique famille de pesticides, d’usage proscrit en agriculture bio.
D’autres travaux, plus récents, se sont intéressés à l’excès de mortalité potentiellement lié aux résidus de substances phytosanitaires dans l’alimentation. Les auteurs, conduits par Helena Sandoval Insausti et Jorge Chavarro (département de nutrition de l’université Harvard), ont exploité les données de trois cohortes rassemblant plus de 160 000 personnes, suivies pendant deux décennies, et dont les habitudes alimentaires ont été passées au crible. Le premier résultat est que ceux qui consomment plus de quatre portions de fruits et légumes peu ou modérément contaminés par jour ont vu leur mortalité par cancer, maladies cardio-vasculaires ou respiratoires réduite en moyenne de 36 % sur la durée de l’étude, par rapport à ceux se contentant de moins d’une portion par jour.
Mais en classant les fruits et légumes en deux groupes – les plus contaminés et les moins contaminés par des résidus de pesticides –, les chercheurs observent que la consommation de quatre portions quotidiennes des plus contaminés ne fait pas baisser la mortalité. Ils en déduisent que l’impact délétère des résidus semble avoir effacé le bénéfice des fruits et légumes. « Ce sont des travaux marquants, estime Denis Lairon. Non seulement en raison de leur puissance statistique, mais aussi de l’expérience de leurs auteurs, qui ont à leur actif des études très reconnues au niveau international. »
Une autre conclusion à laquelle arrivent ces chercheurs est spectaculaire : dans une population donnée, le remplacement d’une seule portion quotidienne de fruits et légumes les plus contaminés par une portion des moins contaminés ferait chuter la mortalité d’environ 11 % ! Avec la même méthodologie, la même équipe est parvenue en mai 2022 à mettre en évidence un lien possible entre moindre teneur en résidus de pesticides et risque diminué de gliomes.
Depuis 2019, le Programme national nutrition santé recommande d’« aller vers plus de bio », rappelle son ancien président, Serge Hercberg, l’une des figures de l’épidémiologie nutritionnelle en France. « Dans le cadre d’une approche scientifique, le niveau de preuve des effets bénéfiques du bio est limité, mais nous avons également pris en compte pour notre recommandation les aspects de santé planétaire », dit M. Hercberg. Une position prise par consensus.