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Londres sous le diktat de la reconnaissance faciale

Sous le couvert de réduire le vol dans les magasins, cette technologie qui fiche les individus dits « indésirables » gagne commerces ou boîtes de nuit de la capitale britannique. Une pratique décriée.

Par Julie Zaugg  (Londres, correspondance)

 

Dans un supermarché qui utilise la technologie de la société Facewatch, un panneau indique que « la vidéosurveillance et la reconnaissance faciale sont utilisées pour la protection des clients et des employés ». A Bristol (Royaume-Uni), le 28 juin 2023.

Dans un supermarché qui utilise la technologie de la société Facewatch, un panneau indique que « la vidéosurveillance et la reconnaissance faciale sont utilisées pour la protection des clients et des employés ». A Bristol (Royaume-Uni), le 28 juin 2023. SUZIE HOWELL/NYT-REDUX-REA

 

Sur la vitrine, un panneau prévient : « Reconnaissance faciale en cours. Pour protéger nos employés, nos clients, nos biens. » A l’entrée du magasin Sports Direct, à Stoke Newington, un quartier résidentiel du nord-est de Londres, la boule noire oscillant dans un socle blanc est bien visible. Au Royaume-Uni, un pays dont la capitale abrite la plus forte densité de caméras de surveillance au monde en dehors de la Chine, la reconnaissance faciale se généralise : 97 pour 1 000 habitants contre 2,1 pour 1 000 habitants à Paris, selon les chiffres de la société de sécurité britannique Clarion Security Systems et, pour la France, du ministère de l’intérieur.

« Il n’y a pas si longtemps, cette technologie était réservée aux forces de police, relève Daragh Murray, un spécialiste des nouvelles technologies et des droits humains à l’université Queen Mary de Londres. Mais, depuis deux ans, elle a connu une expansion spectaculaire dans le secteur privé. » Elle est dorénavant utilisée dans les supermarchés, à l’entrée des boîtes de nuit et même dans l’espace public.

 

La société Facewatch, créée en 2010 par Simon Gordon, le propriétaire d’un bar à vin qui en avait assez de subir des vols, est le principal fournisseur de ce service. Sa technologie, mise sur le marché en 2019, est utilisée par plus de 70 exploitants de commerce : supermarchés, magasins de meubles, enseignes de biens démarqués, jardineries, épiceries de quartier… Certains, à l’image de Frasers Group, qui détient les chaînes Sports Direct, Flannels et USC, ont plus de 900 enseignes.

Les caméras de Facewatch saisissent les visages qui passent devant leur objectif. « Ces images sont converties en données biométriques et comparées avec une base de données contenant les photos de personnes identifiées comme des fauteurs de troubles, explique Nick Fisher, le président de la société. S’il y a une concordance, les employés reçoivent une alerte et peuvent intervenir soit en délivrant un avertissement verbal à la personne, soit en lui interdisant l’accès. »

Cette liste est compilée par Facewatch sur la base des rapports que les commerces dressent lorsqu’un client commet une infraction, tel un vol à l’étalage, photos de caméras de surveillance à l’appui. Elle ne contient pas que des auteurs de délits. Effectuer un geste menaçant envers un employé ou l’insulter suffit à se retrouver dans la base de données. Celle-ci intègre des personnes filmées en état d’ébriété, des usagers de drogue, des mendiants et des personnes sans domicile fixe qui fréquentent les environs de ces commerces. Dans une vidéo publiée sur YouTube, en 2020, Facewatch les décrit comme des « indésirables » qu’il s’agit de maintenir à distance.

La liste est partagée avec tous les clients de Facewatch, qui ne communique pas le nombre de profils y figurant. Une personne ayant ravi un bien dans une enseigne pourrait ainsi se faire bannir d’une autre, même si elle n’y a jamais mis les pieds. « Le partage dépend de la gravité du délit, note M. Fisher. Si quelqu’un vole un paquet de bacon, on ne va transmettre son profil qu’aux magasins situés dans un rayon de quelques kilomètres. Si l’on a affaire à un réseau de criminels qui subtilisent des sacs à main de luxe, on va diffuser leurs profils à l’échelle nationale. » En l’absence de récidive, les données sont effacées après douze mois, assure l’entreprise.

Payer son repas à la cantine en présentant son visage

The Face Recognition Company, une entreprise fondée en 2016, propose une solution similaire. « Nos clients sont des magasins qui veulent éviter les vols à l’étalage, des sociétés de logistique qui souhaitent repérer les employés ayant subtilisé des biens, et des casinos qui veulent interdire l’accès aux personnes souffrant d’une addiction au jeu », détaille Tim Noest, le président-directeur général et cofondateur de la firme. Il ne livre pas les noms, mais les chaînes de magasins de paris sportifs Coral et Ladbrokes utilisent la reconnaissance faciale. Les Ambassadeurs, un casino haut de gamme, se sert, de son côté, de la technologie pour identifier les joueurs interdits d’entrée et alerter ses employés de l’arrivée d’un VIP.

 

La reconnaissance faciale a aussi été pratiquée dans des écoles pour permettre aux élèves de payer leur repas à la cantine. La banque Barclays s’en est servie pour traquer les mouvements de ses employés, qui recevaient une alerte en cas d’absence prolongée de leur poste de travail.

Partout au Royaume-Uni, cette technologie se diffuse. Comme en cette soirée d’octobre 2024, où une longue file d’attente se forme devant E1, une boîte de nuit de l’est de Londres, pour venir danser sur la musique de DJ Rush, un pionnier de la scène house. Avant d’y pénétrer, les noctambules doivent faire scanner leur pièce d’identité et se faire prendre en photo. « Cela me perturbe, livre Sharmaine (les personnes citées par leur prénom ont souhaité conserver leur anonymat), 41 ans. Nous donnons de plus en plus d’informations personnelles à des sociétés privées, sans savoir ce qu’elles vont en faire… »

Le système permet à E1 de reconnaître « les pièces d’identité falsifiées et les moins de 18 ans » pour leur interdire l’accès au club, explique Jack, un gérant. « Tous les établissements qui utilisent cette technologie se partagent une liste de gens bannis, ajoute-t-il. Si l’un d’eux se présente chez nous, cela génère une alerte. » Il peut s’agir de personnes ayant consommé de la drogue, ayant été impliquées dans une bagarre ou ayant causé des dégâts matériels.

La solution, fournie par Patronscan, une société canadienne qui se développe dans le milieu de la nuit au Royaume-Uni, est promue par les autorités locales. Celles-ci ont contraint Colour Factory et Fabric, deux boîtes de nuit londoniennes, d’installer ce système sous peine de ne pas renouveler leur licence d’exploitation. Des caméras de reconnaissance faciale ont également été installées par un promoteur immobilier dans le quartier de Tottenham Court Road, connu pour ses salles de concert et ses théâtres.

Le système de reconnaissance faciale Facewatch alerte le personnel de sécurité lorsqu’une personne figurant sur une liste de suspects de vol à l’étalage entre dans le magasin. A Basildon, en Angleterre, le 28 juin 2023.

Le système de reconnaissance faciale Facewatch alerte le personnel de sécurité lorsqu’une personne figurant sur une liste de suspects de vol à l’étalage entre dans le magasin. A Basildon, en Angleterre, le 28 juin 2023. SUZIE HOWELL/NYT-REDUX-REA

 

« Atteinte à la vie privée »

Cette utilisation à grande échelle a des relents orwelliens. « La reconnaissance faciale est un outil de surveillance de masse, dénonce Josie Thum, chargée des campagnes publiques pour l’organisation non gouvernementale (ONG) Privacy International. Les données biométriques sont d’une extrême sensibilité. Les récolter sans obtenir le consentement de la personne concernée représente une atteinte à la vie privée particulièrement grave. » Et de souligner que « personne ne sait qui a accès aux données biométriques, ni combien de temps elles sont conservées, ni où elles le sont ». M. Murray juge, de son côté, « dangereux que des entreprises privées endossent de telles prérogatives, en dehors de tout cadre légal ».

Le pays ne possède pas de loi spécifique pour réguler cette technologie. « Si l’on compare notre situation à celle de l’Union européenne, où l’usage de la reconnaissance faciale en direct dans l’espace public est interdit, nous sommes très en retard », estime Sarah Simms, chargée d’élaborer les positions défendues par Privacy International.

 

Tout au plus les autorités peuvent-elles s’appuyer sur la loi sur la protection des données. « La récolte de données biométriques doit être nécessaire et proportionnée, c’est-à-dire qu’elle répond à un intérêt légitime, assurer la sécurité de ses employés, par exemple, et que le mal que l’on cherche à prévenir, un vol, par exemple, est suffisamment grave pour justifier une atteinte à la vie privée », explique Katie Hewson, une avocate spécialiste du domaine auprès du cabinet Stephenson Harwood, qui reconnaît que la définition de ces exigences est « floue » et ouverte à interprétation. Les personnes concernées doivent également être informées.

Les dispositions figurant dans la loi doivent faire l’objet d’un rapport. « Mais ce document est interne à l’entreprise, et aucune instance publique ne le consulte, précise-t-elle. Il n’y a pas non plus de mécanisme de supervision ou d’autorisation en place. » Chacun est libre de procéder comme bon lui semble, tant qu’il ne tombe pas sous le coup d’une investigation du Bureau du commissaire de l’information, l’instance chargée de réglementer la récolte de données biométriques.

« J’étais complètement humiliée »

Dans les faits, ces règles sont régulièrement flouées. Eat 17, une épicerie de luxe située à Homerton, un quartier défavorisé en pleine gentrification, a installé le système de Facewatch. Mais il n’y a pas d’affiche pour en informer les clients, comme l’exige la loi. « Je n’étais pas non plus au courant », assure une employée. La caméra, au-dessus d’un bac de courges, arbore le logo de la firme chinoise Hikvision, connue pour avoir employé la reconnaissance faciale contre la population ouïgoure au Xinjiang. « Nos solutions de sécurité n’utilisent pas de caméras chinoises », affirme pourtant M. Fisher, le patron de Facewatch. Contacté, Eat 17 n’a pas souhaité commenter.

Mme Thum déplore le manque d’interventionnisme du Bureau du commissaire de l’information « qui a conclu, à l’issue d’une enquête ouverte en 2022, que les activités de Facewatch étaient légitimes ». L’usage des données personnelles de ses clients « répond à un intérêt légitime, celui de repérer et de prévenir la criminalité », a estimé le régulateur dans un post de blog publié en mars 2023. Tout au plus a-t-il demandé à la société de minimiser le nombre de données récoltées en se concentrant sur les récidivistes et les auteurs de délits graves.

Les défenseurs de cette méthode de surveillance estiment que la fin justifie les moyens. « Nos clients enregistrent une chute moyenne de 50 % de la criminalité dans leurs enseignes après avoir installé notre technologie », note M. Fisher, en avançant que les vols à l’étalage deviennent de plus en plus violents. « Les employés de supermarché se font régulièrement cracher dessus et battre s’ils tentent de s’interposer, dit-il. Notre solution permet de prévenir les délits avant qu’ils ne se produisent, plutôt que d’intervenir après coup avec un risque élevé de confrontation. »

M. Noest met, lui, en avant la fiabilité de sa technologie : « Notre solution atteint un taux de précision de 99,98 %, selon nos clients, et cela même dans des environnements difficiles dotés d’un faible éclairage. » Pourtant, sur le terrain, les bévues sont nombreuses. Sarah, une adolescente aux longs cheveux noirs, en sait quelque chose. Entrée chez Home Bargains pour acheter du chocolat, la jeune fille a été arrêtée par un vigile qui a fouillé son sac et l’a traitée de « voleuse », lui affirmant qu’elle avait été bannie de toutes les boutiques de la chaîne. « J’étais complètement humiliée », relate-t-elle. Dans le magasin de paris sportifs Coral de Warren Street, un employé l’admet : « Parfois, on obtient une alerte, et ce n’est pas la bonne personne, juste quelqu’un qui lui ressemble. »

 

La technologie fonctionne moins bien « sur les personnes de couleur, les transgenres, les femmes et les enfants », souligne Katie Watts, une avocate auprès de l’ONG Liberty. Entraînés sur des bases de données comprenant surtout des hommes blancs, les algorithmes sont biaisés. Pas de quoi émouvoir outre mesure dans ce pays où les caméras de surveillance font partie du paysage urbain depuis plusieurs décennies déjà.

Julie Zaugg  (Londres, correspondance)

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