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Ni Hitler ni Mussolini, mais Donald Trump

« Il n’est ni Hitler ni Mussolini, mais… » : le retour de Donald Trump décrypté en profondeur par Sylvie Laurent

Propos recueillis par Marie Lemonnier Nouvel Obs

Publié le 16 novembre 2024 à 17h00, mis à jour le 16 novembre 2024 à 18h16

c61c6f4_1731675251431flou1.jpgLe président élu Donald Trump arrive pour prendre la parole lors d’un gala de l’America First Policy Institute dans son domaine de Mar-a-Lago, le jeudi 14 novembre 2024, à Palm Beach, en Floride. ALEX BRANDON/AP/SIPA (EFFET NOUVEL OBS)

 

Entretien  Quel est son projet politique ? De quelle équipe est-il entouré ? Quel avenir cela dessine-t-il pour les Etats-Unis ? L’américaniste Sylvie Laurent analyse le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche et ses conséquences.

 

Enseignante à Sciences-Po, Sylvie Laurent est l’une de nos meilleurs américanistes. Depuis de nombreuses années, l’historienne, qui vient de publier « Capital et race » (Seuil), alerte sur la dérive antidémocratique des Etats-Unis. Face à l’implacable stratégie des forces réactionnaires au sein de la machine républicaine, elle pronostiquait déjà dans nos colonnes, il y a deux ans et demi, l’échec des démocrates à la présidentielle.

Pour « le Nouvel Obs », elle détaille le travail d’hégémonie culturelle effectué par ces groupes de théocrates et de suprémacistes alliés aux puissances d’argent, présente les inquiétantes personnalités qui vont gouverner le pays au côté de Donald Trump, ainsi que le projet politique qui les anime et fait basculer le plus grand Etat occidental du côté obscur de la force.

Quelle page de l’histoire américaine voyons-nous se tourner avec la réélection de Donald Trump ?

Sylvie Laurent L’histoire américaine a eu ses lots de régressions et progrès démocratiques inachevés. Mais certainement, l’élection pour la deuxième fois de Donald Trump signe la fin de l’illusion d’un pays historiquement destiné à être une démocratie libérale. « En Amérique, écrivait Tocqueville en 1835, j’ai vu les contours de la démocratie elle-même. » Le Français a ainsi exalté « l’exceptionnalisme américain » : à la différence du reste du monde, les Américains n’auraient ni lutte des classes, ni factions séditieuses, ni tentation autoritaire ; on y vénérerait la Constitution à la manière d’une religion civile. Ce mythe ne tient plus. La victoire du Parti républicain, aujourd’hui certainement le parti d’extrême droite le plus puissant des démocraties occidentales, et de son champion démagogue sonne la fin brutale de cette chimère. L’âge de la démocratie libérale et du consensus national à son endroit est révolu.

 

Autour de Trump, on parle d’ailleurs ouvertement de « post-libéralisme », de « conservatisme-national », de République monarchiste ou de césarisme. Les intellectuels organiques venus de la nouvelle droite y rejettent la démocratie libérale non pour sa perte de substance au fil du temps mais pour son objet même : la protection des citoyens et de la souveraineté populaire, la délibération collective, la délégation de confiance aux institutions, la séparation des pouvoirs et la neutralité des gouvernants. On s’inquiétait depuis des décennies de l’érosion du principe même de démocratie devant l’explosion des inégalités de richesse, la captation du pouvoir politique par les puissances d’argent et l’extrême polarisation politique qui en découlait. Trump, qui n’a jamais caché son ambition autocratique, incarne le stade ultime de cette dégradation. Son élection est le symptôme d’une crise de légitimité terrible de la démocratie libérale, du marché, de l’unité civique de la nation et du néolibéralisme sur lequel les deux partis se sont accordés depuis les années 1990.

 

Quels sont les plus grands périls à attendre de cette présidence Trump II ?

Au-delà du népotisme et de la corruption systémique, une violence d’Etat effarante promet de s’abattre sur les plus vulnérables, à commencer par les immigrés. Il est certain que la déportation massive des sans-papiers ou de quiconque est suspect de l’être est son premier objectif. Raids policiers aux domiciles des gens, patrouilles, internement dans des camps de transit, expulsions forcées sous les ordres de l’armée, de la garde nationale ou de la police de l’immigration débuteront très vite.

 

On peut donc s’attendre à une brutalité publique absolument inouïe, à des violations massives des droits de l’homme et de l’asile. Trump vient ainsi de nommer Tom Homan, l’ancien directeur notoirement brutal de l’agence responsable du contrôle des frontières et de l’immigration (ICE) et proche des milices suprémacistes pour superviser les opérations. Et c’est l’idéologue d’extrême droite Stephen Miller, déjà à l’origine du « Muslim Ban » [un décret, signé en 2017, interdisant l’entrée aux Etats-Unis aux ressortissants de sept pays musulmans, NDLR] et de la séparation des enfants réfugiés de leurs parents lors du premier mandat de Trump, qui orchestre officiellement ces politiques au sein de la nouvelle administration. Ils parlent tous deux de révoquer le droit du sol, d’expulser les enfants de clandestins même s’ils sont citoyens et de renvoyer 20 millions de personnes alors qu’on estime à une dizaine le nombre de résidents effectivement illégaux. Le slogan de Miller, « l’Amérique aux Américains et rien qu’aux Américains », donne le ton.

 

La déshumanisation trumpienne des migrants depuis 2016 a préparé le pays à cette « purge » du corps social, allant jusqu’à parler de la « vermine » qui contaminait le pays. On se souvient aussi qu’il a décrit les Haïtiens présents à Springfield – en situation parfaitement légale – comme des semi-cannibales [« A Springfield, ils mangent des chiens, les gens qui viennent, ils mangent des chats. Ils mangent les animaux de compagnie des habitants », avait déclaré Donald Trump à propos des Haïtiens lors de son débat contre Kamala Harris en septembre, NDLR]. Depuis quinze ans, sa vie publique est ponctuée de propos similaires qui, en particulier pour les jeunes gens qui ont grandi avec lui, ne choquent plus autant que dans les premiers temps. Ses superlatifs et hyperboles sont perçus comme des exagérations de quelque chose que nombreux considèrent vrai : certains sont à blâmer pour le malheur collectif. Avec les immigrés et les minorités, les Américains LGBTQ, érigés en menace civilisationnelle, seront, sinon pourchassés, certainement réprimés.

Un deuxième sujet d’inquiétude, c’est la question climatique. C’est bien sûr un homme déterminé à démanteler l’agence de l’environnement (EPA) qui vient d’être nommé à sa tête alors même qu’en raison du chaos climatique, les Etats-Unis sont en train de devenir un pays invivable ; les deux terribles ouragans qui se sont succédé récemment ne sont que l’annonciation de ce qui se dessine. Les sécheresses, incendies, inondations, pollution de l’air et du sol, les dégâts de la dérégulation environnementale sur la santé des Américains ordinaires vont augmenter en proportion. Ce n’était déjà pas brillant sous Joe Biden, qui a fait des Etats-Unis le premier Etat pétrolier du monde, mais sous Donald Trump, nous allons assister un extractivisme sous stéroïdes, une dérégulation totale et une mise en danger de la vie des habitants comme on en a rarement vu.

 

Et sur le plan international ?

Donald Trump apprécie les autocrates mais exècre toute forme de multilatéralisme et n’a que mépris pour l’Union européenne qui veut faire payer des impôts dignes de ce nom aux entreprises américaines. Cette présidence va donc obliger l’Europe à se définir et espérons-le, à se singulariser. Il lui faut affirmer en quoi elle n’est pas les Etats-Unis, et en quoi elle est capable de proposer un modèle social et une ambition environnementale qui ne se résume pas à une quête de compétitivité. Face à Elise Stefanik, désormais ambassadrice ultraréactionnaire des Etats-Unis à l’ONU, et à Marco Rubio au poste de secrétaire d’Etat, il faudrait pouvoir compter sur une parole européenne forte pour défendre les droits des Palestiniens. On aimerait que l’Europe saisisse l’occasion pour s’autonomiser, qu’elle pense cette présidence américaine en termes de défi à relever plutôt que de catastrophe à subir.

A l’échelle française enfin, méfions-nous de la légitimation du discours d’extrême droite qui s’appuie sur la victoire de Donald Trump, de la facilité avec laquelle certaines élites reprennent à leur compte des mots comme le « wokisme » ou des phrases toutes faites qui prétendent que « c’est le peuple qui demande l’arrêt de l’immigration » ou qu’il faut que « la gauche soit raisonnable ou centriste pour résister à l’extrême droite ».

Différents facteurs ont été avancés pour expliquer cette victoire du candidat républicain. Lequel a prédominé selon vous ?

La responsabilité des démocrates est indéniable : ils n’ont su ni mobiliser leur base, en particulier les jeunes, ni convaincre les électeurs conservateurs indécis alors qu’ils ont mené une campagne de centre droit destinée à les séduire. Harris n’a jamais vraiment ressuscité l’engouement qui a porté Biden au pouvoir en 2020. Stratégiquement, ils ont donc doublement échoué.

Plus généralement, les démocrates n’ont pas su lire le pays. Ce qui a animé le choix des électeurs, c’est en effet la question de leur qualité de vie, en déclin constant depuis trente ans et qui s’est brutalement dégradée avec la crise financière de 2008. Le pays se remettait à peine sur pied quand les chocs du Covid et de l’inflation ont replongé 80 % des Américains dans la précarité. Non seulement Harris n’a pas dit un mot de l’extraordinaire confiscation des richesses retrouvées depuis 2010 par les 0,1 % les plus riches, mais l’administration Biden a célébré les performances macroéconomiques glorieuses de son mandat.

Ses chiffres sont exacts mais ne disent rien de l’effet sur la vie des gens d’une augmentation de 30 % du prix de l’alimentation, de 20 % de celui du logement mais aussi de ceux des médicaments ou des assurances. Les Etats-Unis sont un pays à bas salaire où ni l’éducation ni la santé ne sont un bien public. La moitié des Américains renoncent à se soigner, un tiers vit avec des dettes médicales et près de la moitié des Américains d’âge moyen n’ont aucune épargne retraite. La pauvreté infantile, les expulsions de logement et le nombre de sans domicile fixe ont considérablement augmenté depuis cinq ans.

Je parle donc de « qualité de vie » plutôt que de l’inflation ou de l’économie, parce qu’on fait des distinctions à mon avis trop arbitraires entre les préoccupations culturelles, économiques ou sociétales. Le pays est dans une crise matérielle et donc morale profonde. C’est un terreau fertile pour une parole politique anti-égalitaire promettant de restaurer ordre et grandeur nationale. Dans les années 1970, l’inflation avait porté Ronald Reagan au pouvoir, sur un projet de rupture profonde de l’ordre économique et culturel préexistant, jugé faible et décadent. C’est à ce moment que les classes populaires blanches ont commencé à vraiment quitter le Parti démocrate.

Comme Reagan, Trump a nourri et politisé le rejet virulent des institutions politiques et culturelles du pays, accusées de servir le « système », perçu comme élitiste et gauchiste. Le sentiment d’aliénation est réel et dans un tel contexte, la parole néopopuliste d’un Trump auréolé d’un premier mandat largement idéalisé a convaincu bien au-delà de sa base traditionnelle. Le vote Trump, c’est donc un mélange entre le discrédit des institutions telles que les médias ou le Congrès, la très profonde vulnérabilité économique et sociale qui a été sous-estimée par les démocrates et une désinhibition collective vis-à-vis du racisme et du sexisme. L’histoire des Etats-Unis étant ce qu’elle est, la xénophobie et la haine de l’Etat sont le réflexe par défaut d’une population paupérisée et chauffée à blanc par l’écosystème républicain, des réseaux sociaux aux églises évangéliques en passant par les radios locales. Le choix d’un tribun démagogue comme Donald Trump est aussi une forme de cynisme, un grand bras d’honneur à la classe intellectuelle et politique accusée de dédaigner leurs inquiétudes.

Ce qui est troublant, c’est qu’on a le sentiment que les démagogues peuvent réussir leur coup une fois, mais qu’à l’exercice du pouvoir, ils usent leur chance de se voir réélire. Ici, Trump a fait, comme il le dit lui-même, un « come-back historique »…

Il est vrai qu’en 2016, la plupart des gens ont interprété la victoire de Trump comme un accident, une effraction ou une anomalie de l’histoire. On a pointé le fait qu’il n’avait pas reçu le vote populaire et qu’Hillary Clinton avait été une mauvaise candidate. Il n’était en somme qu’une passade. Mais sous sa présidence et durant le mandat de Joe Biden, Trump a travaillé dans la coulisse à conquérir les institutions conservatrices les plus importantes du pays, à commencer bien sûr par le Parti républicain. Celui qui se présentait comme le trublion, le franc-tireur, celui qui refusait toutes les institutions, normes et conventions, a maintenu cette image tout en organisant sa prise de pouvoir sur ce parti. Celui-ci l’a soutenu sans discontinuer, même après l’assaut du Capitole du 6 janvier 2021 ou après ses condamnations judiciaires. Trump a placé des petits cailloux dans les multiples institutions de pouvoir, au sein des cercles de pensée, des groupes d’intérêts financiers, auprès des journalistes conservateurs et des juges…

 

S’il a été si rapidement élu, c’est ainsi parce que cela fait de nombreuses années qu’un Parti républicain à sa solde travaille activement sur le terrain, envoie des militants auprès des églises, dans les milieux ruraux, investit les médias traditionnels, vampirise la manosphère… Outre une campagne inouïe d’efficacité sur les réseaux – on a vu à cet égard le rôle joué par Elon Musk, patron de X –, les Républicains ont diffusé leurs idées via des podcasts qui sont très populaires aux Etats-Unis, tenus par des hommes (comme celui du podcasteur Joe Rogan qui a soutenu Trump), et liés à l’industrie du sport notamment. L’un des principaux directeurs de campagne de Trump est le président de l’Association nationale américaine de MMA. Cela dit tout. Tous les espaces où se trouvait un type de public particulièrement vulnérable psychologiquement ont été saturés, comme celui des jeunes garçons blancs sans diplôme désorientés par les nouvelles normes sexuelles et en quête d’intégration sociale…

 

Elon Musk s’exprime après le discours du président élu Donald Trump lors d’un gala de l’America First Policy Institute le jeudi 14 novembre 2024. ALEX BRANDON/AP/SIPA

Habilement, le parti républicain a repolitisé les failles de la société américaine sous un angle ami-ennemi. Ce travail de conquête de l’hégémonie culturelle a été redoutablement efficace si bien que Trump est apparu comme la seule alternative au statu quo. Les menaces que pourrait faire peser Trump sur les libertés publiques et civiques (dont le droit à l’avortement) sont apparues très spéculatives et très abstraite au regard du besoin insatiable de réparation, matérielle et symbolique.

On a beaucoup évoqué le « gender gap » (le fait que les hommes votent plus à droite et les femmes plus à gauche) lors de cette élection. Et il a en effet manqué des hommes du côté de Kamala Harris…

Il a manqué des hommes, mais il a aussi manqué des femmes. Le grand enseignement, et la grande déception du côté démocrate, c’est que le pari de Kamala Harris, consistant à axer toute sa campagne sur deux thèmes principaux – la défense de la démocratie face à la menace de l’autoritarisme et de la dictature d’une part, et la défense du droit à l’avortement face à celui qui était très directement responsable de l’abolition de la protection fédérale de ce droit d’autre part – a échoué. La majorité des femmes blanches, qui constituent le bloc électoral le plus important, a encore une fois, comme en 2020, voté majoritairement pour Donald Trump. Le fait d’être blanche, c’est-à-dire d’appartenir au groupe historiquement dominant, est le critère le plus déterminant de leur vote, devant leur niveau d’étude, leur religion ou leur âge. Mais dans leur ensemble, les femmes américaines, à l’exception des Afro-Américaines, n’ont pas sauvé Harris.

Comment le comprendre ?

La question du niveau et de la qualité de vie est ressentie de manière particulièrement vive par les femmes, surreprésentées parmi les 50 millions d’Américains qui sont en insécurité alimentaire. Une question cruciale, dont on parle trop peu, est la garde des enfants. Aujourd’hui aux Etats-Unis, faire garder son enfant coûte encore plus cher que de se loger, notamment parce qu’il manque de professionnels de la petite enfance qui ne sont pas revenus après la pandémie. Si vous avez deux enfants, c’est la moitié de votre revenu qui y est consacré. C’est une situation dramatique pour les mères de famille, et a fortiori les mères célibataires.

Un autre indice en est l’absence du sujet de la Santé dans cette campagne. Les Etats-Unis sont pourtant le seul pays riche et développé qui n’a pas d’assurance sociale universelle alors que son espérance de vie ne cesse de décliner. L’école publique ou l’inaccessibilité de l’université est aussi un sujet essentiel pour les mères : les prix exorbitants de l’enseignement supérieur expliquent la facilité avec laquelle le discours anti-élite s’est imposé dans la population.

Les Hispaniques ont également voté républicain pour 45 % d’entre eux. Suivant quels ressorts ?

Les Hispaniques sont un groupe très hétérogène artificiellement rassemblé sous cette catégorie. Ont joué les facteurs religieux, puisque beaucoup sont évangéliques ou catholiques pratiquants, et économiques. Il y a parmi eux de nombreux auto-entrepreneurs qui travaillent dans la restauration ou la construction et qui ont été les premiers à souffrir de la crise du Covid et de l’inflation. J’ajouterai que les Etats-Unis ont eu du mal à endiguer le flot migratoire qui a eu lieu à la sortie de la pandémie et cela a provoqué une hystérie sur la question de l’immigration qui a fini par insécuriser les troisièmes et quatrièmes générations qui se sont rangées du côté du groupe majoritaire, pour défendre leur américanité.

Pour les nouveaux Américains, dont une bonne partie se définie comme « blancs » la proximité avec les discours de la population dominante, même s’il est ultranationaliste et xénophobe, sont une stratégie d’intégration. Les Irlandais, victimes des pires avanies au XIXe siècle, lorsqu’ils arrivaient aux Etats-Unis, ont souvent adopté le langage de la haine du Noir dans leur processus d’assimilation.

Donald Trump va donc disposer de l’essentiel des pouvoirs : le pouvoir exécutif avec le vote populaire, le pouvoir législatif avec les deux chambres du Congrès désormais aux mains des Républicains, la Cour suprême… Sa victoire est-elle la victoire du fascisme, comme cela a pu être dit ?

Le contexte est bien sûr différent, Donald Trump n’est ni Hitler ni Mussolini. Mais il y a incontestablement des éléments de fascisation non seulement dans la campagne et la rhétorique de Donald Trump mais dans le projet politique qu’il porte. Ma principale réserve tient au fait que si l’on considère le fascisme comme un phénomène politique strictement européen, on en revient à la thèse d’un Trump comme accident ou importation de quelque chose extérieure à la tradition américaine, alors qu’il n’y a rien de plus américain que Trump.

Beaucoup des Américains qui ont voté pour lui ne savent pas l’ampleur des transformations fondamentales que les gens qui l’accompagnent entendent mettre en place. Car ce ne sont plus des conservateurs, ce n’est pas du tout le statu quo qui nous attend. Ces gens entendent profondément réformer la société et portent un projet contre-révolutionnaire véritablement réactionnaire qui pourrait modifier la trajectoire historique des Etats-Unis.

Quelles sont les grandes lignes de ce projet politique, en partie exposé dans le document « Project 2025 » ?

Il s’agit d’envisager une reprise de contrôle de l’Etat et d’orienter les politiques publiques en préparation de la présidence Trump, selon une ligne réactionnaire devenue le centre de gravité du parti républicain. Un ensemble disparate de cercles de pensée, groupes de réflexion et lobbies d’extrême droite (des ultranationalistes aux juristes originalistes, des ultranationalistes aux catholiques dits « intégralistes », des libertariens aux contempteurs de la mondialisation) se sont réunis sous l’égide de la Fondation Héritage (the Heritage Foundation), vieille institution conservatrice qui s’est ultra-droitisée ces dernières années. Ils ont rassemblé une série de propositions, à la manière d’une feuille de route, dans un document de 900 pages. L’un des architectes du projet 2025 est l’idéologue intégriste Russell Vought, ancien directeur du budget de Trump, appelé à jouer un rôle important dans les prochains mois.

La restauration de l’ordre moral y est prioritaire, afin de réaffirmer la suprématie d’une société chrétienne fondée sur la famille traditionnelle. Abolissant la séparation entre l’Eglise et l’Etat, ils envisagent la mainmise des élus sur l’ensemble des enseignements proposés et la possibilité de renvoyer tous les professeurs du secondaire et du supérieur qui seraient suspects d’avoir des discours antiaméricains, c’est-à-dire qui font mention de la ségrégation, de l’extermination des Amérindiens…

Le document envisage également la suppression des agences de la Santé publique et de l’Education nationale. Pour ce faire, les équipes ont déjà sélectionné des milliers de fonctionnaires militants, qui vont prêter serment à Trump et qui sont déjà prêts à remplir à partir du 5 janvier 2025 l’ensemble des agences fédérales, des postes de juges, d’avocats, de gouverneurs, de financiers…

L’extension des pouvoirs présidentiels à tous les aspects de la vie publique (ce qui permettra a Trump de s’amnistier définitivement) entraînera fatalement la confusion entre intérêts privés, quête du profit et politiques publiques. C’est évidemment le pari réussi d’Elon Musk dont l’entreprise Tesla connaît déjà des records boursiers depuis que Trump a été élu, tout comme une bonne partie de la tech, des médias et l’ensemble du monde de l’industrie fossile (fuel).

Ce qui s’annonce, c’est donc un deuxième mandat qui sera la pleine révélation de ce qu’étaient les potentialités du premier. On l’a en partie oublié, parce que la crise du Covid nous a plongés dans une sorte de suspension temporelle et qu’on est rapidement amnésique, mais c’était déjà un premier mandat empreint de cette volonté néoréactionnaire pleinement d’extrême droite. Elle a été empêchée par des institutions qui étaient alors encore solides. Aujourd’hui, ces institutions sont soit discréditées soit totalement républicaines et loyales à Donald Trump. Elles ne s’opposeront donc pas à lui, pas plus que son vice-président, ou la Chambre des Représentants dirigée par un Mike Johnson qui est un représentant de l’extrême droite la plus déterminée.

On peut légitimement s’inquiéter. D’autant que Donald Trump pourra à nouveau nommer des juges à la Cour Suprême – il en avait nommé trois lors de son précédent mandat. Il pourrait en nommer deux de plus en remplacement de deux conservateurs en poste fort âgés. Il y aurait donc cinq juges d’extrême droite sur neuf. Songeons qu’ils sont nommés à vie, c’est-à-dire que de nouveaux juges trumpiens pourraient définir la loi aux Etats-Unis jusqu’en 2045 !

Comment se compose l’entourage de Donald Trump II ?

On retrouve beaucoup des idéologues de son premier mandat. On se souvient de son conseiller Steve Bannon, qui l’avait orienté vers une posture néopopuliste de critique des élites globalisées et qui vient opportunément de sortir de prison où il purgeait une peine de 4 mois pour entrave à l’enquête du Congrès sur l’assaut du Capitole. On retrouve aussi Stephen Miller, déjà évoqué, activiste nativiste et xénophobe. J.D. Vance, le colistier de Donald Trump, représente la nouvelle génération convertie sur le tard au catholicisme intégriste, qui veut remoraliser le pays et qui nourrit une haine farouche contre l’égalité et le mouvement d’émancipation né des années 1960. Il officiera dans l’ombre pour restaurer les valeurs familiales, le travail et la soumission à l’autorité. Il faut aussi dire un mot de Robert Kennedy, complotiste antivaccins qui a annoncé qu’une fois nommé au gouvernement, il ferait retirer le fluorure de l’eau courante, alors que c’est une mesure de santé publique éprouvée !

 

Les Etats-Unis vont donc plonger dans une atmosphère réactionnaire extrêmement lourde où seront mis en avant le drapeau, l’ordre moral, les vertus masculinistes et militaristes dans l’exaltation de la puissance américaine. La célébration des milices suprémacistes racistes et leur légitimation dans l’espace public est à attendre. Nous en avions déjà eu un aperçu avec les Proud boys et les Oath Keepers à Charlottesville et le 6 janvier lors de la prise du Capitole.

Donald Trump a également annoncé nommer Elon Musk à la tête d’un « ministère de l’Efficacité gouvernementale ». De quoi cela est-il le révélateur ?

On serait tenté de sourire à l’étrange appareillage formé par Elon Musk et l’investisseur libertarien Vivek Ramaswamy à la tête de ce ministère. L’un est un partenaire de l’Etat américain et l’autre défend le retrait total de l’Etat dans l’activité économique. Mais c’est cet apparent paradoxe qui révèle la nature préoccupante de cette nomination : Musk est l’homme le plus riche du monde, en grande partie grâce aux contrats publics faramineux que le gouvernement américain a signé avec Tesla et surtout Starlink. Sur les questions essentielles de sécurité ou de l’information, l’Etat américain s’est liée les mains, sous-traitant ces éléments de souveraineté essentiels à une entreprise privée de surcroît dirigée par un idéologue.

Il est notoire que Musk est en lien étroit avec un nombre important de dictateurs sur la planète, que ses centaines de millions d’abonnés à X sont soumis à désinformation et propagande d’extrême droite. Cela ne lui a coûté aucun contrat public. Désormais en charge des régulations publiques et de l’efficacité de l’Etat, il pourra non seulement manipuler les agences fédérales de régulation et celles chargées du doit du travail (comme Starbucks et Amazon, Tesla a été condamné par le NLRB – The National Labor Relations Board – pour violation des droits des employés, allant de l’intimidation des syndicalistes aux propos racistes des managers), mais aussi piloter les contrats publics à son avantage privé. L’extraordinaire hold-up de l’argent public vers le profit privé et le démantèlement de l’Etat régulateur sont au programme, révélant que le néolibéralisme a de beaux jours devant lui.

Dans le même temps, Musk n’est pas sans évoquer Henry Ford, le magnat de l’automobile du début du siècle, industriel innovateur contrôlant toute la chaine de production, exploiteur raciste de ses employés et conspirateur antisémite à la tête d’un journal de propagande qui a révolutionné la vie du pays et dont le gouvernement s’est offert les services au moment de la guerre. Ford exécrait l’Etat et voulait que la technologie remplace la démocratie et pourtant, dans les années 1920, on a voulu qu’il se présente aux élections. Nommer Musk à la supervision des affaires publiques, c’est davantage que promouvoir les conflits d’intérêts, c’est livrer en pâture le bien public à l’un de ses principaux détracteurs.

Face à ce travail d’hégémonie culturelle effectué par l’ultra droite, que peuvent les médias traditionnels ?

Rappelons d’abord qu’il existe encore à ce jour des contre-pouvoirs importants aux Etats-Unis. Si 72 millions d’Américains ont voté pour Trump, 68 millions ont soutenu Harris, et un tiers du pays n’est pas allé voter. Il y aura certainement des centaines de dissidents pour s’opposer à Trump, surtout s’il franchit la ligne rouge et attente à la liberté de ses opposants et des journalistes. Ceux-ci sont, avec la société civile et les militants, les mieux à même de contester le régime de Trump.

Les grands médias traditionnels, souvent propriété de milliardaires, sont certes largement aujourd’hui discrédités et le niveau de défiance vis-à-vis des journalistes est considérable. Mais il est une constellation de médias progressistes indépendants qui devront à tout prix être protégés. L’une des grandes erreurs du Parti démocrate depuis trente ans est d’avoir renoncé à s’intéresser à la radio publique, alors que les Américains, qui font de longs trajets en voiture, écoutent beaucoup la radio. L’extrême droite y a gagné en audience bien avant Trump. Dans les années 1990, le conservateur Rush Limbaugh a lancé le premier talk-show durant lequel il vitupérait pendant une heure d’antenne, et les auditeurs adoraient ça. Depuis, ce sont des dizaines et des dizaines d’émissions très écoutées qui ont été gagnées par la pensée d’extrême droite, comme la plupart des réseaux d’information sur internet.

Il faudra inventer la parade et trouver des médias populaires dans les deux sens du terme, qui dénoncent la corruption systémique, le pouvoir qui manipule et le droit des citoyens à être informés. Quand Richard Nixon confisquait le pouvoir du peuple pour de sombres affaires, le « Washington Post » s’est illustré par sa probité et a mérité son slogan officiel « La démocratie meurt dans les ténèbres ». Les temps ont changé : Jeff Bezos a interdit à la rédaction du journal de soutenir Harris, comme l’a fait le propriétaire du « Los Angeles Times », autre milliardaire et ami de Musk. Il revient aujourd’hui sans aucun doute à d’autres de maintenir la lumière allumée.

 

Source Nouvel Obs 

 

« Capital et race », de Sylvie Laurent, au Seuil, p., 512, 25 euros.

 

BIO EXPRESS

Sylvie Laurent est agrégée d’histoire et docteure en études anglophones. Ses publications portent principalement sur les questions sociales et raciales aux Etats-Unis. Elle est notamment l’autrice de « Homérique Amérique » (2008) et de « la Couleur du marché. Racisme et néolibéralisme aux Etats-Unis » (2016). Dernier ouvrage paru en 2024 : « Capital et race. Histoire d’une hydre moderne », éditions du Seuil, 512 p., 25 euros.

 

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