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Ouvrir les cahiers de doléances (théâtre)

dimanche 10 novembre 2024
Théâtre

Le jeu démocratique

Par Constance de Saint Rémy

Autrice, dramaturge, metteuse en scène

Qui a lu les cahiers de doléances de la crise des « gilets jaunes » ? Et où croupissent-ils ? « En lisant ces cahiers, mon seul soulagement était de me dire que ce déversoir à frustrations ne serait finalement pas à la disposition du grand public », dit le Député de la pièce inédite que Constance de Saint Rémy a écrite — une commande des Amandiers, qui a souhaité « ouvrir » ceux qui ont été rédigés à Nanterre. Le texte des cinq auteurs et autrices associé.e.s du théâtre sera lu sur scène le 16 novembre. Une façon de les rendre publics.

 

Personnages

LA CITOYENNE, environ 60 ans

LE DÉPUTÉ, environ 35 ans

 

 
« Quand le drapeau flotte sur la marmite…
Quand les femmes s’en mêlent, quand la ménagère pousse son homme,
quand elle arrache le drapeau noir qui flotte sur la marmite pour le planter entre deux pavés,
c’est que le soleil se lèvera sur une ville en révolte. »
Jules Vallès, L’Insurgé
 

 

Une cuisine où se mêlent du mobilier des années 70-80 et des détails plus modernes.

Propre mais défraîchie. 

Ou bien l’imagination de cela.

 

L’action se passe en France, sous le deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron.

 

Un homme d’environ 35 ans, en costume, est ligoté à une chaise.

Il est bâillonné, les yeux bandés. 

Son dos est lâché, courbé.

Il a l’air d’attendre.

Ou bien, il dort.

Il est Le Député.

Une femme d’environ 60 ans, en tablier, entre avec un sac de courses.

Elle est La Citoyenne.

Ses pas alertent Le Député qui se redresse, s’agite et essaie de crier.

La Citoyenne pose son sac de courses, sans se presser, sur le plan de travail.

Elle en sort un bouquet de thym.

Elle va vers Le Député et place le bouquet dans la poche de son costume.

Il se calme un instant, renifle le thym et s’affole.

La Citoyenne fait préchauffer le four à 220°C.

Elle se lave les mains.

Elle pose une planche à découper sur le plan de travail.

Elle tire un Santoku d’un bloc à couteaux.

Au bruit de la lame, Le Député gémit.

La Citoyenne fouille dans le sac de courses.

Elle en sort une tête d’ail.

Elle en détache une gousse, l’épluche, la coupe en deux.

Elle sort un plat à rôtir.

Elle frotte les deux parties de la gousse sur les parois du plat.

Elle s’essuie les mains, comme si elle avait oublié quelque chose.

Elle sort un minuteur et le règle sur quinze minutes.

Au bruit du tic-tac, Le Député panique.

Il ne s’arrête plus d’essayer d’hurler et de se libérer.

Ça devient agaçant.

La Citoyenne se dirige vers une desserte où est posé un radio-cassette.

Elle lance « La Gadoue » de Petula Clark.

Fort.

Assez fort pour couvrir les manifestations du Député.

Elle poursuit sa recette.

Elle sort du sac de courses un rôti de bœuf.

Elle le déshabille de son emballage, en vérifie la barde et les ficelles, puis le pose dans le plat.

Elle détache une nouvelle gousse d’ail, l’épluche, la coupe et la frotte sur le rôti.

Elle détache le reste des gousses pour les disposer en chemise dans le plat.

Elle s’essuie les mains.

Elle va chercher le bouquet de thym pour parsemer le rôti.

Elle va chercher de l’huile d’olive pour arroser le rôti.

Elle met le rôti au four.

Elle retourne vers la desserte, ouvre le paquet de cigarettes qui s’y trouve et s’en allume une.

Elle fume en regardant Le Député qui a arrêté de se débattre.

Le morceau touche à sa fin.

La Citoyenne éteint le radio-cassette, puis sa cigarette.

Le Député reste immobile, il est épuisé.

Il attend.

On entend de nouveau le tic-tac du minuteur.

La Citoyenne se dirige vers lui.

Elle s’arrête en face de lui.

LA CITOYENNE — On ne crie pas. Ça ne sert à rien. Compris ?

Le Député hoche la tête.

La Citoyenne enlève le bâillon.

LE DÉPUTÉ — Détachez-moi.

LA CITOYENNE — Calmez-vous,

LE DÉPUTÉ — Détachez-

LA CITOYENNE — Monsieur

LE DÉPUTÉ — moi !

LA CITOYENNE — ça va bien se passer.

LE DÉPUTÉ — Très drôle.

LA CITOYENNE — J’essaie

LE DÉPUTÉ — Que voulez-vous ?

LA CITOYENNE — votre langue.

Un silence de dix tic-tacs. 

LE DÉPUTÉ — J’ai de l’argent.

LA CITOYENNE — J’imagine.

LE DÉPUTÉ — Je parle tangible.

LA CITOYENNE — J’imagine.

LE DÉPUTÉ — Je peux vous en donner.

LA CITOYENNE — Me donner

LE DÉPUTÉ — Si ça peut

LA CITOYENNE — de l’argent ?

LE DÉPUTÉ — aider.

LA CITOYENNE — Qui ?

LE DÉPUTÉ — Quoi ?

LA CITOYENNE — Aider qui ?

LE DÉPUTÉ — Vous.

LA CITOYENNE — Vous.

LE DÉPUTÉ — C’est-à-dire ?

LA CITOYENNE — Vous seul voulez seul vous aidez seul.

LE DÉPUTÉ — S’aider soi-même, ça aide d’abord les autres.

LA CITOYENNE — Ah oui,

LE DÉPUTÉ — Bah oui.

LA CITOYENNE — l’assistanat.

LE DÉPUTÉ — L’assistanat ?

LA CITOYENNE — Les sangsues, les sansdents.

LE DÉPUTÉ — Faites des phrases, pitié, des phrases correctes.

LA CITOYENNE — Ça

LE DÉPUTÉ — C’est

LA CITOYENNE — fonctionne

LE DÉPUTÉ — nécessaire.

LA CITOYENNE — dans l’autre sens.

LE DÉPUTÉ — Quel autre sens ?

LA CITOYENNE — D’abord aider les autres, c’est s’aider soi-même.

LE DÉPUTÉ — Vous me demandez mon aide ? Le populisme, je ne le pratique pas. Le terrorisme, je ne le finance pas. Mais si la négociation s’impose, dites-moi

LA CITOYENNE — Vous comptez

LE DÉPUTÉ — ce que je

LA CITOYENNE — me faire

LE DÉPUTÉ — peux faire

LA CITOYENNE — un chèque ?

LE DÉPUTÉ — pour vous.

LA CITOYENNE — Un chèque !

LE DÉPUTÉ — Par exemple.

LA CITOYENNE — Facile, la vie, suffit de cracher des chèques.

LE DÉPUTÉ — Ou du cash. Un chèque ou du cash, il faudra me libérer.

LA CITOYENNE — C’est selon.

LE DÉPUTÉ — Selon quoi ?

LA CITOYENNE — Vous ne me reconnaissez pas ?

LE DÉPUTÉ — Vous m’avez bandé les yeux.

LA CITOYENNE — Et ma voix ?

LE DÉPUTÉ — Rassurez-vous. Il faut me libérer pour signer le chèque, tirer du cash.

LA CITOYENNE — Monsieur le Député, ça prend combien de mots « concitoyen » ?

LE DÉPUTÉ — Pardon ?

LA CITOYENNE — Vous, le maître du langage, à vous de me dire. Je suis quoi ? Votre concitoyenne ou j’oublie d’accorder un truc ?

LE DÉPUTÉ — Si vous ne me faites pas confiance –

LA CITOYENNE — Pas une seconde.

LE DÉPUTÉ — Prenez ma Gold. Dans mon portefeuille, côté cœur. Tirez ce dont vous avez besoin. Allez jusqu’au plafond.

LA CITOYENNE — Et après ?

LE DÉPUTÉ — Vous, la cheffe du menu, à vous de me dire.

LA CITOYENNE — Je ne veux pas de votre argent.

LE DÉPUTÉ — Ah.

LA CITOYENNE — Je veux de votre temps.

LE DÉPUTÉ — Il est précieux.

LA CITOYENNE — Je veux de votre écoute.

LE DÉPUTÉ — Il y a des agendas pour cela, il y a des rendez-vous, il y a des lignes téléphoniques pour prendre rendez-vous et l’inscrire dans un agenda.

LA CITOYENNE — Et d’autres méthodes.

LE DÉPUTÉ — Illégales.

LA CITOYENNE — Radicales.

LE DÉPUTÉ — En surface.

LA CITOYENNE — Efficaces.

LE DÉPUTÉ — Violentes.

LA CITOYENNE — Violente, moi ?

LE DÉPUTÉ — Vous vous êtes crue en Chine ?

LA CITOYENNE — En Chine ?

LE DÉPUTÉ — Il n’y a qu’en Chine

LA CITOYENNE — Par rapport à

LE DÉPUTÉ — qu’un ouvrier peut

LA CITOYENNE — la société de contrôle ?

LE DÉPUTÉ — séquestrer un patron contre rançon.

LA CITOYENNE — Tout de suite les grands mots.

LE DÉPUTÉ — Je suis,

LA CITOYENNE — Vous êtes

LE DÉPUTÉ — attaché,

LA CITOYENNE — le patron ?

LE DÉPUTÉ — aveuglé.

LA CITOYENNE — Et moi,

LE DÉPUTÉ — Vous appelez ça

LA CITOYENNE — l’ouvrière ?

LE DÉPUTÉ — comment ? Comment appelez-vous le fait que je sois ici, ficelé, contre ma volonté ?

LA CITOYENNE — On manifeste sous vos fenêtres, vous dites : vous êtes piedsetpoingsliés. On manifeste sous vos fenêtres, derrière vos doubles vitrages, vous avez la sourdoreille. On manifeste sous vos fenêtres avec nos gilets, nos gilets fluo, nos gilets de haute visibilité, des mots écrits en gras, vous ne nous voyez pas ; par rapport à d’habitude, ce que ça change ? Vos oreilles, je devrais vous les couper ou bien vous enfoncer deux gousses d’ail dedans. Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien faire, mais phraser, on y est, quel est le problème ?

LE DÉPUTÉ — Nous verrons si le tribunal sera aussi enclin à confondre les faits et les métaphores. La poésie ne vous sauvera pas. Vous prendrez vingt ans, je vous le garantis.

LA CITOYENNE — S’il y a une chose à laquelle je crois moins que Dieu, ce sont vos garanties. Vingt ans… Ça me va. Nourrie, logée… Ça me va. Si je meurs avant la sortie, ça me va. Non. Faudrait aller plus loin, assez pour la perpétuité. Là, je serai vraiment tranquille. Montre.

Elle lui arrache son bandeau et lui tient fermement le visage.

LA CITOYENNE — Faudrait t’arracher ta gueule d’ange, ne pas y aller de main morte. Faudrait, sans métaphore, te démasquer, te dépecer tout entier, te laisser pourrir, révéler ce qui se trouve au fond de toi. Elle serait là, la poésie. Et faudrait recommencer, avec un autre. Faudrait que tous tes pairs aient peur d’y passer, frémissent à l’idée de frôler un reste de femme. Devenir monstrueuse. Si j’étais un monstre, on me paierait l’hôtel et la cantine, à vie. En attendant, ce n’est pas mon procès.

LE DÉPUTÉ — C’est le mien ?

LA CITOYENNE — Un truc à dire pour votre défense ?

LE DÉPUTÉ — Le chef d’accusation ?

LA CITOYENNE — Ce que vous êtes, ce que vous faites, ce que vous dites, ce que vous représentez.

LE DÉPUTÉ — Pourriez-vous préciser ?

LA CITOYENNE — La magouille.

LE DÉPUTÉ — C’est-à-dire ?

LA CITOYENNE — Vos combines dans le dos.

LE DÉPUTÉ — Par exemple ?

LA CITOYENNE — Vous voyez très bien.

LE DÉPUTÉ — Je ne vois pas.

LA CITOYENNE — Vos bobards.

LE DÉPUTÉ — Lesquels ?

LA CITOYENNE  — Tous.

LE DÉPUTÉ — Soyez concrète.

LA CITOYENNE — Concrète ?

LE DÉPUTÉ — En un seul mot.

LA CITOYENNE — Ça vous fait rire.

LE DÉPUTÉ — Les caricatures, souvent.

LA CITOYENNE — Je vous fais rire ?

LE DÉPUTÉ — En même temps…

Elle le gifle.

LA CITOYENNE — En même temps, je pourrais vous couper les couilles pour nous en faire deux nez rouges, ça vous donnerait une raison de rire.

Un silence de dix tic-tacs.

LA CITOYENNE — Qu’est-ce qu’un député ?

LE DÉPUTÉ — Sérieusement ?

LA CITOYENNE — Je vous pose la question. Une question d’enfant. Imaginez un enfant. Un enfant, il aurait levé la main, comme ça, pendant des heures, si longtemps, il ne sait plus pourquoi il lève la main. Vous le voyez ? Il vous demande, à vous, ce que vous faites dans la vie. N’essayez pas de l’impressionner, ce n’est pas un rendez-vous, ce n’est pas un tête-à-tête. Il veut simplement comprendre où vous allez avec votre costume, votre cravate et pour quoi faire. Vous lui expliquez en quoi consiste votre métier.

LE DÉPUTÉ — À cet enfant aux joues roses et au regard pétillant, dont la candeur n’aurait d’égal que sa curiosité, je lui dirais d’abord, avec la tendresse extrême d’un sourire ravi, que député n’est pas un métier,

LA CITOYENNE — Vous n’êtes pas

LE DÉPUTÉ — c’est une fonction.

LA CITOYENNE — un professionnel ?

LE DÉPUTÉ — Je dirais même

LA CITOYENNE — Vous ne faites pas

LE DÉPUTÉ — une mission.

LA CITOYENNE — carrière ?

LE DÉPUTÉ — Et parfois,

LA CITOYENNE — Et pour cela,

LE DÉPUTÉ — c’est une charge.

LA CITOYENNE — vous n’êtes pas

LE DÉPUTÉ — Je suis

LA CITOYENNE — payé ?

LE DÉPUTÉ — un élu.

LA CITOYENNE — Un élu !

LE DÉPUTÉ — Oui, un élu, un représentant,

LA CITOYENNE — Pour qui

LE DÉPUTÉ — je suis la voix

LA CITOYENNE — travaillez-vous ?

LE DÉPUTÉ — de celles et ceux

LA CITOYENNE — Ah !

LE DÉPUTÉ — qui m’ont donné

LA CITOYENNE — Alors

LE DÉPUTÉ — mandat

LA CITOYENNE — vous affirmez

LE DÉPUTÉ — pour parler

LA CITOYENNE — que vous travaillez

LE DÉPUTÉ — en leurs noms.

LA CITOYENNE — pour le peuple ?

LE DÉPUTÉ — Pas « le peuple » !

LA CITOYENNE — Ah, non ?

LE DÉPUTÉ — On ne dit plus « peuple ».

LA CITOYENNE — Qu’est-ce qu’on dit ?

LE DÉPUTÉ — La France !

LA CITOYENNE — La France ?

LE DÉPUTÉ — Oui, la France !

LA CITOYENNE — Qui est-ce, la France ?

LE DÉPUTÉ — Vous, moi, l’État, le contribuable, l’entreprenariat, les retraités, la jeunesse, les actifs, les fonctionnaires, les intérimaires, les intermittents du spectacle… La France est une mer. Elle est parfois calme, parfois tumultueuse. Elle est composée d’innombrables molécules, allant, venant dans des courants contraires. Il serait fabuleux de prétendre entendre chacune de ces molécules et prétentieux de fabuler sur la convergence de ces courants, au risque de se trouver pris dans un tourbillon. Et puis surtout, surtout… La France ne sait pas ce qu’elle veut. Il lui faut des marins, un capitaine. Le gouvernement n’est rien d’autre que le gouvernail. Autrement, ça serait le naufrage de la république. Mais au-delà des vagues, il y aura toujours l’horizon.

LA CITOYENNE — La mer n’est pas un passager du bateau.

LE DÉPUTÉ — Pardon ?

LA CITOYENNE — Moi, je dis « peuple ». Moi, je dis des choses qui existent, respirent, crèvent pour de vrai. La France, c’est qui ? Une chose est sûre, la France n’est pas dans le bateau, dans votre histoire, il y a un problème, Monsieur l’Élu, dans votre histoire de bateau. Des marins, un capitaine… D’accord, mais vous n’emmenez rien, ni personne, nulle part, à part vous-même, au pouvoir, sur le dos de… la France, sur laquelle vous… voguez ? Surfer ? Vous êtes peut-être un surfeur. De la mer, de l’océan, vous connaissez quoi ? La plage ? Bronzettepirouettes. La France, c’est votre parc d’attractions ?

LE DÉPUTÉ — Je n’ai pas dit ça.

LA CITOYENNE — Vous venez de dire.

LE DÉPUTÉ — Je dis –

LA CITOYENNE — Vous dites –

LE DÉPUTÉ — Peu importe –

LA CITOYENNE — Pas peu importe !

LE DÉPUTÉ — Mais si !

LA CITOYENNE — Mais non !

LE DÉPUTÉ — Je reconnais qu’avec mon histoire de bateau, j’ai –

LA CITOYENNE — sombré.

LE DÉPUTÉ — La métaphore n’était pas si facile à –

LA CITOYENNE — amarrer.

LE DÉPUTÉ — « Filer », on « file » une métaphore.

LA CITOYENNE — Pour quelqu’un qui sous-estimait la poésie.

LE DÉPUTÉ — Une planche pourrie.

LE DÉPUTÉ — Pour vous, oui.

LE DÉPUTÉ — Je suis attaché, assoiffé, épuisé !

LA CITOYENNE — Et ?

LE DÉPUTÉ — Diminué !

LA CITOYENNE — Et ?

LE DÉPUTÉ — Mettez-vous à ma place !

LA CITOYENNE — Je veux bien ! Je veux bien sètmilquatresangquatrevintrèzeuros et trente centimes, net, par mois, moi, et deux enveloppes, une enveloppe de cinqmiltroisangsoissantrèz euros, par mois, pour vos « frais de mandat » : qu’est-ce que c’est ? Vos restaurants, vos hôtels, vos trains, vos vols, votre voiture, votre local, la location de votre local, l’entretien de votre local, l’entreprise qui paiera une misère une personne pour l’entretien de votre local, j’en passe, si vous êtes discret, l’enterrement de votre mère, la garde de vos chiens… et une autre enveloppe de dimilseinsangquatrevinhuneuros, par mois, pour votre « crédit collaborateur » : qu’est-ce que c’est ? Une équipe, des assistants, des conseillers, un consultant, un chauffeur, j’en passe, si vous être discret, une épouse dont l’emploi sera d’être votre femme, je veux bien, je veux bien gagner ce que gagne un député, sans compter le cumul d’autres postes, je veux bien au moins sètmilquatresangquatrevintrèzeuros et trente centimes, net, par mois, moi, sans que ça soit grignoté par des taxes, des frais, des charges, le diesel à ma charge, l’assurance à ma charge, le matos à ma charge, les nounous à ma charge, la javel à ma charge, les baskets à ma charge, le sandwich à ma charge, l’aspirine à ma charge, grâce à des enveloppes, je veux bien vos deux enveloppes par mois, moi, je veux bien votre salaire,

LE DÉPUTÉ — Ce n’est pas

LA CITOYENNE — Je veux bien

LE DÉPUTÉ — un salaire c’est

LA CITOYENNE — vos avantages

LE DÉPUTÉ — une indemnité

LA CITOYENNE — en liquide.

LE DÉPUTÉ — parlementaire.

LA CITOYENNE — Je veux bien

LE DÉPUTÉ — Abolir

LA CITOYENNE — vos privilèges.

LE DÉPUTÉ — cette indemnité

LA CITOYENNE — Je veux bien

LE DÉPUTÉ — entraînerait

LA CITOYENNE — vos défraiements.

LE DÉPUTÉ — un véritable

LA CITOYENNE — Je veux bien

LE DÉPUTÉ — écrémage social.

LA CITOYENNE — intégrer

LE DÉPUTÉ — Abolir

LA CITOYENNE — votre classe.

LE DÉPUTÉ — cette indemnité

LA CITOYENNE — Je veux bien

LE DÉPUTÉ — obligerait

LA CITOYENNE — faire sauter

LE DÉPUTÉ — les élus

LA CITOYENNE — à nos gueules

LE DÉPUTÉ — à engager

LA CITOYENNE — des bouchons

LE DÉPUTÉ — leur fortune

LA CITOYENNE — de champagne

LE DÉPUTÉ — personnelle.

LA CITOYENNE — Je veux bien

LE DÉPUTÉ — Abolir

LA CITOYENNE — votre siège.

LE DÉPUTÉ — cette indemnité

LA CITOYENNE — Je veux bien

LE DÉPUTÉ — serait comme

LA CITOYENNE — toucher,

LE DÉPUTÉ — rétablir

LA CITOYENNE — au total,

LE DÉPUTÉ — le suffrage

LA CITOYENNE — vingt-trois mille

LE DÉPUTÉ — censitaire

LA CITOYENNE — quatre cent

LE DÉPUTÉ — c’est-à-dire

LA CITOYENNE —quarante-sept

LE DÉPUTÉ — abolir

LA CITOYENNE — euros

LE DÉPUTÉ — un droit

LA CITOYENNE — et trente

LE DÉPUTÉ — universel

LA CITOYENNE — centimes,

LE DÉPUTÉ — c’est-à-dire

LA CITOYENNE — par mois, moi !

LE DÉPUTÉ — rétablir

LA CITOYENNE — On échange.

LE DÉPUTÉ — l’oligarchie

LA CITOYENNE — Moi je prends

LE DÉPUTÉ — c’est-à-dire

LA CITOYENNE — votre place

LE DÉPUTÉ — abolir

LA CITOYENNE — si vous prenez

LE DÉPUTÉ — la démocratie

LA CITOYENNE — la mienne !

LE DÉPUTÉ — c’est-à-dire

LA CITOYENNE — Allez-y !

LE DÉPUTÉ — rétablir

LA CITOYENNE — Mettez-vous

LE DÉPUTÉ — l’aristocratie !

LA CITOYENNE — à ma place !

LE DÉPUTÉ — Pour quelqu’un qui ne lorgnait pas sur mon argent.

Le minuteur sonne.

La Citoyenne l’arrête.

LA CITOYENNE — Ce n’est pas votre argent.

La Citoyenne ouvre le four et retourne le rôti.

Elle relance le minuteur sur quinze minutes.

Elle se rallume une cigarette. 

LE DÉPUTÉ — J’ai compris. Nous voilà au point où quelque chose doit s’inverser. Toute ceci est une mise en scène dont la dimension pédagogique reprend les codes socratiques de la maïeutique, selon la dynamique hégélienne de la dialectique, dans un but cathartique. J’ai besoin de vous, vous avez besoin de moi. La perversion du sadique n’est rien sans la perversité du masochiste. Il y a codépendance. S’il y a codépendance, il peut y avoir collaboration. L’enjeu, c’est la rencontre. Vous et moi pouvons, allons, devons sortir transformés de cette rencontre, n’est-ce pas ? J’ai autant à vous offrir qu’à vous apprendre et vous avez plus à me dire qu’à me faire dire. La colère est une chance, un diamant brut. Nous allons la tailler, cette colère, ensemble. Ce rôti qui sent si bon… nous allons le déguster, le partager, n’est-ce pas, ensemble ? Ce rôti est un symbole. Et cette cuisine est une scène, la Cène. N’est-ce pas ? Je suis votre pucelle sur l’autel de votre volonté, vous êtes la déesse, féroce mais clémente, qui me remplacera par le rôti qu’elle prépare, ce délicieux rôti qui sent si bon. Je n’ai rien à craindre. C’est écrit.

LA CITOYENNE — Écrit ?

LE DÉPUTÉ — Coupez ! Allez ! Une bonne blague s’élague comme une belle barbe, courte, sinon, rasoir, couïc. Par l’intermédiaire de ce rôti, c’est moi que vous cuisinez. Quand vous cuisinez, vous suivez bien une recette ?

LA CITOYENNE — Jamais.

LE DÉPUTÉ — Vous êtes de ces sorcières qui rajoutez une pincée par-ci, un soupçon par-là, à la louche ? Même nous, dans la houle de l’hémicycle, quand nous naviguons à vue, nous ne perdons pas le cap.

LA CITOYENNE — On reprend la mer, vraiment ?

LE DÉPUTÉ — Vous venez de retourner le rôti.

LA CITOYENNE — Et ?

LE DÉPUTÉ — Quelque chose, entre nous, doit s’inverser, maintenant.

La citoyenne écrase sa cigarette.

LA CITOYENNE — Dehors, sous le pont d’une autoroute, à une porte du périphérique ou à la grille d’une gare de banlieue, quand vous serez pendu par les pieds, là, oui, vous verrez le monde à l’envers. Mais pas maintenant.

LE DÉPUTÉ — Quand ?

LA CITOYENNE — C’est selon.

LE DÉPUTÉ — Selon quoi ? Votre humeur ?

LA CITOYENNE — J’ai l’habitude de traîner des corps toute seule, mais pas aussi inertes, pas à des kilomètres. Vous ne me reconnaissez pas ? Les quasi cadavres, je les lève, je les lave, je les gave, je les torche, je les couche, mais je ne les ramène pas chez moi.

LE DÉPUTÉ — Comment suis-je arrivé ici ?

LA CITOYENNE — Comment on en arrive là ? Comment on s’en sort ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Ou plutôt, qu’est-ce que je n’ai pas fait ? Pourquoi je suis à découvert, le quinze du mois, sans un excès, un écart, un plaisir, jamais ? Pourquoi je pue la chair à canon des sociétés, de la société ? Pourquoi on m’en demande encore; j’ai passé ma vie à me casser le dos et à m’occuper des autres ? Pourquoi je lève, lave, gave, torche et couche, encore, des vieux, maintenant, et même de ma génération ? Pourquoi je fais des ménages, à mon âge, encore, chez des gens, maintenant, et même de mon âge ? Vous ne me reconnaissez pas ? Pourquoi je chine des petits boulots, des bouts de ficelle, encore, quand on me regarde comme une vieille poêle rouillée ? Pourquoi je ne vivrais pas aux crochets des allocs ? Pourquoi des mamans paieraient en nounous ce qu’elles économiseraient en restant au RSA ? Pourquoi des enfants paieraient en EHPAD ce qu’ils économiseraient en restant au RSA ? Et pourquoi, moi, je paierais encore pour des gens qui auraient raison de préférer passer du temps chez eux, à s’occuper de leurs bébés et de leurs vieux ? Pourquoi se tuer au travail quand ce travail sert à payer des services qu’on aurait le temps de soi-même se rendre si on ne travaillait pas ? Pourquoi aller au travail pour gagner ce qu’il faudra payer pour aller au travail ? Pourquoi se tuer au travail quand ce travail ne vous rapporte ni rentabilité, ni sécurité, ni dignité ? Pour un contrat ? Un contrat à précarité durable ? Pourquoi je paie la sécurité sociale, sans pouvoir me soigner ? Pourquoi je paie des services publics qui ferment tous autour de moi ? Pourquoi je paie la caisse des retraites, pour – à ce rythme-là – ce qui me reste à vivre ? C’est la vie ? Et l’enfer, c’est quoi ? Pourquoi la fin du monde ne m’inquiète pas ? Pourquoi la solidarité ne s’applique pas aux gens comme moi qui ont le boulet de la patrie au pied, l’hymne national dans la tête, le bleu dans les yeux, le blanc sur la peau, le rouge dans le sang, le 14 juillet dans le cul ? Pourquoi mes cartes de fidélité me rapportent plus que ma carte d’identité ? On veut me faire gober qu’avec cette carte et ma peau je devrais déjà m’estimer heureuse. On se compare aux malheureux pour s’estimer heureux ? C’est la famine en Afrique qui va me donner envie de racler mon assiette ? Pourquoi, moi, je n’aurais pas le droit d’être égoïste, paresseuse et en colère ? Pourquoi je me saigne pour les autres; je suis le Christ ? Pourquoi je vote ? Pour faire barrage ? Barrage de quoi ? Contre un parti qui parle avec mes mots ? Pour des raisons morales ? Parce qu’il me dit ce que je veux entendre ? On me manipule ? Ça serait la première fois ? De quoi j’ai peur ? D’un épouvantail qui fait d’abord peur à ceux qui l’agitent ? Pourquoi je ne défendrais pas mes intérêts ? Pour défendre des principes ? Des droits ? Ça va me nourrir, ça ? Ça va payer les factures, les principes et les droits ? Je vais lui dire quoi, moi, à l’huissier ? Je vais lui dire que m’expulser, ah non, franchement, ce n’est pas très gentil, pas très de gauche ? Liberté, égalité, fraternité, elles seront où, les michetonneuses, pour faire diversion ? Elles seront là, nos mascottes, pour me soutenir ? Ces questions, les gens comme moi se les posent tous les jours. Ça n’aide pas à dormir. Ça agite. Nous sommes nombreux, les insomniaques. J’ai, Monsieur le Député, avec moi, une horde d’asticots qui salivent de vous voir à l’horizontal. Alors non, le sort qu’on vous réserve ne dépend pas de mon humeur.

LE DÉPUTÉ — Votre démonstration pose des questions complexes, soulève des points majeurs, je l’entends, votre cri du cœur, il implique de grands défis pour notre pays qui doit répondre de sa devise qui est l’âme de la République qui doit être à la hauteur de votre profondeur, merci, merci, merci pour votre franchise, les choses sont compliquées, les raccourcis faciles, mais il est certain que la paresse – y compris intellectuelle – n’est jamais une solution, la rétribution n’est pas toujours immédiate, pas toujours matérielle, la vie, ce sont des projets, c’est-à-dire des choses qu’on jette devant, comme des graines dans un champ, vivre c’est investir, il faut investir sa vie, savoir être patient – les gens veulent tout, tout de suite – peut-être ne croyez-vous pas assez à la magie de la germination, vous devriez vous faire confiance, être fière du chemin parcouru, votre expérience est capitale, il faut capitaliser sur l’expérience, vous avez les moyens de capitaliser, vous êtes une femme courageuse, débrouillarde, méritante, ne cessez jamais de croire au mérite, ne cessez jamais de croire au travail, ne cessez jamais de croire en vous. Le premier devoir citoyen, c’est de mesurer sa valeur, et ainsi, nous pourrons construire ensemble.

LA CITOYENNE — Vous avez l’âge de mon fils. Je vous imagine petits, tous les deux, dans la même classe. C’est la rentrée, vous dites : « jveux bien être ton copain mais chacun ses cartouches; jcache mes réponses, essaie dcopier, jte balance ». Ça ne vous aurait pas dérangé de venir manger à la maison, mais pas question de partager la réussite. Je vous entends. C’est vous qui suivez les vieilles recettes. Un peu de jteflatte, un peu de jtexpliquelavie, beaucoup de çapuemaisçapasse, et surtout, ne pas oublier la touche finale, le fameux quandonveutonpeut, on mélange bien, de l’air, de l’air, et hop : une bonne soupe populaire.

LE DÉPUTÉ — Vous avez un fils ? Comment s’appelle-t-il ?

LA CITOYENNE — Ce que ça peut vous faire ? Vous ne me reconnaissez même pas, mais vous voulez que je vous parle de mon fils ? De ses ambitions ? De ce qu’il fait dans sa vie depuis qu’une grenade a explosé dans sa main ? Qu’est-il arrivé de la main ? Quelle main ? La droite puisqu’il a l’habitude d’utiliser la droite. Réflexeputain. Vous voulez savoir quoi ? Si c’est compliqué de devenir gaucher ? S’il arrive à ouvrir un pot de confiture ? Si c’est à nouveau moi qui lui coupe sa viande ? Ce qui lui a pris de ramasser la grenade ? S’il regrette d’avoir manifesté ?

LE DÉPUTÉ — Je suis désolé.

LA CITOYENNE — Tagueule.

LE DÉPUTÉ — Vous allez me couper la main ?

LA CITOYENNE — Je vais te boucher la bouche. Ce n’est pas moi contre toi, ce n’est pas ta tête pour la main de mon fils.

LE DÉPUTÉ — Ma tête ?

LA CITOYENNE — Je ne vais pas vous couper pour le recoudre. Ça le fait chier mais il n’en a rien à foutre. Une main coupée, vous, ça vous arrêterait, pas lui. Lui, ça ne l’empêchera pas de faire des doigts d’honneur. Si on lui coupait tous les membres, s’il n’était plus qu’un tronc de révolte, s’il fallait ramper pour incendier vos palais, il le ferait. Il sait qu’il est un outil. Il sait pour quelle cause. Dites-vous qu’il n’y a rien de personnel. Vous êtes un exemple. Soyez fier, Monsieur l’Élu. Ce n’est pas moi, mon fils ou sa rancune qui décidera de votre sort. Ce n’est pas moi, mon fils ou sa rancune qui vous a ramené ici. Et lors du jugement, ce n’est pas moi, mon fils ou sa rancune qu’on jugera. Il faut voir large. Vous auriez dû venir. Vous auriez compris. Vous n’êtes jamais venu. C’est dommage.

LE DÉPUTÉ — Où ça ?

LA CITOYENNE — Aucune de nos fêtes.

LE DÉPUTÉ — Je ne rate jamais une fête de village.

LA CITOYENNE — Fêtedevillage ?

LE DÉPUTÉ — Toutes les inaugurations, tous les produits, tous les cultes, je suis de toutes les braderies, les kermesses, les marchés, je suis partout, je mange tout, je ne refuse aucune dégustation – je le répète, je serais ravi de faire honneur à votre rôti – je suis l’un des parlementaires les plus actifs sur le terrain.

LA CITOYENNE — Redite, pour voir.

LE DÉPUTÉ — Je le répète, l’affirme, je suis l’un des parlementaires –

LA CITOYENNE — Pas ça.

LE DÉPUTÉ — Quoi ?

LA CITOYENNE — Fêtedevillage.

LE DÉPUTÉ — Quoi, fête de village ?

LA CITOYENNE — Fêtedevillage.

LE DÉPUTÉ — Eh bien ? Vous ne faites pas les fêtes de village ? Moi, oui.

LA CITOYENNE — C’est fou, ça vous déforme la bouche. Fête du boudin, foire du pâté, festival de la choucroute, c’est sûr, c’est dur à articuler. Faut mâcher. S’empiffrer au salon de l’agriculture, d’accord, avec les mocassins. Quitte à marcher dans la merde, autant le faire avec classe.

LE DÉPUTÉ — Être proche ou ne pas être proche, il faudrait savoir, les deux sont des reproches.

LA CITOYENNE — Je ne parle pas de ce qui vous satisfait le ventre et le chargé de communication, ni de ce qui vous sert à serrer des paluches avec du fromage entre les dents, tracter vos sopalins, profiter d’un bain de foule pour faire le beau – chez nous, les coqs finissent comme les poulets : sur une broche.

LE DÉPUTÉ — En rôti !

LA CITOYENNE — Je ne parle pas de ça.

LE DÉPUTÉ — Alors de quoi ? À quelle fête ai-je osé répondre par l’audace de mon absence ? Votre anniversaire ? J’ai oublié votre fête ? C’est pour ça que je ne vous reconnais pas ! Je vous ai oubliée !

LA CITOYENNE — Je parle des ronds-points.

LE DÉPUTÉ — Il fallait y venir.

LA CITOYENNE — La fête que c’était.

LE DÉPUTÉ — Nos définitions diffèrent.

LA CITOYENNE — Au lieu des bougies, on a allumé les torches. Au lieu de laisser fondre sur nos langues un carpaccio de homard, on s’est gavés de bliniquetamère de Sainte-Jacquerie. Une ambiance que vous auriez qualifiée d’exotique. On était sur notre île. Le rond-point, c’était notre île, perdue au beau milieu de Lafrancemoche. Le flux, le gris, la tôle, bagnoles, goudron, parking, néons des marques, panneaux bons plans, vapeurs d’essence, et là, soudain : une île déserte, une île d’herbe boueuse où tout devenait possible. On y a rêvé l’avenir, on y a passé du temps, sans compter, on y a dormi, même sous la neige. Un champ de jonquilles, sous la neige. Qui chante, danse, la fête, tout le temps. Il n’y avait pas de nuit. Il ne faisait pas froid. C’était la fête. Noël, le Jour de l’An, la Révolution, la Sixième République. Il y avait du vin, du café chaud. Chacun, on a mis un clou dans une planche, c’est devenu une cabane. Vous savez, la cabane pour laquelle on vous a adressé une pétition, sur laquelle vous avez quand même envoyé vos bulldozers. La cabane, c’était tout : notre buvette, notre bureau, notre atelier, notre parlement. Tous les jours, des nouvelles constructions, des idées nouvelles. Il prenait de l’ampleur, il commençait à avoir de la gueule, notre bidonvillage d’irréductibles gaulois. Au centre, la cabane. Autour, la cuisine, l’épicerie solidaire, le dispensaire, le dortoir, la ressourcerie. Et un peu plus loin, les sanitaires : toilettes sèches, douches reliées à un récupérateur d’eau. Plutôt écolos, les taxés du carbone, hein ? Plutôt organisée, la masse des périphérés ? Même qu’on avait du goût. On s’est mis à la déco. On s’est pris pour des artistes. L’un d’entre nous, un menuisier, il s’est ramené avec deux grosses portes battantes, on les a fixées aux poteaux devant l’entrée de la cabane, on a fait une terrasse couverte tout autour, c’est devenu un saloon. On a mis des lampions, des guirlandes, du mobilier trouvé dans la rue. Ça donnait un petit côté guinguette-palettes. De quoi inspirer les quais de Seine en été. De vrais bo-beaufs. On avait même un projet de potager, on avait tout planifié, on allait commencer les semis et puis… Crac ! Boom ! Crac ! Bam ! Bam ! Bam ! Bam ! Bam ! Bienvenue, Madame la Pelleteuse ! Bam ! Bam ! Bam ! Crac ! « Construire ensemble », vous avez dit ? Ça part de là. Là où, chacun met son clou dans une planche, ça fait une cabane, et peu importe Madame la Pelleteuse, s’il faut recommencer, encore et encore, le nid est détruit, on refait le nid, les guêpes sont têtues, vous savez, au même endroit, l’endroit choisi, les gens comme nous n’ont pas d’autre endroit pour se retrouver, il n’y a pas d’autre endroit, pas de meilleur endroit, le rond-point, c’est là où se croisent toutes les routes, celles qui donnent sur toutes les zones, toutes les voies. Sur les ronds-points, rats des villes et rats des champs, on fait tous la farandole. Ce genre d’utopie, ça ne prend pas dans un bar, un syndicat ou un garage, ce genre d’utopie ça ne prend qu’avec la lumière du jour et l’éclat de la nuit. Il nous faut la rosée du matin, la pluie d’après-midi, la brume du crépuscule, quand les âmes sortent du sol, et les phares des camions, pour que nos gilets réfléchissent. Et c’est là qu’on arrive à imaginer… à imaginer… à réenchanter le monde. Juste un monde plus juste. On a rédigé une Constitution. En un mois. Un Constitution, votée à l’unanimité. Un truc, vous en seriez incapables, au chaud, enfoncés dans vos fauteuils. Nous, sous des bâches gelées, on s’est mis d’accord. On a rédigé la Constitution de la Sixième République. C’était pas gagné. Y avait tous les bords politiques. Et des bords pas du tout politiques – moi, les partis, j’y connais rien, les syndics, tout ça, AG, CGT, ordredujour, tractage, que dalle, je m’en fous. Le but, il était clair. Le but, c’était pas de savoir à qui doit revenir le pouvoir. Ça voulait rien dire « le pouvoir ». Y avait des grandes gueules, mais y avait pas d’ego. Sinon on lui indiquait vite la sortie. Finie la solitude. C’est ça la différence, de vous à nous. Vous croyez qu’on les voit pas, vos stratégies hanounesques, pour vous faire remarquer ? Si vous étiez venu, si vous aviez fait la fête avec nous, vous auriez compris, votre corps aurait appris. Un stage de démocratie. Parce que vous, ce que vous appelez la démocratie, c’est un cadavre. Je n’ai pas votre niveau d’études, je n’ai pas fait de sciences politiques, je ne sais pas dans quoi on vit, si ce n’est pas la démocratie, mais j’ai vu un documentaire sur ces dégénérés qui font l’amour avec la mort. Vous savez ce que j’ai ressenti ? La même chose que quand je vous vois vous exciter les uns les autres, au nom de la démocratie. Vous l’avez tuée, mais vous n’avez pas fini de la secouer. Nous, on en a marre de jouer, on en a marre de perdre. Qui achète des tickets déjà grattés ? Pour quoi faire ? La beauté du geste ? Paraît qu’en politique, on a la mémoire courte, mais quand même pas à ce point. À ce point ? Alors on joue ? Encore et encore ?

Le minuteur sonne.

LA CITOYENNE — Ça tombe bien. 

Elle éteint le four.

Elle l’entrouvre. Une fumée odorante en émane.

Elle pose le rôti crépitant sur le plan de travail.

LA CITOYENNE — Nous allons jouer. Nous allons jouer à un petit jeu, Monsieur le Député ! Vous êtes prêt ? Vous allez voir, c’est très amusant. Nous allons rire ! Et nous ne rirons pas seuls !

La Citoyenne relance la chanson « La Gadoue » de Petula Clark.

Elle sort.

Le Député en profite pour essayer de sauter avec sa chaise vers le couteau laissé sur le plan de travail.

C’est dur. Ça dure.

Arrivera-t-il à atteindre le couteau à temps ? Non.

La Citoyenne revient avec un ordinateur et un micro relié à une enceinte.

Elle coupe la musique.

LA CITOYENNE — Vous allez vous faire mal.

Elle éloigne le couteau du Député.

Elle ouvre l’ordinateur.

Un immense mur de personnes présentes via webcam apparaît.

Elle parle dans le micro.

LA CITOYENNE — Tout le monde est là ? Bienvenue à toutes et tous ! Vous l’attendiez ? Le voici. J’ai le plaisir d’accueillir notre candidat. Par souci d’égalité, je vais rappeler les règles.

LE DÉPUTÉ — Les règles ?

LA CITOYENNE — Soyez attentif car le but, c’est de les contourner.

LE DÉPUTÉ — De quoi parlez-vous ?

LA CITOYENNE — Des règles du jeu.

LE DÉPUTÉ — Quel jeu ?

LA CITOYENNE — Ça s’appelle « Le Jeu démocratique ».

LE DÉPUTÉ — C’est-à-dire ?

LA CITOYENNE — C’est selon.

LE DÉPUTÉ — Selon quoi ?

LA CITOYENNE — Ce qu’on veut entendre.

LE DÉPUTÉ — Et si je ne veux pas jouer ?

LA CITOYENNE — Vous ne sortirez pas.

LE DÉPUTÉ — Si je joue, je sors ?

LA CITOYENNE — Peut-être.

LE DÉPUTÉ — Si je gagne ?

LA CITOYENNE — Aucune chance.

LE DÉPUTÉ — Je dois perdre ?

LA CITOYENNE — Vaut mieux pas.

LE DÉPUTÉ — Comprends pas.

LA CITOYENNE — Allons-y !

LE DÉPUTÉ — Vous n’avez pas donné les règles.

LA CITOYENNE — Première question…

LE DÉPUTÉ — Les règles !

LA CITOYENNE — Écoutez la question !

LE DÉPUTÉ — Je dois répondre ?

LA CITOYENNE — À votre avis.

LE DÉPUTÉ — Avant les autres ?

LA CITOYENNE — On y va.

LE DÉPUTÉ — Plus vite que les autres ?

LA CITOYENNE — Concentrez-vous.

LE DÉPUTÉ — J’ai la main ? Plusieurs options ? Un nombre de points ?

LA CITOYENNE — 1958, quatre mois après le « Je vous ai compris » du Général, c’est la fin de l’été… « Tu m’étais destinée… » André Carpentier et Monique Vallin ne se quittent plus depuis leur rencontre – « Dès le premier jour des jours… » – dans la nuit du 13 au 14 juillet – « Ta vie m’était donnée… » – au bal des pompiers – « Avec amour… » – sur une chanson de… ?

Quelqu’un réagit immédiatement sur le mur.

LA CITOYENNE — Richard Anthony, oui !

LE DÉPUTÉ — Quoi ?

LA CITOYENNE — Bravo !

LE DÉPUTÉ — C’est un blind test ?

LA CITOYENNE — On félicite @babelbrule qui remporte deux points pour la Communauté !

LE DÉPUTÉ — Pourquoi deux ?

LA CITOYENNE — En ce matin de septembre, sous le crachin normand, Monique et André vont au bureau de vote, voter est un droit et un devoir, Monique et André le savent, s’en montrent dignes, comme toutes les Françaises et Français, de tous les continents, la plupart, à l’époque, vivent encore en Algérie, au Gabon, au Niger, en… ?

Quelqu’un réagit sur le mur.

LA CITOYENNE — Oubangui-Chari, bravo @militarimanuel ! +5 points !

LE DÉPUTÉ — Cinq ?

Quelqu’un réagit sur le mur.

LA CITOYENNE — Au Sénégal, +3 points grâce à @frenchandfurious !

LE DÉPUTÉ — Attendez…

Quelqu’un réagit sur le mur.

LA CITOYENNE — Au Dahomey, +3 points, merci @warriorraptor !

LE DÉPUTÉ — En Nouvelle-Calédonie !

LA CITOYENNE — Voyons, Monsieur le Député…

LE DÉPUTÉ — Quoi ?

LA CITOYENNE — La Nouvelle-Calédonie est encore la France… Ah ! On me dit dans l’oreillette qu’il faut passer à un autre sujet !

LE DÉPUTÉ — J’ai quand même droit à un point ?

LA CITOYENNE — OUI !

LE DÉPUTÉ — Oui ?

LA CITOYENNE — Le peuple dit OUI au Général ! Le référendum fédéralise ! Monique et André font…

Quelqu’un réagit sur le mur.

LA CITOYENNE — La fête ! Oui !

Quelqu’un réagit sur le mur.

LA CITOYENNE — L’amour ! Oui !

LA DÉPUTÉ — Sérieusement ?

LA CITOYENNE — Merci @raboulamoula et @saletabanque !

LA DÉPUTÉ — C’est qui ces joueurs ?

LA CITOYENNE — +4 points !

LA DÉPUTÉ — C’est quoi ce jeu ?

LA CITOYENNE — La nouvelle Constitution donne naissance à la Cinquième République, deux ans plus tard elle donne naissance à un régime présidentiel, deux ans plus tard, Monique et André donnent naissance à…

Quelqu’un réagit sur le mur.

LA CITOYENNE — Sylvie !

LE DÉPUTÉ — C’est qui ?

LA CITOYENNE — C’est moi !

LE DÉPUTÉ — Comment je peux savoir ?

LA CITOYENNE — Au même moment que sort un petit être fripé de trois kilos, sort un livre de deux cent quatre-vingt-cinq pages. Le titre :…

Quelqu’un réagit sur le mur.

LA CITOYENNE — Le Coup d’État permanent ! Bravo !

LE DÉPUTÉ — Ah !

LA CITOYENNE — L’auteur :…

LE DÉPUTÉ — François Mitterrand !

LA CITOYENNE — Bravo, Monsieur le Député !

LE DÉPUTÉ — Ah !

LA CITOYENNE — C’est bien…

LE DÉPUTÉ — Ah ! Ah !

LA CITOYENNE — Vous remportez chacun un point.

LE DÉPUTÉ — C’est tout ?

LA CITOYENNE — C’est comme ça.

LE DÉPUTÉ — Mais…

LA CITOYENNE — Vous avez un point, la Communauté en a… quarante-huit.

LE DÉPUTÉ — Quaran… C’est impossible !

LA CITOYENNE — Vous avez compté ?

LE DÉPUTÉ — Une quinzaine, à peine !

LA CITOYENNE — La Communauté part avec un peu d’avance.

LE DÉPUTÉ — Un peu d’avance ?

LA CITOYENNE — Le bonus solidarité.

LE DÉPUTÉ — Mais…

LA CITOYENNE — Chut !

LE DÉPUTÉ — Non !

LA CITOYENNE — Vous grattez sur le chrono.

LE DÉPUTÉ — Parce qu’il y un chrono ?

LA CITOYENNE — Vous perdez du temps de parole.

LE DÉPUTÉ — Et un décompte ?

LA CITOYENNE — Où en étais-je ?

Quelqu’un réagit sur le mur.

LA CITOYENNE — Le Coup d’État permanent, merci ! +1 ! Quarante-neuf !

LE DÉPUTÉ — Putain !

LA CITOYENNE — Ah non, Monsieur le Député, ça non, vous ne pouvez pas jurer, c’est sévèrement puni… Je suis obligée, je dois vous retirer un point.

LE DÉPUTÉ — Pardon ?

LA CITOYENNE — Désolée.

LE DÉPUTÉ — Je retombe à zéro ?

LA CITOYENNE — Tout-à-fait, 1 – 1 = 0. Vous devriez vous recentrer, la Communauté est à deux points de la victoire.

LE DÉPUTÉ — Comment deux ?

LA CITOYENNE — 49 + 2 = 51 ?

LE DÉPUTÉ — Oui.

LA CITOYENNE — Cinquante-et-un, majorité, elle gagne. C’est le jeu. C’est la démocratie. Vous comprenez ?

LE DÉPUTÉ — Oui.

LA CITOYENNE — On y va ?

LE DÉPUTÉ — Oui.

LA CITOYENNE — Donc, François Mitterrand…

LE DÉPUTÉ — La gauche des idées, victoire, place de la Bastille, dix-sept ans, premier amour, programme commun, six mois, la gauche des réformes, mesures symboliques, relances keynésiennes, dépenses publiques, crise, dévaluation, inflation, choc pétrolier, contre-choc pétrolier, à tribord, toute ! tournant de la rigueur, la gauche de gouvernement, École de Chicago, Milton Friedman, néolibéralisme, pax rigorosa, je t’aime, emménagement, je t’aime tellement, « comme un ouragan », première cohabitation, « qui est passé sur moi », la rose entre les dents, « l’amour a tout emporté », Chirac I, Chirac II, vous avez la vingtaine, comme des milliers d’étudiants dans la rue contre la loi Devaquet, sélection à l’entrée des universités, hausse des droits d’inscription, fin des diplômes nationaux, concurrence entre les campus, non, non, non et non, la violence n’est pas loin, Malik Oussekine, abandon du projet de loi, victoire amère, victoire temporaire, en 2017, Philippe II réussira à désaturer l’enseignement supérieur, mais revenons à l’époque bénie des nineties, celle où on dansait avec les loups avant de se prendre l’iceberg, bisous le politique, l’économie triomphe, triomphe du capitalisme, l’URSS chute, chute du mur, Maastricht I, Maastricht II, Maastricht III, l’Europe, l’Europe, l’Europe, « voyage, voyage », trahison à gauche, « plus loin que la nuit et le jour », Amsterdam, Nice, Lisbonne, « voyage, voyage », 2005, référendum, non, 2007, Sarkozy, oui, trahison à droite, mais à droite, on assume, à droite, un chat est un chat, à droite, on ordonne, on nettoie, on aime le savon, la banlieue au karcher, la violence n’est pas loin, Zyed Benna, Bouna Traoré, scandale, trois semaines d’émeutes, état d’urgence, tandis que votre fils et moi avons dix ans, l’âge d’« imaginer un pays sans nuage, où tous les perroquets ne vivent plus en cage », bref, à droite on aime la France, à droite on a ce qu’on mérite, c’est pourtant clair, les retraites, Balladur, 1993, c’est surprenant, Fillon, 2003, Woerth, 2010, c’est attendu, certes, grèves, manifs, mépris, l’espérance de vie, blablabla, il faut travailler plus, plus plus plus, plus longtemps, plus flexible, bim bam, la voilà, boum, la loi El Khomri, coucou, la gauche, jamais à cours de surprise, Hollande, le changement c’était pas maintenant ? deuxième chance, deuxième trahison, place de la République, Nuit debout, y a de tout, du coco, du zadiste, du gréviste, du jeune, du syndic, de l’ouvrier, du prof, du Ruffin, la convergence des luttes, Mesdames et Messieurs, Nuit debout, c’est ce genre de brèche qui aspire tous les malheurs, alors la brèche devient un gouffre, ça déborde, dans tous les sens, tous les accents, ça parle, ça s’étale, ça pousse, partout, banlieue, province, outre-mer, rien ne va, la violence n’est pas loin, souvenez-vous, Rémi Fraisse, barrage de Sivens, deux ans plus tôt, la violence est partout, la peur est partout, depuis les attentats, état d’urgence permanent, et la santé ? et les femmes ? et les trans ? et les noirs, les arabes ? la convergence des luttes, oui ou merde ? oui, mais n’oublions pas l’objectif, la Loi Travail, et bah puisque c’est comme ça, 49-3 ! quoi ? c’est quoi ça ? ça fait longtemps, c’est marqué où ? hein ? la Constitution ? franchement, c’est écrit en tout petit, hum, pas si petit et pas si longtemps, tout juste un an, dans le feutre de la fronde, Valls y avait eu recours pour la loi Macron, Macron ? hum, ça sonne proche, le ver déjà dans le fruit ? car comment oublier la gourmandise de Borne pour l’usage de cet article, dix-huit fois, ce qui illustre bien l’autoritarisme anti-parlementaire d’un gouvernement démocratophobe mais ce qui sera toujours moins que le record détenu par Rocard, vingt-huit fois, sous Mitterrand qui – comment l’oublier ? – dénonçait l’autocratisme présidentiel du régime de la Cinquième République dans un livre de deux cent quatre-vingt-cinq pages intitulé Le Coup d’État permanent !

Tout le mur réagit par des applaudissements.

LA CITOYENNE — Sacrée remontada, Monsieur le Député.

LE DÉPUTÉ — J’ai soif.

LA CITOYENNE — Et moi, la larme à l’œil.

LE DÉPUTÉ — Me ferait-elle gagner – cette larme – un peu d’eau ?

Elle va lui chercher un verre d’eau, avec une paille, pour le faire boire.

LA CITOYENNE — Un peu d’eau, oui, mais pas la partie.

Elle retire le verre.

LE DÉPUTÉ — Attendez.

LA CITOYENNE — Ça suffit.

LE DÉPUTÉ — Encore.

LA CITOYENNE — Après, vous voudrez aller aux toilettes.

LE DÉPUTÉ — Justement.

LA CITOYENNE — N’y pensez pas.

LE DÉPUTÉ — Nous sommes humains, vous savez. Nous faisons des erreurs, nous commettons des péchés, nous avons une vessie.

LA CITOYENNE — Le jeu n’est pas fini.

LE DÉPUTÉ — Le jeu ne finira jamais si le jeu est d’énumérer soixante ans de…

LA CITOYENNE — De quoi ?

LE DÉPUTÉ — De contorsions…

LA CITOYENNE — De trahisons ; vous l’avouez ?

LE DÉPUTÉ — Que la représentativité a ses défauts ?

LA CITOYENNE — Que c’est l’heure de la Révolution.

LE DÉPUTÉ — Quand on donne mandat, on délègue.

LA CITOYENNE — Une élection n’est pas un chèque en blanc.

LE DÉPUTÉ — Consulter cinquante millions de personnes pour faire le moindre geste, vous imaginez ?

LA CITOYENNE — J’imagine, oui.

LE DÉPUTÉ — Ce serait impossible.

LA CITOYENNE — Ce serait merveilleux. La Cinquième République a été faite pour des hommes en bottes qui ne craignent pas la gadoue. C’est dans son ADN. Conçue par un militaire. Et l’armée n’est pas un modèle de démocratie. Si ? Avouez.

LE DÉPUTÉ — Si j’avoue, je suis libre ?

LA CITOYENNE — Si vous dites la vérité, vous êtes libre.

LE DÉPUTÉ — Libre comment ?

LA CITOYENNE — Libre comme l’air.

LE DÉPUTÉ — Vivant ?

LA CITOYENNE — Entier.

LE DÉPUTÉ — La vérité, ce n’est pas que des preuves ou des faits. C’est aussi de l’interprétation. Dans les livres d’histoire, qu’apprendra-t-on aux enfants nés sous la Sixième République ? Est-ce qu’on leur dira que la fin justifiait les moyens ? Est-ce qu’on aura le souci du détail, au point de compter chaque goutte de sang qui aura coulé ? Est-ce qu’on leur dira qu’ils vivent en démocratie, enfin ? Vous voulez savoir ce que je pense de la démocratie ? Vous savez déjà ce que j’en pense. Vous voulez l’entendre, comme un démon trouverait jouissif de faire blasphémer un prêtre. Bien sûr que le doute met à l’épreuve ma foi. Le doute, je l’avoue, je l’éprouve quand je me perds dans les commentaires des réseaux sociaux. Je l’éprouve quand j’entends les avis d’un micro-trottoir, quand j’entends quelqu’un dire « je ne suis pas médecin, mais… » Je l’éprouve au résultat de certains sondages, au bar parmi des conversations, devant des émissions télévisées, par leur contenu, leurs invités, aux manifestations qui tournent au saccage, à la guerre du premier jour des soldes… J’avoue douter de ma capacité à confier mon avenir et l’avenir de mon pays à n’importe qui. Encore une fois, je n’affirme rien, je doute. Sans doute, je ne suis pas le seul. Ce qu’on reproche surtout au Président, c’est son mépris pour les gens d’en-bas. Peut-être s’est-il mis à douter. Qu’espérait-il trouver dans les Cahiers Citoyens qu’il a mis à disposition de toutes les voix, dans toutes les mairies de France ?

LA CITOYENNE — Rien.

LE DÉPUTÉ — Et tout.

LA CITOYENNE — C’est une stratégie.

LE DÉPUTÉ — Ça s’appelle gouverner.

LA CITOYENNE — Par le mensonge.

LE DÉPUTÉ — Qu’attend-t-on d’un chef d’État ? De la morale ?

LA CITOYENNE — Respecter un contrat. Rien à voir avec la morale. Moi, si je n’arrive pas à l’heure indiquée du contrat, on ne me fait pas la morale, on me vire. Nous n’avons pas attendu qu’il nous sollicite pour écrire nos revendications. Non, pas nos revendications. Les revendications, ça lui garde sa place au chaud. Nos Doléances. Au début, ça s’appelait comme ça : « Cahiers de Doléances ». Et puis non, il les a rebaptisés, « Cahiers Citoyens », comme vous avez dit. « Doléances », ça faisait peur, peut-être, il n’avait pas envie de se faire raccourcir comme un roi. « Doléances », c’était le terme. C’était la douleur qui s’exprimait. Et ça, nous avions déjà commencé à l’écrire, avant son envie de Grand Débat National. Un « débat » vraiment ? Ou un marathon aux airs de pré-campagne pour un second mandat, financé par qui ? Le peuple, ah non, pardon… La France ! Une belle tournée, mais peu d’autographes. Il n’attendait rien du contenu de ces Cahiers, nous le savons. Nous non plus, nous n’attendions rien. La plupart n’est pas allé perdre du temps à noircir des pages qui allaient finir où ? Aux archives. Qu’attend-t-on d’un chef d’État ? Et du gouverne-ment, en un mot, juste-ment ? Autre chose que de sentir l’idée, la récupérer, encadrer, resserrer le cadre; j’espère. Au pire, ces Cahiers auront déforesté quelques hectares pour un fond de paillettes, au mieux ils auront servi de thermomètre pour savoir à quel point la plèbe avait la fièvre.

LE DÉPUTÉ — Je les ai lus. Je n’attends pas que vous me félicitiez d’avoir rempli ma fonction. Je vous le dis, simplement. J’étais curieux. J’ai lu tous les Cahiers de ma circonscription. Tous. Toutes les écritures manuscrites. J’ai pris le temps, à m’en faire sauter la paupière, de déchiffrer des pattes de mouches. Vous les avez lus ? Savez-vous quelle littérature, quelles idées on y trouve ? Si on appliquait les propositions de ces Cahiers, le franc serait de retour, le droit à l’avortement aboli, le port d’arme autorisé, la peine de mort rétablie. On y lit des aspirations pour une France Forte. Une France Fière. On y lit la nostalgie de Paul, 66 ans, qui demande « Que sont devenues nos jolies familles françaises ? ». En trois lignes, on va de l’Asie aux éoliennes, en passant par la mosquée et Schengen. Au milieu de sujets comme le RIC, le SMIC, le pouvoir d’achat, la CSG, le vote blanc, la proportionnelle, la Sixième République, le Frexit, nous avons Fabienne, 72 ans, qui nous parle de ses problèmes de voisinage, elle demande qu’on ferme la gueule du chien, elle écrit même l’adresse de ses voisins, elle dénonce leurs incivilités, elle écrit que cela mériterait un rappel à l’ordre des lois de la République. Sur la page suivante, nous avons Sophie, 15 ans qui propose de tatouer « connard » sur le front du Président. Sur la page suivante, nous avons Daniel, 39 ans, qui veut interdire les jeux vidéos, interdire les voitures électriques, interdire le glyphosate marocain, interdire à Donald Trump de tweeter, interdire les kebabs, interdire les sodas, obliger Mélenchon à se taire, obliger Le Pen à se taire, obliger Macron à se taire, obliger Edouard Philippe à se raser, obliger Laurent Delahousse à rembourser ses chemises à France Télévision, obliger les Présidents de la République à ne pas avoir de maîtresse, interdire de dire que c’était mieux avant, et pour sa dix-neuvième proposition, il voulait « interdire la violence physique et verbale » mais finalement, il l’a barrée, et pour conclure, ils nous souhaite une bonne année ! La majorité des contributions n’a pas seulement ravivé mes doutes : ça m’a… atterré. En lisant ces Cahiers, mon seul soulagement était de me dire que ce déversoir à frustrations ne serait finalement pas à la disposition du grand public. Tout n’était pas à jeter, certes. Mais l’eau du bain était vraiment sale. Et s’il n’y a plus d’autorité, comment justifier du sérieux, du concret ou de la légitimité de telle ou telle proposition quand notre seul référentiel de valeur, c’est la démocratie ?

Un temps.

LA CITOYENNE — « Atterré », c’est ça ? Vous étiez « atterré » ? C’est bien. C’est le but. Une plaie ouverte, une main en lambeaux, un œil sorti de son orbite, c’est beau mais ça ne peut pas être propre. Notre violence, elle est à fleur de peau. Votre violence, elle est vernie. Laquelle des deux est la plus jolie ? Ce n’est pas la violence qui vous effraie le plus, ni la bêtise. Ça pourrait être les éclats de rire et les feux de joie. Mais non. Vos sueurs froides, elles viennent d’une vision d’horreur : celle de la sauvagerie capable de s’organiser. Un monstre sans tête. Ou un corps à mille têtes. Excité par le rêve, animé par la rage. Il ne lui manquait que les armes d’en face. Voilà où nous en sommes. C’est l’heure. Les mots ne sont plus bons à rien. Ils ne calment plus, ils se soignent plus. Ils n’ont plus de sens. Même pas à l’écrit. Jamais dans les discours. Sauf que… Si nos langues ne croient plus aux mots, à quoi tient la parole et comment dialoguer ?

Un temps.

LE DÉPUTÉ — Sylvie…

LA CITOYENNE — Oui ?

LE DÉPUTÉ — Je vous reconnais. Entendre votre prénom, bien sûr, m’a aidé. C’est surtout la délicatesse avec laquelle vous m’avez donné à boire. La paille dans le verre d’eau. Vous vous êtes occupé de mon père, jusqu’à son dernier souffle. C’était vous qui veniez deux fois par jour pour le lever et le coucher. Je vous ai croisée une fois, peut-être deux, avant de ne plus avoir le temps de venir le voir. Mais nous nous appelions. Il me parlait de vous. Vous étiez sa seule visite.

LA CITOYENNE — Moi aussi, il me parlait de vous. Ou plutôt du souvenir de vous. Toujours au passé. Même lui, il n’arrivait plus à vous situer. Il disait qu’avant, vous aviez des idées et qu’un jour, vous avez mis un costume. « L’ambitieux a dévoré le visionnaire. » C’est ça qu’il disait de vous. Il disait : « Un parti sans idéologie, c’est un parti qui n’a pas d’odeur, ça suit le cours de la bourse. »

LE DÉPUTÉ — Je vois.

LA CITOYENNE — Le jeu touche à sa fin. Il est temps de passer au vote.

LE DÉPUTÉ — Le vote ?

LA CITOYENNE — Je vous l’ai dit, ce n’est pas moi qui décide. C’est un jury populaire.

LE DÉPUTÉ — Et les points ?

LA CITOYENNE — Votre indice est en chute libre.

LE DÉPUTÉ — Je peux encore dire quelque chose ? Le dernier mot est toujours à l’accusé.

LA CITOYENNE — Qu’en pense le jury ?

Le mur accepte la demande.

LA CITOYENNE — Pas de cérémonie.

Un temps.

LE DÉPUTÉ — En 2020, une étude révélait que 55% des Français étaient pour le rétablissement de la peine de mort. Vous imaginez ?

LA CITOYENNE — Merci. Mesdames, Messieurs, vous avez pu entendre les arguments de notre invité. À vous maintenant de décider. Pour ou contre l’épargner. Carton vert : pour. Carton rouge : contre.

La Citoyenne lance le minuteur.

LA CITOYENNE — Vous avez deux minutes.

Petit à petit, on voit le mur afficher ses votes.

LE DÉPUTÉ — J’aurai le droit à une cigarette et un verre de rhum ?

LA CITOYENNE — Vous aurez le droit à une tranche de rôti.

LE DÉPUTÉ — Il est froid, maintenant. Ou pire, tiède.

LA CITOYENNE — Le rôti, Monsieur le Député, est un plat qui se mange froid.

Le mur rougit.

Noir.

 

NDLR – Texte publié en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers, dans le cadre de l’événement « Ouvrir les cahiers de doléances », avec les autrices et auteurs associé.e.s du théâtre (Penda Diouf, Claudine Galea, Christophe Pellet, Constance de Saint Rémy et Noham Selcer), le 16 novembre 2024 à 18h. Plus d’informations ici.