Emmanuel Macron, le double état permanent
Par Raphaëlle Bacqué, Ariane Chemin et Ivanne TrippenbachEnquête« Le président et son double » (2/4). « Libéral », « réformiste », « patriote », « progressiste », « un côté un peu autoritaire », avec un « ethos de droite »… Depuis son entrée en politique, le chef de l’Etat entretient le flou sur ses convictions idéologiques.
« Je suis socialiste. » Emmanuel Macron a 36 ans et vient d’être nommé à Bercy. Face à un parterre de start-upeurs et de patrons de grands groupes, jeudi 4 décembre 2014, il déplie un papier où il a recopié une citation de Jean Jaurès publiée dans La Dépêche en 1887 : « Toute politique de caste et d’égoïsme doit disparaître. » « Moi, je suis socialiste et je l’assume », insiste ensuite l’artisan des crédits d’impôt pour les entreprises, ces mesures qui ont marqué le tournant libéral du quinquennat de François Hollande. Deux ans plus tard, en août 2016, le voilà invité au Puy-du-Fou (Vendée), où Philippe de Villiers lui vante le succès de son parc à thème. Aux côtés du héraut de la droite ultracatholique, le ministre de l’économie confesse cette fois : « L’honnêteté m’oblige à vous dire que je ne suis pas socialiste. »
Les mots ont-ils de l’importance pour Emmanuel Macron ? En politique, pas forcément. En tout cas, il les a tous prononcés. « Libéral », « réformiste », « patriote », « progressiste », « un côté un peu autoritaire », avec un « ethos de droite »… jusqu’à faire de l’ensemble un slogan : « En même temps. »
Emmanuel Macron jurait de balayer l’ancien monde mais depuis la dissolution, il a choisi pour Matignon Michel Barnier, figure de la droite européenne et conservatrice, et le démocrate-chrétien François Bayrou, trois fois candidat à la présidentielle : 73 ans tous les deux. En sept ans, le « En même temps » qui promettait de prendre à la fois le meilleur de la gauche et de la droite s’est mué en un « tout et son contraire » qui fait aujourd’hui tourner la tête des Français.
Sa volonté de ne jamais s’arrimer remonte à loin. Enfant déjà, il semble échapper à ses parents. En tout cas, c’est ainsi qu’il se raconte, comme s’il décidait déjà tout tout seul. A François Bayrou, il a expliqué qu’il avait choisi « à 5 ans » de vivre avec sa grand-mère. A 12 ans, alors que ses parents, agnostiques, ne l’ont pas baptisé, il entre dans une église et demande à un prêtre le premier sacrement. Il rompt ensuite avec sa classe d’âge en fréquentant Brigitte Trogneux, son grand amour, professeure de vingt-quatre ans son aînée, qu’il a rencontrée à 14 ans par ses filles. Il disait : « Je ne veux pas d’une vie comme les autres », a confié récemment l’une d’elles, Laurence Auzière, à Libération. On lui connaît peu d’amis de son âge, ceux auxquels on se compare en partageant les événements qui fondent une génération. Il adopte la famille Trogneux et éclipse longtemps ses parents de sa légende.
Reprenons les choses en détail. En 1998, il a 20 ans. Comme souvent à cet âge, il hésite, balance, se cherche. Au tournant des années 1990-2000, le futur président fréquente brièvement le Mouvement des citoyens (MDC), le petit parti de Jean-Pierre Chevènement. Des images exhumées par Le Monde l’attestent : le 28 août 1999, dans un amphithéâtre de la faculté de Perpignan, l’étudiant Macron écoute les orateurs du parti souverainiste détailler lors de l’université d’été les « effets destructeurs du libéralisme européen ». Il entend aussi Chevènement clamer la nécessité de faire « turbuler le système ».Mais il ne va pas jusqu’à adhérer au MDC. Prudent.
On a dit et écrit qu’Emmanuel Macron avait pris sa carte au Parti socialiste (PS) dans une section parisienne. Pourtant, après enquête, personne n’a jamais retrouvé la trace du mystérieux brevet de socialisme. Et pour cause : le fichier du PS révèle qu’Emmanuel Macron n’a jamais concrétisé son adhésion. Il faut dire qu’il laisse soigneusement ses années de jeunesse dans le flou et n’est pas à quelques arrangements près. Pour sa carte du PS, Emmanuel Macron a laissé dire.
« Un homme qui ment »
A l’époque, le jeune Macron se contente de renifler la politique. A l’ENA, quand les plus engagés se choisissent déjà des écuries et débutent leur cursus honorum militant, lui reste à l’écart. Vers la trentaine, l’inspecteur des finances rejoint les Gracques, un groupe de hauts fonctionnaires sociaux-libéraux très dans l’air du temps. Puis il choisit d’intégrer la Banque Rothschild, moins pour y faire carrière que pour mettre de l’argent de côté « avant de faire de la politique », explique-t-il alors.
Le Rastignac d’Amiens brûle les étapes sans perdre de temps en réunions de partis ou en interminables conseils municipaux. De temps en temps, il rédige des notes pour la campagne de François Hollande, mais se vante d’avoir à peine regardé la télévision le soir de la victoire du candidat socialiste, le 6 mai 2012. Il était, ce dimanche-là, sur le point de conclure un « deal », un contrat en or, passé entre la branche nutrition du groupe pharmaceutique Pfizer et Nestlé – près de 12 milliards de dollars, dont un bonus de 2 millions pour lui.
En politique, on se construit avec, et contre. Emmanuel Macron commence par se choisir des repoussoirs. Alors qu’il a réussi à pénétrer le cœur du pouvoir socialiste au secrétariat général de l’Elysée, puis qu’il règne sur Bercy comme ministre de l’économie, il ne cesse de critiquer son patron. « Grâce à Hollande, je sais tout ce qu’il ne faut pas faire »,confie-t-il un jour à un sénateur, en exhibant devant lui un carnet où il consigne les erreurs du chef de l’Etat. C’est l’époque où il imite si méchamment le président socialiste qu’un soir de dîner à Bercy, le philosophe Bernard Henri-Lévy quitte la table et n’y revient que parce qu’on le rattrape par la manche.
« Emmanuel Macron est un homme qui ment. » François Hollande le dit tel quel aujourd’hui, mais en 2016, il ne comprend pas à qui il a affaire. Manuel Valls l’a pourtant mis en garde : « Il a fait un meeting et les gens criaient “Macron président !” » Hollande ne voit pas les ambitions du trentenaire. Et croit dur comme fer son ministre de l’économie lorsque, en juillet 2016, alors qu’il lui propose de « reprendre sa liberté », Macron promet : « Non, non, je finirai le mandat avec toi. » A cet instant pourtant, ce dernier a déjà choisi la date de sa démission.
Dès la fin de l’année 2015, il a profité du débat sur sa loi libéralisant l’économie (les fameux « cars Macron » à petit prix) pour étoffer son carnet d’adresses politique. En 2016, il s’est mis à distiller ses ambitions à quelques intimes :
« Je serai président de la République.
– Tu n’y arriveras pas, lui répond le président du Parti radical de gauche et ministre de l’aménagement du territoire d’alors, Jean-Michel Baylet, qu’il tente de rallier à son aventure.
– Jean-Michel, tout ce que j’ai entrepris dans ma vie, je l’ai réussi. Et cette fois-ci encore je réussirai. »
Il faut donner des repères quand soi-même on manque de bornes où s’ancrer. « J’ai voté pour Chevènement en 2002, pour vous en 2007, pour Hollande en 2012 », confie un jour Emmanuel Macron à François Bayrou, son allié centriste, sans que l’on sache s’il dit vrai. Pour rassurer l’électorat socialiste, il se cherche une « filiation », comme il dit. Un grand homme. Il choisit Michel Rocard (1930-2016). L’ancien premier ministre plaît autant à la gauche réformiste qu’à la droite européenne : tout à fait son créneau. La gauche, du moins celle qui valorise l’entreprise et l’émancipation de l’individu, « c’est ma culture, mon origine, mon histoire familiale », assure le futur président sur les plateaux télévisés. Mais dans ses meetings, il pousse déjà une musique différente : « Et de droite, et de gauche. »
Adapter son vocabulaire
Quelques années auparavant, Michel Rocard avait ouvert à l’Amiénois les portes du Paris qui compte, organisant pour lui des déjeuners avec Raymond Barre (1924-2007), François Bayrou, l’éditorialiste Jacques Julliard (1933-2023), la fine fleur du patronat, et même, toujours dans la villa de Bougival (Yvelines) des Rocard, avec un certain... Vincent Bolloré. En 2007, Michel Rocard figure parmi les invités d’Emmanuel Macron le jour de son mariage avec Brigitte Trogneux, à l’Hôtel Westminster du Touquet (Pas-de-Calais). Dix ans plus tard, en revanche, pas l’ombre d’un Emmanuel Macron lorsque Sylvie Rocard disperse les cendres de son mari face à la mer, sous les cyprès du village corse de Monticello. Depuis, le président n’a jamais convié la veuve de Michel Rocard à l’Elysée. Et n’est pas allé se recueillir devant la stèle de son mentor.
Combien de tête-à-tête ont-ils partagé les yeux dans les yeux ? Tous le racontent : Emmanuel Macron a l’art de planter ses billes de verre bleues dans les vôtres et de faire de vous la personne la plus importante au monde. Pour séduire, il sait aussi adapter son vocabulaire. Le président parle aussi bien la langue des hauts fonctionnaires que celle des banquiers anglo-saxons, celle des universitaires que celle des bars et des bistrots.
« C’est bibi qui paie », « un pognon de dingue »… Tout à coup, en public, fleurissent des expressions qui ne viennent pas de la bourgeoisie d’Amiens. Où est-il donc allé les chiper ? Certaines viennent du col du Tourmalet, dans les Hautes-Pyrénées, où il compte un vieil ami rencontré il y a trente-cinq ans, du temps où il rendait visite à sa grand-mère. Ce copain de longue date s’appelle Eric Abadie, il est éleveur de brebis et de porcs noirs. C’est chez lui, à Bagnères-de-Bigorre, autour d’un chevreau rôti, qu’Emmanuel Macron a entendu cette fameuse phrase : « Il suffit de traverser la rue pour trouver du travail. »
Dans la bouche du chef de l’Etat, ces mots-là ne rendent pas du tout pareil. L’éleveur le comprend aussitôt et le prévient : « Manu, il y a des choses à ne pas répéter quand on est président de la République. » Pour Emmanuel Macron, « Jojo le gilet jaune », c’est le Français moyen qui « bosse » et qu’il ne faut pas trop « emmerder », mais beaucoup, dans le pays, entendent le mépris derrière les formules faussement populaires. A l’automne 2018, les surnoms « Bibi » et « Jojo » se retrouvent sur les pancartes des « gilets jaunes », avec le reste du florilège de ses petites phrases : « Les gens qui ne sont rien »…
Les « rabzouz »
Emmanuel Macron veut être aimé, il y met toute son énergie, et la haine qui monte en cette année 2018 dans le pays le sidère. « Tu te rends compte, ils ont voulu entrer à l’Elysée… », glisse-t-il, livide, à l’un de ses habituels complices lorsque, le 1er décembre, ces mêmes « gilets jaunes » saccagent l’Arc de triomphe. Au Puy-en-Velay, l’ambiance vire à la chasse à l’homme. A son retour à Paris, le président peine à s’en remettre : « Une femme m’a traité de “salope” et m’a dit : “J’espère que tu vas crever sur la route !” », rapporte-t-il, encore secoué, à son allié du MoDem François Bayrou.
Pour calmer la colère, Emmanuel Macron change de pied. Au diable les déficits ! Il n’écoute ni le secrétaire général, Alexis Kohler, ni le premier ministre d’alors, Edouard Philippe, tenants de la rigueur budgétaire, et lâche plus de 10 milliards d’euros. Idem au printemps 2020, quand explose l’épidémie de Covid-19 : il choisit les Français plutôt que les finances publiques. Ce sera la politique du « quoi qu’il en coûte ». Il l’explique franchement au quotidien britanniqueThe Financial Times, en avril 2020, avec ses mots de tradeur : « Nous avons nationalisé les salaires et le P&L [profit & loss] d’à peu près toutes nos entreprises. » Plus keynésien que libéral, finalement. Mais qui l’entend ?
« Comment tu sens les choses ? », « Ça s’ancre à quoi ? » Dans des rafales de textos, à toute heure du jour et de la nuit, le président cherche à prendre le pouls de ce qu’il croit être la France. Et se fabrique une opinion, celle qui colle le mieux, selon lui, à l’humeur du moment. « On n’a pas besoin d’un think tank, le think tank, c’est le président », disait Stéphane Séjourné, alors conseiller à l’Elysée, aux partisans d’Emmanuel Macron qui imaginaient créer une fondation.
C’est un signe : en six ans, le parti du président a changé deux fois de nom, passant d’En marche ! à La République en marche puis à Renaissance, comme s’il ne parvenait pas à fixer son identité. A Paris, ses locaux de la rue du Rocher, dans le 8e arrondissement, sont flambant neufs – Emmanuel Macron s’est occupé en personne de valider l’installation d’un ascenseur (le chef du parti, Stanislas Guerini, avait dû patienter longtemps en attendant le « go » présidentiel…) –, mais les idées y meurent avant de naître, et de toute façon le patron dit ce qu’il veut, sans tabou.
Octobre 2019. Le président donne son premier grand entretien sur l’immigration et choisit pour cela le magazine d’extrême droite Valeurs actuelles. Beaucoup de ses soutiens sont stupéfaits. L’interview a lieu dans l’A330 présidentiel, verre de whisky tourbé à la main. Au détour d’une réponse, le chef de l’Etat désigne les Français d’origine maghrébine par un mot inattendu de sa part : les « rabzouz ». Personne n’en a jamais rien su. Le terme n’apparaît évidemment pas dans la version publiée, relue par l’Elysée. « Vous êtes très bon quand vous venez sur notre terrain », avait déjà remarqué Geoffroy Lejeune, le directeur de la rédaction de Valeurs, quelques mois plus tôt. Réponse d’Emmanuel Macron : « C’est celui que je préfère. »
Egards envers la droite décliniste
Artisan de l’opération, montée dans le dos d’Alexis Kohler, le conseiller du président Bruno Roger-Petit est le champion de la « triangulation », cette tactique politique qui consiste à piocher certains thèmes chez l’adversaire – en l’occurrence l’extrême droite – pour mieux l’étouffer, du moins en principe.
Grâce à Bruno Roger-Petit, Emmanuel Macron rencontre le monarchiste Thierry Ardisson, vedette de la télévision des années 1990, l’homme qui, en 2001, avait humilié Michel Rocard d’une question obscène : « Sucer, c’est tromper ? » Un dîner est organisé en janvier 2024 entre « l’homme en noir », Emmanuel et Brigitte Macron au restaurant Da Rosa, dans le 7e arrondissement de Paris. A table, Thierry Ardisson invente un slogan malin pour vendre le bilan Macron aux européennes : « Quand c’est bon, faut le dire ! » L’idée est enterrée, mais quatre mois plus tard, l’anar de droite est décoré de la Légion d’honneur des mains du chef de l’Etat.
Est-ce pour épouser l’air du temps ou simplement pour la flatter ? Emmanuel Macron multiplie les égards envers cette droite décliniste qui progresse sans cesse dans les urnes et les médias. En septembre, l’essayiste d’extrême droite canadien Mathieu Bock-Côté, l’une des têtes d’affiche de CNews, a la surprise de recevoir un appel de l’Elysée. Anastasia Colosimo, conseillère chargée de la presse, lui propose d’accompagner le président dans la délégation de son voyage au Canada prévu fin septembre. Panique à l’ambassade de France à Ottawa, qui craint l’incident diplomatique : le Canada ne saurait dérouler le tapis rouge à un indépendantiste québécois. De toute façon, le souverainiste Bock-Côté décline : « Je suis pour que le Québec sorte du Canada ! »
Emmanuel Macron soigne aussi son lien avec la vedette de la chaîne de Bolloré, Pascal Praud. « TPMG, Tout pour ma gueule », voilà pourtant comment l’animateur surnomme le président en coulisse. Mais, comme toujours, le chef de l’Etat croit pouvoir le mettre dans sa poche. Lorsque, en novembre, Pascal Praud perd son père, Roger, et lui rend hommage dans les colonnes du Journal du dimanche, il reçoit un long texto de condoléances du président : « Courage ! » Son émission « L’Heure des pros » continue d’éreinter la Macronie.
« Hé ho, les enfants, arrêtez avec vos idées de bobos, le pays est à droite ! », répétait déjà Macron à ses conseillers au début de son premier mandat. Il en est désormais convaincu : pour lui, la procréation médicalement assistée (PMA) ouverte à toutes les femmes, votée en 2021, ne passerait pas en 2024. Comme son épouse, Brigitte, qui a voté Nicolas Sarkozy en 2012, il pense que les réformes de société, même largement plébiscitées, ne lui font pas gagner de voix.
D’ailleurs, ce sont les ministres sarkozystes qu’il préfère, plus politiques que les autres mais aussi plus distrayants : l’ancien patron de Beauvau Gérald Darmanin, le Nordiste qui lui a « vendu » l’idée de la dissolution ; la reine des intrigues, Rachida Dati, poursuivie pour corruption, mais qu’Emmanuel Macron tenait mordicus à nommer à la culture pour « secouer le petit entre-soi des artistes », comme il le dit. Et surtout son « chouchou » du ministère des armées, Sébastien Lecornu, le fana « mili » implanté en Normandie et admis dans le premier cercle. Le président lui a glissé un « Prépare-toi » début décembre, en voyage officiel en Arabie saoudite, pour dire qu’il voulait le promouvoir à Matignon, alors que le fauteuil de premier ministre était encore vacant.
L’immigration, « un défi qui fait peur »
« Je n’ai jamais aimé Sarkozy. Il a un problème de vulgarité et de rapport à la République », confiait pourtant EmmanuelMacron au Monde, à Bercy, en 2015. A l’époque, les deux hommes se détestaient. « Macron, ce rigolo qui nous sert de ministre », disait Nicolas Sarkozy devant ses troupes. Le président sait exactement à quoi s’en tenir avec ce prédécesseur. L’ami Richard Ferrand, ex-président de l’Assemblée nationale, lui a expliqué le personnage, et rapporté quelques propos gratinés. Par exemple, quand Macron s’est laissé photographier, en 2018, sur l’île antillaise de Saint-Martin, entre deux jeunes hommes torse nu : « Franchement, Macron qui lèche le torse de types noirs et musclés. » Une vacherie parmi d’autres.
Mais la politique exige des accommodements : le président a cette fois besoin des électeurs du centre droit. Alors il continue de le recevoir régulièrement à l’Elysée, de l’appeler. A chaque remaniement, Sarkozy donne son avis, pousse des noms, formule des veto… sans être toujours écouté. En décembre, il n’a pas réussi à faire barrage à François Bayrou pour Matignon. « Macron est insaisissable, dit Sarkozy autour de lui. On passe deux heures avec lui, c’est sympa, et à la fin, on ne sait pas avec qui on a parlé. »
Le chef de l’Etat a également fait du sarkozyste Thierry Solère son conseiller politique officieux et l’agent de liaison entre l’Elysée et les dirigeants du Rassemblement national. Grâce à lui, Emmanuel Macron a le contact avec Marine Le Pen et consulte personnellement « madame la présidente » pour s’assurer qu’elle ne censurera pas le premier ministre. En 2017, pourtant, il voyait en elle une représentante de l’« anti-France » et promettait, au soir de sa victoire, au Louvre, de faire reculer le vote pour l’extrême droite.
« Quand vous avez été élu, vous aviez promis qu’il n’y aurait plus de SDF », a récemment rappelé à Emmanuel Macron le père Camille Millour, qui officie à l’église parisienne Notre-Dame-des-Champs, dans le 6e arrondissement de Paris, et qu’il croise parfois au restaurant La Rotonde. « Gardez le contact avec eux », a demandé en juillet ce sympathique prêtre qui distribue chaque jour, avec des fidèles, des petits déjeuners gratuits à quelque 70 sans-abri. Le président est resté silencieux. « Zéro SDF », c’était l’une de ses promesses-chocs en 2017...
L’une de ses autres promesses, c’était celle d’une « société ouverte ». Le 1er avril 2017, il saluait Marseille ainsi : « Les Arméniens, les Comoriens, les Italiens, les Algériens, les Marocains, les Tunisiens, les Maliens, les Sénégalais, les Ivoiriens, j’en vois des tas d’autres, que je n’ai pas cités, mais je vois quoi ? Des Marseillais, je vois des Français ! » Alors, quand fin 2019, devant ses troupes, le président parle de l’immigration comme d’un « problème » et d’un « défi qui fait peur », beaucoup de ses soutiens se sentent floués. « On croirait revivre le film La Traversée de Paris, de Claude Autant-Lara, avec la fameuse réplique de Jean Gabin : “Salauds de pauvres” », lit-on dans une tribune publiée dans Le Monde. L’auteur n’est pas n’importe qui : l’historien François Dosse, le prof de Sciences Po du jeune Macron, l’homme qui l’a mis en relation avec le philosophe Paul Ricœur et qui, en 2017, avouait avoir pour lui « les yeux de Chimène ». En retour, il reçoit un courrier de sept pages à l’encre bleue d’un président furieux de cette « drôle de méthode ». Lui seul a le droit de trahir l’autre.
L’immigration, c’est le sujet sur lequel planchent Emmanuel Macron, Alexis Kohler et le ministre de la santé d’alors, Aurélien Rousseau, un jour d’automne 2023. Lors d’une réunion à l’Elysée, ils évoquent l’hôpital public et l’aide médicale d’Etat aux étrangers en situation irrégulière, que la droite veut supprimer.
« Le problème des urgences dans ce pays, c’est que c’est rempli de Mamadou, lance le chef de l’Etat.
– Non, ce n’est pas le premier problème de l’hôpital, nuance le ministre de la santé.
– Si, si. Vas-y, tu vas voir ! »
Comme souvent, Alexis Kohler tente de polir les certitudes présidentielles, mais pas assez pour éviter une dose de « préférence nationale » dans l’attribution des allocations familiales, avant la censure par le Conseil constitutionnel.
« Les Français ne veulent pas de la gauche »
Le 9 juin, lorsqu’il dissout l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron n’a pas compris que la gauche sociale-démocrate, qu’il avait détournée de son cours, va s’unir et revenir dans son lit d’origine. Le 7 juillet, les Français portent en tête des élections législatives les gauches alliées dans un Nouveau Front populaire. Mais pas question de donner trop d’importance à ces Lucie Castets, ces Marine Tondelier, ces « cocottes », comme il les appelle en petit comité. Fin août, le président livre son diagnostic au cours d’une réunion : « Les Français ne veulent pas de la gauche. » Pour lui, ils veulent moins d’écologie et moins d’immigrés.
Ironie de l’histoire, le président propose Matignon à un homme d’une social-démocratie classique, celle de sa jeunesse, la fameuse deuxième gauche de la CFDT et de Rocard. Laurent Berger se balade à vélo quand il reçoit le coup de fil du secrétariat particulier de l’Elysée. Jean et baskets aux pieds, l’ex-leader de la CFDT franchit la grille du Coq le 27 août. « Qu’est-ce que tu as fait comme connerie avec la dissolution ? », ose en arrivant dans le bureau présidentiel l’ex-premier opposant à la réforme des retraites.
« Je te demande d’être premier ministre, dit Emmanuel Macron.
– N’importe quoi. T’es sérieux ?
– Oui, très sérieux. »
La séduction de l’ancien banquier d’affaires n’a jamais opéré sur le nouveau cadre dirigeant du Crédit mutuel. Laurent Berger égrène tout de même un programme de gouvernement, aussitôt interrompu par le chef de l’Etat : « Je ne veux pas qu’on défasse ce que j’ai fait. » « C’est non, alors », répond Berger. Emmanuel Macron insiste :
« Je n’accepte pas ta réponse, reviens me voir jeudi.
– J’ai un vrai boulot, j’ai du travail, moi.
– Si tu veux, j’appelle tes patrons… », insiste le président.
Les jours suivants, il lui téléphone à nouveau, longuement, puis le fait approcher par François Bayrou et Alexis Kohler. Mais Laurent Berger n’a pas confiance en Emmanuel Macron. Pour lui, le président est incapable de nouer des compromis. Encore et encore du bluff, se dit-il, alors que lui reviennent en mémoire petits mensonges et entourloupes montés par ce même Emmanuel Macron lorsqu’ils négociaient ensemble, l’un à Bercy, l’autre à la CFDT. Les promesses faites à la gauche et les cadeaux offerts au patronat, les discussions confidentielles rapportées au Medef, la volonté affichée d’écarter les syndicats, le double jeu durant la réforme des retraites... Laurent Berger a tout consigné dans 23 carnets Moleskine, comme l’inventaire de ce double état permanent.