Risques liés aux « nouveaux OGM » : l’Anses recommande une évaluation au cas par cas, dans un avis resté confidentiel
« Le Monde » a pu consulter l’avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation sur les nouvelles techniques génomiques. Contrairement à la position du gouvernement, il préconise une surveillance étroite des plantes concernées.
Par Stéphane Foucart
Qu’est devenue l’expertise de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) sur les plantes issues des nouvelles techniques génomiques (NGT) – ou « nouveaux OGM » ? Le rapport d’experts supervisé par l’agence a été finalisé le 11 décembre et l’avis formel de l’Anses, fondé sur ce rapport, a été signé le 22 janvier par son directeur général, Benoît Vallet, et immédiatement transmis au gouvernement. L’Anses avait prévu de publier le rapport et l’avis tout début février – de source proche du dossier, la publication a été bloquée sur « pression politique ».
La date était importante : l’expertise de l’agence devait éclairer le choix des eurodéputés, qui ont voté, le 7 février, pour ouvrir la voie sous conditions à ces « nouveaux OGM » en Europe. En dépit de ce vote, le projet de la Commission européenne d’assouplir la réglementation est aujourd’hui encalminé faute d’accord entre les Etats-membres, renvoyé à la prochaine mandature. Mardi 5 mars, l’Anses n’avait toujours rien rendu public, ne donne pas d’explication à ces atermoiements, ne fait aucun commentaire et assure que tout sera publié prochainement.
L’avis de l’Anses, que Le Monde a pu consulter, est en opposition frontale avec la position défendue sur le sujet par la France à Bruxelles, ainsi qu’avec la position majoritairement exprimée par les eurodéputés Renew au Parlement européen. Celle-ci était de dispenser certaines plantes NGT (portant moins de 20 modifications génétiques et répondant à des objectifs de durabilité) d’évaluation des risques pour la santé et l’environnement, de traçabilité et d’étiquetage.
400 applications commerciales passées en revue
A l’inverse, l’Anses plaide pour une évaluation des risques pour la santé et l’environnement de ces nouvelles plantes, au cas par cas. Elle juge aussi « importante » la mise en place d’un plan de suivi après chaque mise sur le marché, tant sur les impacts environnementaux de ces « nouveaux OGM » que sur leurs effets socio-économiques.
Cet avis endosse et synthétise sur une trentaine de pages les conclusions et recommandations majeures des experts formulées dans un rapport complet – auquel Le Monde n’a pas eu accès. L’expertise a été lancée en janvier 2021, sur saisine des ministères de la transition écologique et de l’agriculture. Trois comités d’experts spécialisés de l’Anses ont supervisé l’expertise conduite par une vingtaine de scientifiques des organismes publics de recherche ou des universités. Ces derniers se sont attachés à évaluer la nécessité et les modalités de l’évaluation des risques sanitaires et environnementaux des plantes NGT, mais aussi leurs impacts possibles sur les filières agricoles et les acteurs économiques.
Pour ce faire, ils ont d’abord passé en revue quelque 400 applications commerciales de plantes NGT – pour la plupart en cours de développement, quelques-unes étant déjà commercialisées hors d’Europe. « La tolérance à des herbicides concerne moins de 7 % des applications », selon les conclusions des experts citées dans l’avis, « alors que ce type de caractère est le plus fréquent parmi les plantes issues de la transgenèse », c’est-à-dire les OGM de première génération. La technique de modification NGT la plus fréquemment utilisée étant le système Crispr-Cas9 (qui a valu le prix Nobel de chimie 2020 à Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna), les experts ont concentré leur analyse à celle-ci.
Dans un premier temps, ils rappellent que la précision d’intervention de ces « ciseaux moléculaires » n’est pas parfaite : de nombreuses études rapportent des « effets hors cible non désirés » – c’est-à-dire des modifications non intentionnelles intervenues sur le génome des plantes NGT. Les scientifiques recommandent de porter une attention particulière à ces effets, de caractériser l’ensemble de la zone du génome touchée et de justifier l’absence de risques liés à ces modifications collatérales.
Risques de transferts de gènes modifiés à d’autres espèces
Indépendamment de ces « effets hors cibles non désirés », les auteurs ont mené une dizaine d’études de cas (riz à taille réduite, blé à teneur plus faible en gluten, pomme de terre tolérante à un herbicide, vigne résistante à la pourriture grise, tomate à haute teneur en acides aminés, etc.) et les risques possibles que ces plantes NGT posent pour la santé et l’environnement.
Le groupe de scientifiques remarque que « certains risques potentiels apparaissent de façon récurrente dans ces études de cas ». « Il s’agit notamment des risques liés à une modification inattendue de la composition de la plante pouvant générer des problèmes nutritionnels, d’allergénicité ou de toxicité, ou de risques environnementaux à moyen et long termes, comme le risque de flux de gènes édités vers des populations sauvages ou cultivées compatibles », lit-on dans l’avis de l’Anses.
Les experts attirent l’attention sur le fait que la grande diversité des plantes qu’il est possible de modifier grâce aux NGT pourrait accroître les risques de transferts de gènes modifiés à d’autres espèces. Ils notent aussi le risque de voir bouleversées les interactions entre animaux et plantes NGT, notamment avec les insectes pollinisateurs. En revanche, lorsque Crispr-Cas9 est utilisé pour répliquer des caractéristiques connues, en agissant sur un ou quelques gènes bien décrits, aucun risque nouveau pour la santé ou l’environnement n’est identifié.
La question des droits de propriété intellectuelle
L’Anses propose ainsi un schéma d’évaluation original des risques de ces nouvelles cultures, au cas par cas, en fonction des modifications apportées, des éventuels effets hors cibles détectés, de la nature des plantes modifiées, etc. L’agence dit « partager le constat des experts » selon lequel « certains risques identifiés [pour les plantes NGT] sont similaires à ceux déjà identifiés pour les [premiers OGM], mais que l’exposition à ces risques pourrait augmenter en fonction du développement du recours [aux NGT] et de l’ampleur du marché de ces plantes, d’autant que des travaux sur des plantes de large diffusion [fruits, légumes, etc...], aujourd’hui non concernées par la transgenèse, sont engagés ».
L’autre grand volet de l’expertise porte sur les impacts socio-économiques de ces NGT. Les experts soulignent l’importance d’« une adaptation du cadre réglementaire actuel en matière de droit de propriété intellectuelle » sur les plantes NGT. Selon la nature de ces droits (brevets, etc.), l’adoption des NGT pourrait induire des « déséquilibres entre acteurs économiques en matière de partage de la valeur ». « L’impact du développement des plantes issues de NGT sur la concentration du secteur de la sélection variétale et des semences est un enjeu majeur vis-à-vis duquel la puissance publique devrait être vigilante », précise l’avis.
« Les filières dépendantes des importations comme celles de la tomate ou de la carotte pourraient être incitées à utiliser des variétés issues de NGT pour gagner en compétitivité, lit-on encore dans l’avis. Quant aux filières avec un poids important dans le solde commercial de la France comme celles du blé tendre et de la vigne, l’introduction de plantes ou produits issus de NGT pourrait leur permettre de maintenir leurs parts de marché, voire d’en gagner. » Les experts notent toutefois que chaque filière serait impactée différemment par l’introduction des NGT en Europe, notamment en raison de « potentielles difficultés » de coexistence entre filières NGT, conventionnelle et biologique.