Le déclassement des diplômés de master : « Aujourd’hui, il y a une sacralisation des études longues, mais comme beaucoup de monde en fait, on se retrouve bloqués »
Par Charlotte Bozonnet
EnquêteLe bac + 5 s’est démocratisé : le nombre d’étudiants choisissant un cursus long a explosé. Avec l’idée que ce serait un sésame pour s’ouvrir les portes du marché du travail. Précarité, niveau de salaire ou de responsabilité… Pour certains, la déception est de taille.
Diplômé d’un master d’histoire de l’université de Lille, Mathieu (qui n’a pas souhaité donner son nom), 27 ans, vient de décrocher, début janvier, un petit contrat pour faire de la surveillance dans un musée. Il a bien conscience que, vu son niveau d’études, il pourrait prétendre à mieux. Mais, pour le moment, c’est tout ce qu’il a trouvé. Après sa licence, il avait décidé de pousser jusqu’à un bac + 5, justement pour s’assurer une meilleure place sur le marché du travail. En master d’histoire, la plupart des étudiants veulent devenir professeurs et un tout petit nombre parvient à poursuivre jusqu’à un doctorat. Mais pour les autres ?
Depuis septembre 2023, Mathieu a cherché dans le journalisme, dans la culture – pour des festivals, des institutions… En vain. Alors ce job d’étudiant dans un musée, payé au smic horaire – il espère effectuer vingt heures par semaine, soit de 800 à 900 euros de revenus par mois –, c’est mieux que rien. « Aujourd’hui, il y a une sacralisation des études longues, mais comme beaucoup de monde en fait, on se retrouve bloqués au moment de chercher du boulot et ensuite déclassés en matière de salaire », déplore le jeune homme. Si ses parents, exploitant viticole et agente d’entretien dans un hôpital, étaient « très contents et fiers » de sa réussite en master, ils ne s’attendaient pas non plus à ce que la recherche d’emploi de leur fils soit si difficile.
C’est entendu : être diplômé d’un master permet de se protéger du chômage. Selon une note de la sous-direction des systèmes d’information et des études statistiques du ministère de l’enseignement supérieur, publiée en décembre 2023, 75,1 % des diplômés de 2021 en master (hors master de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) occupent un emploi salarié dix-huit mois après la fin de leurs études. La majeure partie (63,5 %) est insérée dans le secteur privé, en contrat à durée indéterminée. En matière de filières, ce sont les diplômés en droit, en économie et en gestion qui s’insèrent le mieux (taux d’emploi de 77,1 % à dix-huit mois) et le plus rapidement. Mais contrairement à ce qu’ont pu vivre les générations précédentes, avoir un bac + 5 sur son CV n’est plus la garantie de trouver un poste en adéquation avec ses envies ni à la hauteur de ses ambitions.
Baisse du taux de cadres
D’abord parce que le nombre de diplômés en master a considérablement augmenté, bien plus que le nombre de postes hautement qualifiés. Plusieurs facteurs y ont contribué : la massification de l’accès à l’enseignement supérieur – en 2021, 82,8 % d’une classe d’âge était titulaire du baccalauréat – mais aussi la mise en place, en 2004, du système licence-master-doctorat, qui a permis d’uniformiser les niveaux de formation en Europe.
Une dynamique qui « a été nettement renforcée [en France] dans les années 2000 sous l’impulsion du ministère [de l’enseignement supérieur], qui a accrédité nombre de masters. Ainsi, en seulement dix années, de 2000 à 2010, le nombre de diplômés de master a presque doublé », note Philippe Lemistre, chercheur au Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), dans « L’enseignement supérieur en recomposition : entre institutions et parcours éducatifs », numéro 89 de la revue Lien social et Politiques (2022). Selon l’Insee, ils étaient 140 000 en 2020 contre 57 000 en 2005. La hausse des effectifs n’a pas seulement concerné l’université, mais aussi les écoles de commerce − le nombre de diplômés a été multiplié par 2,4 entre 2000 et 2015 − et d’ingénieurs (+ 37 %), qui délivrent des diplômes à bac + 5. Non sans répercussions sur l’entrée dans la vie active.
Les enquêtes « Génération » du Céreq offrent, sur ce point, de précieuses grilles d’observation. Depuis 1998, le centre interroge, à intervalles réguliers, un large échantillon de jeunes adultes trois ans après leur sortie du système éducatif, la dernière enquête datant de 2020 (jeunes sortis du système scolaire en 2017). Sur le long terme, Philippe Lemistre confirme au Monde observer une augmentation du taux de chômage et une baisse du taux de cadres parmi les diplômés de master. Pour la génération 1998, le taux de cadres parmi l’ensemble des diplômés de master était de 56 %, il est de 49 % pour celle de 2017. Le taux de chômage des bac + 5 était de 5 % en 1998 contre 9 % pour la génération 2017.
« Vision idéalisée de la recherche »
Les enquêtes font aussi apparaître une hiérarchie très nette entre filières. Dans la génération 2017, le taux de chômage est de 6 % pour les diplômés d’écoles d’ingénieurs, 9 % pour ceux d’écoles de commerce, 10 % pour ceux de master de lettres, sciences humaines et sociales (LSHS). Les différences s’agissant du taux de déclassement, qui concerne les diplômés n’occupant pas un emploi de cadre trois ans après la fin de leurs études, sont encore plus spectaculaires : ce taux est de 41 % pour les masters LSHS, 28 % pour les masters en sciences et techniques, 26 % pour les écoles de commerce et 9 % pour les écoles d’ingénieurs.
Ces difficultés contribuent à l’inadéquation fréquemment observée entre les études réalisées par les jeunes et les emplois qu’ils occupent. De tous les diplômés de master, moins de la moitié va travailler dans son domaine de spécialité, relève Philippe Lemistre. Charles (qui a souhaité garder l’anonymat), 29 ans, a été poussé par sa mère à suivre de longues études, la garantie à ses yeux de trouver un bon boulot. Après une tentative infructueuse en fac de médecine, puis une licence en biomédical, il a passé un master en neurosciences cognitives à Bordeaux, avant de s’inscrire en doctorat au Centre de recherches interdisciplinaires de Paris (l’actuel Learning Planet Institute). Puis d’abandonner après quelques mois.
« J’avais une vision idéalisée de la recherche, qui est en réalité un secteur très compétitif, mal payé et offrant peu de débouchés. Je dirais que 80 % du temps d’un chercheur est consacré à faire des demandes de subventions pour financer son travail », fait valoir Charles. Aujourd’hui, le jeune homme est chef de projet dans le social et s’il n’a pas « galéré », comme il le dit, à trouver un boulot, c’est aussi grâce à un cadre familial très aidant et un bon réseau amical. Malgré tout, « les études ouvrent des portes et un bac + 5 donne une légitimité quand on postule à des postes de cadre », reconnaît-il.
Si la massification de l’accès à l’enseignement supérieur s’est traduite par un accès plus important des enfants des classes populaires aux diplômes de bac + 5, elle a aussi encouragé « des logiques de plus en plus discriminantes en termes d’origine sociale et de genre », ce que Philippe Lemistre appelle « la démocratisation ségrégative ». Dans la mesure où le nombre d’années d’études après le bac n’est plus un critère absolu de distinction, il faut, pour les enfants des classes sociales supérieures, trouver d’autres façons de sortir du lot. Cela passe par les choix de filières, de spécialités, d’écoles, d’expériences à l’étranger, etc.
Année de césure
Parmi les nouvelles stratégies développées pour se démarquer de la masse des bac + 5 : le double cursus en master. Une tendance lourde qui concerne plus d’un diplômé de master sur dix, selon M. Lemistre. Titulaire d’un master en marketing et communication, et après plusieurs mois d’une recherche d’emploi restée infructueuse, Célia (qui a préféré garder l’anonymat), 23 ans, se pose sérieusement la question de reprendre ses études pour suivre un master spécialisé. Depuis mai 2023, la jeune femme a envoyé plus d’une centaine de candidatures. Elle a essayé de mettre en valeur les nombreux stages effectués au cours de sa scolarité et de ses années d’alternance en entreprise, mais la concurrence est rude. « A chaque annonce publiée, c’est cent candidatures envoyées dans l’heure, se désole-t-elle. Et puis les salaires proposés sont bas pour le niveau demandé : je vois des offres à 30-34 k [de 30 000 à 34 000 euros] par an à Paris où, pour louer un appartement, il faut gagner au moins trois fois le prix du loyer ! » Célia voit bien la différence avec le niveau de vie de ses parents. Son père, entrepreneur, qui n’a pas eu son bac, mais a fait trois années de formation supérieure, et sa mère, directrice comptable diplômée d’un master, gagnent très bien leur vie.
Autre phénomène en train d’émerger chez les bac + 5 : l’augmentation du nombre de jeunes s’accordant une année de césure. Les motivations sont diverses : voyager, « muscler » son CV ou encore prendre du temps pour réfléchir à une réorientation. « Après la césure, on voit de plus en plus de jeunes reprendre leurs études pour faire des formations parfois à un niveau inférieur à leur bac + 5 mais dans un secteur qui leur plaît », poursuit le chercheur du Céreq, qui rappelle les inégalités à l’œuvre derrière ces évolutions : « Quand le système se complexifie, ce sont toujours les mieux informés qui s’en sortent le mieux. C’est une prime aux classes supérieures. »
Enfin, les tendances de fond observées au niveau des masters ont des conséquences sur l’enseignement supérieur en général. « J’utilise souvent l’image de la file d’attente, conclut M. Lemistre. Les problèmes se déplacent : quand la situation se dégrade au niveau des bac + 5, elle se dégrade plus encore pour ceux qui sont en dessous. Plus on augmente le nombre des bac + 5, plus ils vont prendre les places des bac + 3. »
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