« La gauche a intérêt à reconnaître la production d’idées, la stratégie électorale et le modèle d’organisation comme indissociables »
Tribune
Pierre-Nicolas Baudotn Politiste
Ces derniers mois ont vu le retour en politique des références à la social-démocratie. Sa signification a cependant sensiblement évolué depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Née d’une indignation face à l’ordre social, la social-démocratie s’est inscrite dans le dernier tiers du XXe siècle au rang des gestionnaires de la mondialisation capitaliste.
A mesure que nombre de partis socialistes revendiquaient leur capacité à intégrer les contraintes budgétaires de l’Etat et à exercer durablement le pouvoir, la référence à la social-démocratie s’est moins située sur un plan doctrinal que stratégique. Ainsi se réduit-elle souvent aujourd’hui à invoquer une « gauche de gouvernement » face à une gauche « de rupture », décrite comme sectaire et dangereuse – quitte à faire abstraction de ses propres inclinations néolibérales.
Le retour de cette référence a cependant le mérite de faire remarquer une absence : alors que les partis sociaux-démocrates ont historiquement été une émanation du mouvement ouvrier et que souvent les syndicats et les mouvements sociaux en ont été des alliés objectifs, la question des rapports de la gauche à la société et des formes d’organisation pour les permettre n’est que rarement posée.
Des partis repliés sur eux-mêmes
« France des bourgs » contre « France des tours », dialogue avec le nouveau gouvernement ou censure, destitution d’Emmanuel Macron… la rentrée politique n’a pas été avare, à gauche, de débats stratégiques. Cette même gauche se révèle cependant moins diserte quant à ses propres formes d’organisation. De même, si l’appel incantatoire à « produire des idées » est une figure rituelle du commentaire politique, la capacité des partis à faire vivre ces idées, à les capter ou à les porter est peu interrogée. Il est admis que les partis se chargent de faire apparaître aux groupes sociaux leurs intérêts communs. Cependant, la question relative au moyen de s’adresser à ces groupes – de se rendre visible à eux, de les concerner et de leur témoigner de ce qu’un engagement de gauche peut signifier – paraît tristement secondaire.
Pourtant, en politique les questions sont souvent plus importantes que les réponses. Or, les travaux de science politique s’accordent pour donner une image guère reluisante des partis, à laquelle la gauche n’échappe pas. Ils inspirent une forte défiance dans l’opinion et sont décrits comme des entre-soi professionnalisés et repliés sur eux-mêmes, où se côtoient élus, collaborateurs d’élus et aspirants à l’élection, selon des normes qui leur sont propres.
Les accords de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), puis du Nouveau Front populaire (NFP) ont constitué des innovations salvatrices pour la gauche, qui a pu obtenir ou conserver des groupes à l’Assemblée nationale et sans doute maximiser ses résultats. Pour autant, ils n’ont pas modifié l’organisation des partis. En maintenant les groupes parlementaires, ils ont prolongé les logiques partisanes et les mécanismes de différenciation qui en découlent. Mécaniquement, les deux accords héritent d’un destin similaire : en période d’élections, les partis ont intérêt à l’union et à la maximisation des sièges obtenus ; après, chacun devant faire la preuve de son poids dans le rapport de force, les différenciations reprennent.
Si cette trajectoire résulte de la présidentialisation du régime et de l’instabilité du paysage politique depuis 2017, elle renvoie également aux limites d’une forme partisane vilipendée, mais peu débattue. La gauche aurait pourtant tout intérêt à reconnaître la production d’idées, la stratégie électorale et le modèle d’organisation comme indissociables.
Certes, on se réjouira toujours que de nouvelles idées émergent, mais on peut également reconnaître que la gauche n’en manque pas, à condition qu’elle regarde du côté des syndicats, des mouvements sociaux ou des collectifs qui s’adonnent à penser de nouvelles recettes politiques. La question n’est donc pas celle de sa faculté à s’imposer, par en haut, à ces espaces, mais celle de sa capacité à s’y inscrire tant pour profiter de leurs dynamiques que pour apparaître concrètement aux acteurs qui s’y trouvent.
Assurer le lien entre la société et l’Etat
C’est un fait que les transformations socio-économiques du XXe siècle, et leurs effets sur le développement de nouvelles formes d’organisation du travail, n’ont pas été porteuses pour la permanence d’une conscience collective favorable à l’ancrage social d’une pensée de gauche. De plus, si ces évolutions ont donné naissance à de nouveaux groupes sociaux dominés, elles ont également suscité des réactions libérales, réactionnaires ou les deux à la fois. Ces constats rendent d’autant plus indissociables les appels au travail doctrinal et le souci d’une refonte organisationnelle destinée à penser les partis depuis la société, et non au-dessus d’elle.
L’histoire de la gauche démontre que, même au meilleur de sa forme, les mouvements de contestation ou d’émancipationn’ont pas procédé des partis, mais y ont abouti – lui permettant de se placer auprès de groupes sociaux en expansion numérique. La méfiance que suscitent les partis est moins liée à une forme partisane générique, qu’à son état actuel. Si, du fait de leur professionnalisation, le lien entre les partis et l’Etat s’est renforcé, celui avec la société est abîmé. Ce constat impose de repenser la capacité à assurer un lien à double sens entre la société et l’Etat.
Pour cela, la gauche devra admettre de se poser un certain nombre de questions, parmi lesquelles celle de son rapport à la démocratie sociale, de la place à conférer à un militantisme qui a changé mais qui demeure, d’une organisation qui considère le pluralisme et la délibération collective sans hypothéquer l’unité, de la sociologie de ses représentants ou encore de son inscription dans le monde du travail. Ce travail suppose de déconstruire la distinction entre idées et structures, pour mieux mesurer leur imbrication et l’indissociabilité du projet politique et de l’organisation collective.
Pierre-Nicolas Baudot est docteur en science politique. Il est l’auteur d’une thèse sur le Parti socialiste et la politisation de la question des immigrés (1971-2017).