Budget 2025 : « La contradiction entre l’économique et le politique est flagrante »
Jupiter s’est transformé en marionnettiste. Jusqu’à trouver le nom d’un premier ministre, il a joué à organiser la vie parlementaire à la place des députés, sans avoir besoin de leur demander leur avis. Son projet est clair : donner l’impression d’avoir compris les demandes des citoyens, mais, en fait, ne rien changer par rapport aux lignes rouges définies par ses priorités de 2017. Les marchés financiers se comportent comme s’ils anticipaient qu’aucun changement majeur n’interviendrait et que la stratégie économique d’Emmanuel Macron va finalement se poursuivre. La nomination de Michel Barnier les confirme dans ce pronostic. Que d’erreurs de jugement !
Il n’a été question que de trouver une personnalité charismatique qui rendrait possible l’impossible, tout à fait indépendamment d’une discussion sur l’orientation stratégique du nouveau gouvernement. L’entonnoir imaginé par ses conseillers s’est avéré en fait déboucher sur un cercle vicieux, car le président a d’abord soupesé la candidature d’une personnalité de la société civile, puis de la gauche, pour finalement choisir un premier ministre de droite.
Il faut aussi se souvenir que la décision inopinée de dissoudre l’Assemblée était fondée sur l’anticipation d’un vote de défiance à l’occasion du budget 2025. Ce qu’il aurait été possible de faire, grâce à de discrets contacts tout au long de l’été afin de forger des alliances, est devenu encore plus difficile, compte tenu du rétrécissement de l’ancienne majorité relative, aujourd’hui divisée. On pouvait espérer mieux de la clarification politique annoncée par Emmanuel Macron en juin.
Cette tripartition de l’espace politique bloque l’émergence d’une majorité, car aucun des trois programmes annoncés lors des élections législatives n’est à même de surmonter les faiblesses structurelles de l’économie française. Malgré un vigoureux soutien aux entreprises, la politique du gouvernement n’a pas créé un retour de la croissance, refondant ainsi la possibilité d’un jeu à somme positive et croissante. La contradiction entre l’économique et le politique est flagrante : selon des modalités diverses, les citoyens ont exprimé des demandes économiques et sociales qui ne peuvent être satisfaites du fait de l’épuisement du régime de croissance. C’est la raison pour laquelle le blocage politique est aussi l’expression de l’affaiblissement progressif de l’économie française.
Trois contradictions
Depuis la crise due au Covid-19, l’explosion de la demande des laissés-pour-compte et, finalement, l’irruption d’une guerre de haute intensité aux portes de l’Europe qui précipite la demande de souveraineté, sans oublier la révolte du monde paysan, sont autant de crises qui ont été surmontées par un recours à l’endettement public. Les dépenses d’avenir ont été sacrifiées et cela limite beaucoup les marges d’autonomie des gouvernements de tous bords : continuer à baisser la fiscalité ou l’alourdir ? Autant de doutes quant à la crédibilité de la trajectoire française que la Commission européenne a demandé de corriger.
Emmanuel Macron peut-il convertir un doyen de la politique française et européenne en un premier de cordée – ce que Michel Barnier dément être, car lui connaît la montagne – et le parti Les Républicains, divisé et moribond, en un phénix renaissant de ses cendres ? C’est prétendre trouver une solution à une équation qui n’en a pas, car trois contradictions se renforcent l’une l’autre.
D’abord, une logique typiquement politicienne mène la danse, car les acteurs majeurs pensent déjà à la prochaine étape, à savoir une nouvelle élection législative à partir de juin 2025, une élection présidentielle prématurée ou au terme de 2027. Ils laissent à d’autres la responsabilité d’imaginer puis de mettre en œuvre des stratégies capables de surmonter l’imbroglio créé par la décision de dissolution de l’Assemblée nationale. C’est prolonger l’illusion nourrie par Emmanuel Macron en 2017 : une personnalité hors du commun suffit à créer une nouvelle configuration politique. Hélas, le contexte n’est plus le même : le Rassemblement national (RN) est aux portes du pouvoir, car il a prospéré sur le terreau de l’élitisme du président.
Ensuite, dans l’espace politique, les trois élections ont premièrement exprimé le rejet d’Emmanuel Macron, tant pour l’orientation de sa politique que la verticalité de son exercice du pouvoir. Deuxièmement, elles ont confirmé l’accélération de l’implantation du RN devenu le premier parti en termes de votes. Troisièmement, le second tour des élections législatives enregistre la surprenante résurrection du front républicain que l’on croyait impossible. Ces votes successifs, qui visaient à dégager une majorité dotée d’un projet politique cohérent, ont au contraire débouché sur la fragmentation et l’anomie de l’Assemblée nationale.
Brutale défiance
Enfin, l’autonomisation de la classe politique par rapport à la société l’a éloignée de la prise en compte du contexte tant économique – comment améliorer le niveau de vie des Français alors qu’a chuté la productivité depuis 2020 sans le faire à crédit ? – que financier, car il faut répondre aux injonctions de Bruxelles et aux attentes des acheteurs étrangers de la dette publique française. En outre, il ne faut pas abuser de la protection de l’euro et de la patience des partenaires de la France. Ce sont autant d’incitations à oublier les demandes des citoyens et à accélérer la dramatique perte de légitimité des politiques, voire des institutions mêmes de la Ve République, qui ont permis un exercice solitaire et aventureux du pouvoir.
La situation est périlleuse car le gouvernement de Michel Barnier devra naviguer entre deux écueils. Soit le projet de budget 2025 accorde la priorité au rétablissement des comptes publics et il devra faire face à l’explosion des luttes sociales. Soit il répond à une partie des demandes exprimées par les citoyens et il laisse filer les déficits, public et extérieur. Une brutale défiance des financiers rappellera alors la classe politique à son devoir : œuvrer à la restauration de la paix sociale grâce à la négociation d’un nouveau compromis assurant la viabilité et la légitimité d’un régime socio-économique à explorer et inventer.
Il est un enseignement majeur de l’analyse historique des crises : si les institutions n’autorisent pas un mode de régulation viable, ce sont les marchés qui sonnent la fin des illusions politiques.
Robert Boyer est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), économiste à l’Institut des Amériques