Opérations « Place nette » contre le trafic de drogue : des tensions avec les acteurs de terrain
Une nouvelle action antistupéfiants, orchestrée par Gérald Darmanin en personne sur le terrain, a été organisée dans le Nord, lundi. Mais le doute sur l’efficacité de ce dispositif gagne une partie des policiers, des parlementaires et des magistrats.
Par Antoine Albertini, Abel Mestre et Thomas Saintourens (envoyé spécial à Roubaix (Nord))
Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, durant une opération « Place nette XXL » contre le trafic de drogue, à Roubaix (Nord), le 25 mars 2024. DENIS CHARLET / AFP
Le plan de bataille a été scotché sur le capot d’une voiture de police garée dans une rue de Roubaix (Nord) aux façades de brique rouge. Devant un auditoire de gradés et de caméras de télévision, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, joue au général de campagne, posté devant cette carte de l’agglomération lilloise surmontée du titre : « Opération “Place nette XXL” dans le Nord ». L’ancien maire de Tourcoing (Nord) est familier du territoire. L’opération du jour a commencé quelques heures plus tôt, lundi 25 mars, dès l’aube, sur plusieurs points de deal de Lille, de Roubaix et de Tourcoing.
Le commissaire Thierry Courtecuisse est au rapport. Le directeur interdépartemental de la police dans le Nord souligne qu’en cette fin de matinée déjà « 75 % des objectifs ont été atteints », avec 74 interpellations, ainsi qu’une saisie de 500 grammes d’héroïne, de quatre armes et de 70 000 euros d’avoirs. L’opération, qui mobilise plus de 900 agents, « a été préparée dans le plus grand secret pendant plusieurs mois », précise le ministre. Selon nos informations, les lieux, les objectifs comme le volume des interpellations ont été décidés au sein même du cabinet de M. Darmanin, une pratique qui fait tousser dans les parquets locaux, théoriquement chargés de conduire l’action pénale.
Sur la carte posée sur le capot, des pictogrammes figurent les objectifs prioritaires. Des silhouettes de bagnards symbolisent les individus à interpeller – ils sont 850 attendus par le ministère, à travers la France. Des feuilles de cannabis vertes localisent les points de deal à éradiquer ; des maisonnettes stylisées, les commerces à contrôler – au total, 59, comme le numéro du département.
Tests salivaires
Le volet lillois de ces opérations antistupéfiants, largement médiatisées, ratisse plus large que les substances illicites. Selon la préfecture et les responsables de la gendarmerie, elles ont aussi permis de mettre au jour des affaires de vols de véhicules, de cambriolages, d’incivilités diverses (graffitis…), ainsi qu’un « trafic d’animaux exotiques » – la découverte de plusieurs servals. « Une bonne manière de gonfler artificiellement le bilan de ces opérations », ironise un commissaire de police, « pas hostile à la méthode, à la condition d’occuper le terrain plus longtemps, en coordination avec les élus et les acteurs sociaux ».
Lundi matin, Gérald Darmanin n’a pas eu à partager l’affiche avec le ministre de la justice, Eric Dupond-Moretti, ou Emmanuel Macron, invité de dernière minute à Marseille, le 19 mars. Une façon de reprendre à son compte ce moment politique des « places nettes », qui scande aussi les dernières semaines avant les élections européennes du 9 juin. Le ministre de l’intérieur en a profité pour dévider son argumentaire, notamment son intention de se montrer, grâce à des évolutions législatives, « plus dur avec les consommateurs », qu’il considère « souvent issus de la classe bourgeoise ». En visite à Lyon, vendredi 22 mars, il avait évoqué la possibilité d’autoriser les forces de l’ordre à pratiquer des tests salivaires sur la voie publique afin de verbaliser les consommateurs.
Il reste que la multiplication de ces opérations fait débat au sein même de la police, entre adeptes d’une lutte contre le trafic de drogue concentrée sur les points de deal, au plus près du terrain, et partisans du traitement prioritaire du « haut du spectre », c’est-à-dire la décapitation des réseaux grâce à des enquêtes au long cours visant les narcobarons, qui gèrent leurs affaires depuis l’étranger.
Ces deux approches sont complémentaires, mais les modestes résultats engrangés après l’opération marseillaise des 18 et 19 mars – 900 policiers engagés et 22 kilos de produits stupéfiants saisis – ont singulièrement contrasté avec les volumes enregistrés lors d’opérations bien moins médiatisées, menées la même semaine par des services spécialisés. La frappe chirurgicale plutôt que le « pilonnage » des points de deal : le 18 mars, les douaniers ont ainsi appréhendé 2,7 tonnes de cocaïne dans le port du Havre (Seine-Maritime), à l’intérieur d’un conteneur provenant de Guadeloupe ; les 21 et 23 mars, 887 kilos de drogue (372 kilogrammes de cocaïne et 517 kilogrammes de résine de cannabis) ont été saisis à La Ville-du-Bois (Essonne) et Vierzon (Cher) dans le cadre de deux affaires distinctes traitées par plusieurs brigades de recherche et d’intervention (BRI) et par l’Office antistupéfiants, comme l’a révélé le média en ligne Actu17.
« Enquêtes de fond »
« Les opérations “Place nette” qui mobilisent, de façon ponctuelle, des moyens considérables de policiers sur la voie publique ne peuvent être suffisantes pour endiguer le narcotrafic », a réagi, samedi 23 mars, l’Association française des magistrats instructeurs, selon laquelle « ces actions doivent nécessairement s’accompagner d’enquêtes de fond, de longue haleine, à l’abri des campagnes médiatiques ».
L’organisation d’opérations « Place nette » s’est doublée d’une sourde grogne au sein de la magistrature, où l’on a peu goûté le recadrage, d’abord public puis à huis clos, subi par Isabelle Couderc. Le 5 mars, cette juge d’instruction marseillaise, considérée comme une spécialiste du narcotrafic, avait crûment exprimé, devant la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic, ses craintes que l’Etat ne soit « en train de perdre la guerre » engagée contre le trafic de stupéfiants. En déplacement à Marseille dans les pas de Gérald Darmanin, le 19 mars, Eric Dupond-Moretti avait dénoncé publiquement ces propos et tancé les juges marseillais, pourtant en première ligne, au cours d’une réunion à huis clos – une « boucherie » ou une « soufflante », selon des témoins.
Une version que nie la chancellerie : « C’était un échange prévu notamment pour remercier et soutenir les magistrats et les acteurs de terrain, discuter avec eux des prochaines réformes en matière de criminalité organisée », rappelle-t-on au ministère. Et d’affirmer que « le ministre a en revanche réprouvé les allégations de corruption exprimées par certains magistrats, car elles jettent le discrédit sur les cabinets d’instruction, les greffiers, les policiers, les surveillants pénitentiaires et les avocats. La parole des magistrats est libre, mais celle du ministre l’est aussi. » La Place Vendôme insiste également sur les moyens alloués à la justice à Marseille depuis 2017 : 54 magistrats nommés dans la ville, 80 greffiers et 64 contractuels pérennisés. La juridiction interrégionale spécialisée dans la lutte contre le crime organisé voit aussi ses effectifs augmenter.
Face à l’émotion du corps, le Conseil supérieur de la magistrature recevra cependant prochainement les chefs du tribunal de Marseille et de la cour d’appel d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Cet accroc remet-il en question l’apaisement des relations avec le ministre ? « Cela ne changera pas la normalisation des relations avec le ministre », assure Aurélien Martini, secrétaire général adjoint de l’Union syndicale des magistrats (majoritaire). La présidente du Syndicat de la magistrature (gauche), Kim Reuflet, évoque en revanche une crainte : que M. Dupond-Moretti veuille « maîtriser la parole des magistrats ».
Le rendement des opérations « Place nette » a surtout été pointé dans une déclaration pour le moins inattendue de la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic. Alors que les parlementaires se rendront, jeudi 28 mars, à Valence, épicentre d’une série de règlements de comptes au mois de mai 2023, ils ont accompagné l’annonce de ce déplacement d’un communiqué de presse dénonçant « l’attente de la présentation du nouveau “plan stups”, qui n’est toujours pas rendu public ». Et, surtout, des « doutes sur l’efficacité des opérations “Place nette” ».