Peter Turchin, anthropologue : « Aux Etats-Unis, le mécontentement des classes populaires s’accumule depuis trente ans »
Dans un entretien au « Monde », le professeur à l’université du Connecticut explique comment, à travers l’histoire, certaines constantes, telles que la croissance des inégalités et la « surproduction d’élites », favorisent l’émergence de crises, comme celle observée, aujourd’hui, aux Etats-Unis.
Propos recueillis par Marie Charrel
L’anthropologue Peter Turchin, à Chaplin (Connecticut), en 2023. OLGA TURCHIN/EDITIS
Il y a quinze ans, il prévenait déjà : les Etats-Unis traverseraient sans doute de fortes turbulences politiques dans les années 2020. Il avait vu juste. Anthropologue et professeur à l’université du Connecticut (Etats-Unis), Peter Turchin a accumulé des données sur dix mille ans d’histoire et 700 sociétés, de l’Egypte ancienne à l’Amérique d’aujourd’hui, afin de bâtir un modèle permettant d’identifier les constantes observées dans la prospérité puis l’effondrement des régimes politiques et Etats.
Dans l’ouvrage Le Chaos qui vient. Elites, contre-élites, et la voie de la désintégration politique (Le Cherche Midi, 448 pages, 23 euros), il montre que les grandes crises surviennent lorsque plusieurs dynamiques sont réunies : l’enrichissement excessif des plus aisés, l’appauvrissement des classes populaires et l’apparition d’une élite surnuméraire se déchirant pour le pouvoir. Autant de forces à l’œuvre aux Etats-Unis depuis les années 1970, et, dans une moindre mesure, en Europe.
Donald Trump a remporté la présidentielle le 5 novembre 2024 grâce au mécontentement d’une grande partie des Américains. Quelle est l’origine de la crise que traversent les Etats-Unis ?
Elle a des racines historiques profondes, liées à ce que j’appelle la « pompe à richesse ». Dans les années 1920, les Etats-Unis étaient en crise. Celle-ci a été résolue par le New Deal du président Franklin Delano Roosevelt [élu en 1932], qui a établi un contrat social implicite équilibrant l’intérêt des entreprises et des travailleurs. Ces derniers ont pu se syndiquer et s’organiser pour défendre leurs droits. Les nombreuses réformes de l’époque, dont une forte taxation des hauts revenus, ont également permis au pays de connaître une période de baisse des inégalités et de prospérité sans précédent, en particulier après la seconde guerre mondiale.
Cependant, ce contrat social s’est dégradé dès la fin des années 1970, lorsqu’une nouvelle génération d’élites, qui n’avait pas connu les années 1920, est arrivée au pouvoir avec l’administration Reagan. Celle-ci a réprimé les mouvements de travailleurs, allégé la fiscalité des plus fortunés. Les salaires ont commencé à décrocher par rapport à la croissance, tandis que la part des revenus captée par les plus aisés a crû : la « pompe à richesse » s’est mise en place. Le nombre de super-riches, détenant au moins 10 millions de dollars [9,6 millions d’euros, au cours actuel], est ainsi passé de 66 000, en 1983, à 693 000, en 2019. Les inégalités ont gonflé et, avec elles, le mécontentement.
Cela s’est accompagné, expliquez-vous, d’une « surproduction d’élites ». De quoi s’agit-il ?
Le nombre d’individus aspirant à intégrer l’élite financière ou académique – et accumulant les diplômes pour y parvenir – a considérablement augmenté sur la période. Problème : en face, le nombre de postes de pouvoir auxquels ils peuvent prétendre n’a, lui, pas augmenté. Cela génère une grande frustration et des fractures au sommet de l’échelle sociale, avec l’émergence d’une contre-élite antisystème – celle qu’incarnent Donald Trump ou Elon Musk.
Cette surproduction d’élites est une source de tensions politiques fréquemment observée avant les crises. La contre-élite joue un rôle-clé, car c’est elle qui est susceptible de cristalliser les mécontentements et d’organiser la révolte. Dans l’histoire, cela a notablement été le cas d’avocats en colère : Robespierre, Lénine, Castro…
Pourquoi le Parti démocrate n’a-t-il pas su enrayer le creusement des inégalités ?
Les démocrates ont été le parti de la classe ouvrière jusqu’aux années 1980 et une partie des années 1990, mais ils ont progressivement perdu cette base. Aujourd’hui, ils ne représentent plus les travailleurs. Seule l’aile la plus à gauche du parti, incarnée par Bernie Sanders, mesure l’ampleur du problème, mais son influence est restreinte.
L’administration Biden a néanmoins tenté de corriger le tir, en soutenant les syndicats et en musclant la politique industrielle. Mais cela a été trop peu, trop tard. Surtout, même si l’inflation est désormais sous contrôle, elle a laissé des traces. Il faudra des années pour que la hausse des salaires la compense. Ce, alors que le mécontentement des classes populaires, qui en ont le plus souffert, s’accumule depuis trente ans.
Comment interrompre la « pompe à richesse » ?
Rééquilibrer le système nécessite une série de mesures qui doivent être décidées collectivement, par le processus politique. Dans les grands principes, il convient d’abord de redonner aux travailleurs la capacité de s’organiser pour faire valoir leurs droits et de ramener des emplois bien rémunérés aux Etats-Unis.
Une meilleure redistribution des gains de la croissance vers les classes populaires passe également par une fiscalité nettement progressiste. Aujourd’hui, elle est, à l’inverse, très régressive : les classes moyennes paient l’essentiel des impôts, auxquels les plus aisés échappent largement.
Donald Trump promet de réduire encore les impôts pour les plus riches, ce qui creusera le déficit public, déjà vertigineux. C’est une pente dangereuse. Dans l’histoire, la faillite des Etats a été le déclencheur de nombreux troubles.
N’est-ce pas l’inflation qui, chaque fois, engendre le chaos ?
A elle seule, elle ne suffit pas. Elle peut être le déclencheur quand les pressions de long terme – qu’elle alimente aussi –, susceptibles de conduire à la désintégration d’un régime politique, sont déjà en place : « pompe à richesse », appauvrissement des classes populaires et surproduction d’élites. En 1789, la flambée du prix du pain a ainsi exacerbé les tensions sociales en France.
Toutefois, le déclencheur peut prendre d’autres formes. En décembre 2010, l’immolation d’un jeune vendeur de fruits et légumes [Mohamed Bouazizi], en Tunisie, a provoqué « le printemps arabe ». La faillite financière d’un Etat surendetté, on l’a dit, ou l’assassinat d’un dirigeant, peut également mettre le feu aux poudres.
Vous montrez que des forces structurelles comparables ont conduit à la révolte des Taiping en Chine (1851-1864), à la guerre de Sécession aux Etats-Unis (1861-1865) ou encore à la Révolution française de 1789… La nature du régime politique n’a-t-elle pas d’importance dans votre modèle ?
Si, bien sûr. Les institutions démocratiques ont une importance majeure. Elles peuvent permettre une sortie de crise positive et sans violence bien plus facilement qu’une autocratie. Ainsi, le New Deal a été le résultat d’un processus démocratique.
Néanmoins, cela dépend aussi du dirigeant. A la fin du XIXe siècle, Alexandre II [1818-1881] a mené de vastes réformes libérales et sociales dans l’Empire russe, à commencer par l’abolition du servage. A l’inverse, la démocratie peut faillir lorsqu’un mauvais dirigeant est élu, qui fragilise les droits civiques et les grands équilibres. Quel que soit le régime, les élites cherchent toujours à accumuler du pouvoir. En France, en 1789, durant l’Assemblée nationale constituante, elles ont résisté autant que possible pour conserver leurs privilèges.
Aux Etats-Unis, il conviendrait aujourd’hui que les élites abandonnent une partie de leur richesse et de leur pouvoir afin de rééquilibrer la société. Des normes, des processus, une volonté très forte sont nécessaires pour que cela se déroule de façon non violente.
Pourquoi les démocraties sont-elles particulièrement exposées à la ploutocratie ?
Parce que la richesse est synonyme de pouvoir. Le capitalisme a une face sombre. Prenons le cas américain : que font les très fortunés de leur excès d’argent ? Ils financent des politiciens ou achètent des médias, c’est-à-dire de la capacité à influencer les gens, qui est le plus subtil des pouvoirs. C’est la raison pour laquelle un homme comme Elon Musk a acheté Twitter [réseau social qu’il a rebaptisé X] : il s’offre une capacité de persuasion. Voilà comment, peu à peu, lorsque rien ne permet d’éviter cela, une démocratie plonge dans la crise.
A vous écouter, la montée de la violence aux Etats-Unis semble inéluctable…
Mon équipe de recherche, transdisciplinaire, a rassemblé une somme considérable de données pour étudier comment les systèmes complexes, que sont les sociétés, sombrent dans la crise et en émergent. Nos hypothèses de travail dépendent beaucoup des actions de dirigeants spécifiques et de la façon dont différents groupes de population réagissent. Si les bons dirigeants prennent les bonnes décisions, ils peuvent éviter le chaos. Pour revenir à votre question, si quelqu’un prédit aujourd’hui que les Etats-Unis vont sombrer dans la guerre civile ou autre, ne le croyez pas. Personne ne le sait.
Vous travaillez actuellement à appliquer votre modèle à dix autres Etats contemporains, dont la France. Sa situation est-elle comparable à celle des Etats-Unis ?
Nous en sommes au travail préliminaire, mais en observateur extérieur, je crois pouvoir dire que la France est moins avancée que les Etats-Unis sur le chemin du chaos. Parce que les inégalités de richesse et de revenus ont commencé à y augmenter plus tard qu’aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni et n’ont pas atteint le même niveau.
L’épisode des « gilets jaunes » [en 2018-2019] était clairement une expression du mécontentement populaire et une mise en garde. Mais il n’y a pas vraiment eu d’émergence de contre-élites capables de canaliser et de tourner ce mouvement à leur avantage politique, comme Trump l’a fait aux Etats-Unis ou le parti [europhobe] UKIP au Royaume-Uni, pendant la crise du Brexit.
Que dit votre modèle de la Russie, votre pays d’origine ?
Le cas russe illustre un autre sujet : l’importance de la géopolitique. L’Union soviétique s’est effondrée en 1991 et, si l’on résume les choses à grands traits, l’objectif des dirigeants russes est aujourd’hui d’assurer la survie de leur régime face à l’Occident. Voilà pourquoi ils ont déclenché la guerre en Ukraine en 2022. Cela peut sembler étrange, mais le résultat est que la pression des pays occidentaux et de l’OTAN exercée depuis sur Moscou a l’effet d’une force cohésive. Loin de s’effondrer, la Russie s’est solidarisée en interne face à l’extérieur. A cet égard, les sanctions peuvent être contreproductives.
Moscou s’est aussi rapproché de la Chine, également sous la pression des Américains, notamment sur la question taïwanaise. Je ne sais pas ce que les dirigeants politiques occidentaux ont en tête, mais, au lieu d’éloigner la Russie et la Chine, ils les ont poussées l’une vers l’autre.
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« L’appauvrissement des classes populaires conjugué à une “surproduction d’élites” accumulant richesses et pouvoir finit par engendrer un effondrement »
Chronique
La défiance, les coups de griffe aux contre-pouvoirs, les crises économiques tout comme l’accaparement des richesses par les plus puissants érodent les démocraties, écrit Marie Charrel, journaliste au « Monde », dans sa chronique.
Publié le 07 novembre 2024 à 09h00, modifié le 07 novembre 2024 à 14h
Qu’est-ce qui tue les démocraties ? Le lent poison de la défiance et les coups de griffe répétés aux contre-pouvoirs. L’affaiblissement des normes par lesquelles les sociétés tiennent : le respect de l’autre et de sa liberté de pensée, le désir de vivre ensemble, la légitimité des gouvernants. Les crises économiques, encore, qui siphonnent les classes moyennes, cassent les services publics et gonflent les rancœurs. Sans oublier les semeurs de haine, toujours aux aguets, attisant les passions mauvaises – à commencer par la xénophobie. Et puis l’argent, lorsqu’il est excessivement accaparé par un petit nombre au détriment du collectif.
Dans son dernier essai, Le chaos qui vient (Le Cherche Midi, 448 pages, 23 euros), l’anthropologue Peter Turchin, exemples historiques à l’appui, analyse ce qui déclenche la désintégration politique des Etats : à chaque fois, l’appauvrissement des classes populaires conjugué à une « surproduction d’élites » accumulant richesses et pouvoir finit par engendrer un effondrement, une révolution ou une guerre civile, explique-t-il.
Un phénomène observé de façon récurrente aux Etats-Unis, mais aussi, dans une large mesure, en Europe. Dans une interview du 2 novembre, à l’hebdomadaire Télérama, Turchin déplore que le Parti démocrate américain échoue à redevenir le parti de la classe ouvrière – ce que le résultat de la présidentielle du 5 novembre a confirmé –, car, pour cela, « il faudrait que ses bailleurs de fonds et ses dirigeants consentent à un sacrifice financier personnel important, en augmentant leurs propres impôts et en donnant plus de pouvoir aux travailleurs ». Ce à quoi, au-delà des discours, ils ne sont guère prêts.
« L’argent rend névrosé. Lorsqu’elles ont des idées pour changer le monde, les grandes fortunes peuvent payer pour les faire appliquer et s’acheter de l’influence – ce que ne peuvent pas faire ceux qui n’ont pas d’argent. En raison de cela, elles pensent que leurs idées sont supérieures à celles des autres. » Ces propos ne sont pas ceux d’un économiste de gauche, mais… d’une ultra-riche, parlant en connaissance de cause. A savoir, l’Austro-Allemande Marlene Engelhorn, devenue multimillionnaire à 30 ans, en 2022. Elle est l’une des héritières du fondateur du groupe chimique allemand BASF, Friedrich Engelhorn.
« L’excès de richesse est antisocial »
Marlene Engelhorn fait partie de la poignée de millionnaires qui, en Europe ou aux Etats-Unis, militent auprès de leurs Etats pour être plus largement taxés. Parce qu’ils ont conscience que les ultra-riches le sont toujours plus parce qu’ils paient proportionnellement moins d’impôts que les classes moyennes. Parce qu’ils savent que cette inégalité est l’un des poisons qui fait tomber les démocraties.
« L’excès de richesse privée est structurellement lié à la précarité et la pauvreté collectives », constate la jeune femme dans L’Argent. Pouvoir, richesse, injustice (Massot, 154 pages, 18 euros), l’essai qu’elle vient de publier. Elle s’y interroge sur le sens de la richesse et raconte le « marécage de préjugés » dans lequel baignent les familles fortunées, leur culture du secret, la façon dont elles font sécession. « L’excès de richesse est antisocial », y affirme-t-elle.
Désireuse de joindre la parole aux actes – et puisque son gouvernement n’est guère décidé à mieux taxer les plus aisés –, elle s’est résolue à redistribuer elle-même sa richesse. Pour ce, elle a réuni mi-2024 cinquante citoyens de tous milieux sociaux en assemblée et les a chargés de verser, après un long processus de réflexion, 25 millions d’euros à une série d’ONG. « Ce fut un gros travail pour lequel tous se sont impliqués avec le sentiment, que pour une fois, leur voix serait entendue, confie Marlene Engelhorn. Preuve s’il en fallait que, lorsqu’ils sont pris au sérieux, de tels instruments de démocratie directe fournissent des résultats incroyables. »
Elle regrette au passage que, lorsqu’ils testent eux-mêmes ce genre d’instruments, à l’exemple des cahiers de doléancesrédigés par des Français pendant la crise des « gilets jaunes » de l’hiver 2018-2019, trop de gouvernements n’en font rien. Ecouter le peuple, lui redonner du pouvoir, redistribuer : il n’en faudra pourtant pas moins pour éviter, comme le redoute Peter Turchin, le chaos qui vient.
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Aux Etats-Unis, un système fiscal inique
ÉDITORIAL
Le Monde, 10 juin 2021
Alors que les pays du G7 se sont accordés sur la mise en place d’un impôt minimal mondial sur les multinationales, les révélations du site d’investigation « ProPublica », selon lesquelles les milliardaires américains payeraient moins d’impôts que le reste de la population, relancent le débat sur la taxation des plus riches dans le pays.