JustPaste.it

Les éditions L’Harmattan déchirées par un conflit familial

Denis Pryen, le fondateur de la maison d’édition indépendante, spécialiste des sciences humaines et de la francophonie, a porté plainte contre son neveu. Il l’accuse d’avoir pris le contrôle du groupe à son insu et d’avoir utilisé ses ressources financières à son profit.

Par Jérôme Lefilliâtre

 

Denis Pryen, fondateur de la maison d’édition L’Harmattan, en 2014. 

 Denis Pryen, fondateur de la maison d’édition L’Harmattan, en 2014. MAX ROSEREAU /VOIX DU NORD/MAXPPP

 

A l’approche du cinquantième anniversaire des éditions L’Harmattan, institution spécialiste des sciences humaines et de la francophonie qu’il a cofondée en 1975, Denis Pryen se préparait à célébrer l’étonnante pérennité de sa petite maison indépendante. Mais la fête s’annonce mal : c’est devant les tribunaux que l’homme, âgé de 85 ans, s’apprête à passer les prochains mois. Car il dénonce la captation de son entreprise par son propre neveu, Xavier Pryen. « Il s’est rendu propriétaire d’un groupe valorisé à 15 millions d’euros sans mettre un seul euro. Il a siphonné l’argent et maintenant il veut vendre. L’Harmattan va dans le mur », s’indigne Denis Pryen dans son appartement parisien du Quartier latin.

Mercredi 13 novembre, l’éditeur a adressé à la procureure de Paris une plainte contre X pour plusieurs motifs dont « abus de biens », « escroquerie », « abus de faiblesse » et « faux et usage de faux ». Cette plainte est « en cours de traitement »,fait savoir le parquet de Paris. Consultée par Le Monde, elle dénonce « une entreprise massive et systématique de pillage du groupe L’Harmattan, par des actions conçues, concertées et indivisibles entre elles et sciemment conduites sur la durée, qui devaient aboutir finalement à la cession d’un groupe d’édition et d’activités culturelles emblématique du monde éditorial français, gravement affaibli ». Par ailleurs, une procédure est également en cours devant le tribunal de commerce de Paris. Une audience a eu lieu le 15 novembre, dont la décision a été mise en délibéré.

 

Sollicités, Xavier Pryen et son avocat, MMarc Delassus, également visé en tant que complice, n’ont pas souhaité s’exprimer en détail. « Ma priorité absolue, comme président du groupe, vigilant de ses intérêts et de ceux des équipes, est d’être sur le pont et de continuer de porter l’élan nécessaire à l’activité et l’organisation de l’entreprise, dans une phase ardente de reconfiguration et d’adaptation au marché », se contente de déclarer Xavier Pryen.

Un modèle économique singulier

Les éditions L’Harmattan (environ 8 millions d’euros de chiffre d’affaires par an) ont été créées il y a un demi-siècle pour accompagner les mouvements tiers-mondistes et donner une voix aux cultures du Sud. Particulièrement intéressée par le monde francophone, et notamment l’Afrique, la maison publie, en très grande quantité, de la littérature, des ouvrages de sciences humaines et des travaux de recherche – des écrits souvent ultra-spécialisés, au lectorat confidentiel.

Son modèle économique est singulier, parfois décrié : les auteurs sont rémunérés seulement, et faiblement, à partir du 501e exemplaire vendu. Ce qui revient pour beaucoup à ne pas toucher de droits d’auteur, l’enjeu primordial étant d’être publié. « C’est une maison d’édition universitaire internationale, une référence dans le monde », commente le philosophe Jacques Poulain, l’un des 250 directeurs de collection qui sélectionnent les textes publiés.

 

Pour comprendre l’affaire qui secoue aujourd’hui cette institution, il faut remonter à l’année 2006. Affaibli par un cancer, Denis Pryen choisit de concentrer ses forces sur le travail éditorial et de transmettre la direction de L’Harmattan à Xavier Pryen. « C’est le fils de mon frère Jacques, avec qui je m’entendais à merveille et en qui j’avais toute confiance », raconte Denis Pryen. Chef d’entreprise, son neveu est nommé président de HDP, la société holding détenant la maison d’édition parisienne.

A cette place, selon le récit de son oncle, Xavier Pryen se serait rendu propriétaire du groupe avec une série d’opérations financières dont le fondateur n’aurait pas mesuré les implications. La première intervient en 2011, quand HDP rachète, pour 2 millions d’euros, une société appartenant pour moitié à Xavier Pryen. Sofip a peu de choses à voir avec l’édition : elle gère des aires de jeux pour enfants. Et elle ne semble pas alors au mieux de sa forme, sortant de deux exercices de perte nette (près de 1,9 million d’euros cumulés).

« Denis Pryen a signé en confiance »

Xavier Pryen a-t-il cherché à se débarrasser d’une activité déclinante en la faisant absorber par un groupe prospère ? S’abstenant de percevoir la somme de 1 million d’euros qui lui revient, il préfère l’inscrire en créance en compte courant de HDP et la convertir en capital le 28 février 2012. Le voici propriétaire de 10 % de la holding de L’Harmattan, à travers des actions dotées de droits de vote quadruples, qui lui donnent 30 % des pouvoirs.

S’ensuivront, au fil des années, plusieurs augmentations de capital réservées, attributions d’actions de préférence et distributions de dividendes mis en réserve qui aboutiront à donner au président de HDP le contrôle de 65 % du groupe et le droit à 85 % des dividendes, le maigre solde restant entre les mains de Denis Pryen et de son fils Guillaume.

 

Pour le fondateur, cette « expropriation », réalisée grâce à des actes officiels votés en assemblée générale, s’est faite à son insu. Comment est-ce possible ? Denis Pryen assure que des faux imitant sa signature ont été commis. Mais il reconnaît aussi – sa faiblesse dans le dossier – qu’il a validé certaines propositions sans y prêter attention. « Nous publions 2 500 livres par an. Au quotidien, on est pris par la nécessité de faire tourner la machine », se justifie-t-il.

« Denis Pryen a signé en confiance, parce qu’il avait affaire à son neveu et à l’avocat historique du groupe. C’est un intellectuel, pas un gestionnaire. Il aurait dû être plus attentif, mais on l’entretenait dans une croyance trompeuse », avance MJean-Pierre Gastaud, son conseil. Denis Pryen se serait seulement rendu compte qu’il était devenu minoritaire au capital à l’automne 2023, lors de la vente par HDP (pour 7,3 millions d’euros) du Lucernaire, un théâtre parisien qu’il avait racheté en 2004.

Recherche de « repreneurs constructifs »

D’autres actes de gestion de Xavier Pryen sont dénoncés par le plaignant, qui les juge contraires à l’intérêt de L’Harmattan. C’est notamment le cas d’une « convention de prestation de services » signée en 2013 entre HDP et une société personnelle de Xavier Pryen, par laquelle ce dernier aurait touché 354 000 euros de rémunération annuelle supplémentaire. Il lui est également reproché d’avoir utilisé les ressources de la maison d’édition pour acheter, par le biais de sociétés civiles immobilières, des biens immobiliers dont HDP avait l’usufruit et lui-même la nue-propriété à titre individuel. Le préjudice est estimé par MGastaud à plus de 4 millions d’euros.

Pour Denis Pryen, cette gestion « délictueuse » a asséché les capacités financières du groupe et menace son avenir. Il insiste sur la volonté de « démantèlement » de son neveu, illustrée par la cession du Lucernaire, prélude à une vente complète. De fait, dans un courriel adressé en janvier aux directeurs de collection, Xavier Pryen a indiqué qu’il souhaitait quitter son poste « d’ici à septembre 2024 » – projet non réalisé à ce jour – et trouver des « repreneurs constructifs ».

 

Plusieurs dizaines de directeurs de collection et d’auteurs de L’Harmattan se sont réunis en association pour soutenir Denis Pryen, le Collectif Harmattan. « Tout ce qui intéresse Xavier Pryen, c’est de partir avec la caisse. Nous craignons qu’il vende L’Harmattan à quelqu’un qui ne comprend pas les enjeux et que cette maison soit détruite », commente Jacques Poulain, le président de ce collectif. « L’Harmattan est un modèle unique dans l’édition, qui publie des travaux universitaires publiés nulle part ailleurs, renchérit Patrick Karam, docteur en sciences politiques et vice-président de ce collectif. Pour nous, il y a une dérive mercantile depuis plusieurs années. L’objectif n’est plus de remplir une mission d’intérêt public, mais de capter l’argent d’une entreprise. »