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Charles Stépanoff, anthropologue : « Notre nature humaine, si elle existe, n’est pas renfermée sur elle-même mais s’ouvre sur l’altérité »

L’anthropologue précise quelques points-clés de sa réflexion sur le fonctionnement des sociétés humaines élaborée dans son essai « Attachements ».

Propos recueillis par Nicolas Weill

 

Un campement tuva, en Sibérie du Sud, en 2002. Photo prise par Charles Stépanoff.

Un campement tuva, en Sibérie du Sud, en 2002. Photo prise par Charles Stépanoff. CHARLES STéPANOFF

 

En rassemblant les résultats de ses enquêtes ethnologiques, l’anthropologue Charles Stépanoff compose avec Attachements une vaste fresque remettant en cause bien des acquis sur l’exceptionnalité humaine et la naissance des sociétés hiérar­chisées. Il répond aux questions du « Monde des livres » dans son bureau parisien, à côté du Collège de France.

 

Vous mettez en question l’idée que l’Etat et la hiérarchisation des ­sociétés humaines soient le fruit du passage à l’agriculture, voire d’une « révolution céréalière ». Quel modèle alternatif proposez-vous ?

Il ne s’agit pas de renverser tous les modèles explicatifs précédents, mais plutôt de les affiner, d’essayer de comprendre si les grands mécanismes qui établissent une corrélation directe entre la culture des céréales et les Etats sont valides. Or, on trouve des sociétés à Etats sans céréales, comme celles des steppes fondées sur le pastoralisme avec un impôt basé sur une ressource sauvage, à savoir les peaux des écureuils et des renards. Le plus grand Etat de la planète, la Fédération de Russie, s’est ainsi édifié sur la ­collecte des fourrures, héritage de la domination mongole, que les Russes ont ­ensuite retournée sur les peuples asiatiques. Les Etats à Hawaï sont fondés sur des économies à base de tubercules ou de cochons, donc sans céréales.

 

Dans Attachements, je développe l’idée que notre nature humaine, si elle existe, n’est pas renfermée sur elle-même mais s’ouvre sur l’altérité. L’émergence des systèmes hiérarchiques passe par une altération des formes d’attachement. Chez les Indiens de la côte nord-ouest des Etats-Unis, par exemple, les nobles sont « hyperattachés » et possèdent l’exclusivité sur les liens avec l’invisible, les esprits de l’ours, du corbeau, des baleines. A l’inverse, à l’extrême bout de ­l’organisation sociale, on trouve les esclaves, qui sont « détachés » au sens où ils n’ont pas accès au monde spirituel et n’ont de rapport au monde que matériel. Selon la terminologie que j’emploie, les esclaves entretiennent un rapport « métabolique » avec le monde, qui relève de l’énergie, tandis que la noblesse acquiert le monopole sur les rapports « intersubjectifs » avec l’invisible ou les autres espèces. Ainsi, la différenciation ne s’opère ni par l’alimentation ni par l’économie, mais par la réorganisation des façons de s’attacher.

 

Comment comprendre, dès lors, l’émergence de la domination ?

On constate que l’homme a certes une tendance hiérarchique, mais également une tendance à l’égalité. On l’observe dans les sociétés humaines qui valorisent le partage et l’équité ; on le voit même chez les petits enfants, et cela a l’air d’être enraciné dans notre psychologie. Il n’en va pas de même avec les autres grands singes, chez qui on voit des formes d’organisation uniquement despotiques, des « mâles alpha » qui s’approprient une grande partie des femelles et toute la nourriture. Ce comportement tyrannique se retrouve en particulier chez les chimpanzés. Le chef, dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, n’est pas celui qui tape ou crie le plus fort, mais celui qui organise le partage et prétend assurer le bien-être grâce à ses relations avec les esprits et les dieux. Les humains ont besoin de s’appuyer sur quelque chose d’autre que le rapport de force interhumain afin d’asseoir des systèmes hiérarchiques pérennes.

 

Dans l’ensemble de votre œuvre, vous insistez sur le rapport à ­l’invisible, aux dieux. Cherchez-vous à retrouver la vérité aussi dans le ­mythe ?

Il ne s’agit pas de considérer que le ­mythe aurait raison sur la science. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt d’observer des convergences entre celui-ci et les recherches les plus complexes, par exemple en génétique, en archéologie ou en botanique, qui nous parlent de coévolution entre les humains et les espèces animales ou végétales ainsi qu’avec les paysages. En réalité, la science académique et la science vernaculaire peuvent renouer des dialogues, parce que chez l’une et chez l’autre il y a une prise en compte des relations écosystémiques.

Dans la pensée mythique, l’« agentivité », l’initiative d’entités autres qu’humaines, est toujours manifeste. D’où le « pacte domestique » conçu comme une forme d’alliance passée entre humains et non-humains, ce qui implique que les premiers ne peuvent outrepasser leurs droits, sinon il y aurait un risque de rupture de ce pacte. Il s’agit d’un engagement réciproque.

 

Concevez-vous votre livre comme une critique de la modernité ?

Oui, et cette critique est présente dans beaucoup de sciences sociales, et en particulier dans l’anthropologie, à cause du simple fait que celle-ci remet en cause ce que l’on croit être des universaux et qui sont en fait des provincialismes de nos sociétés occidentales modernes. Je distingue néanmoins un universel dans ­notre capacité d’adopter et de créer des liens de parenté avec d’autres êtres vivants. Ce côté « pot de colle » des hommes est peut-être plus universel que le langage rationnel, le logos, la raison.

 

Repères

1978 Charles Stépanoff naît à Paris.

1999 Etudes de lettres et de philosophie à l’Ecole normale supérieure.

2001 Il étudie un an à ­l’université Herzen de Saint-Pétersbourg (Russie).

2002 Il commence une série d’enquêtes ethnologiques chez les Touvas et les Khakasses, peuples ­turcophones de Sibérie du Sud.

2007 Thèse sur le ­chamanisme chez les Touvas.

2008 Maître de conférences à l’Ecole pratique des hautes études, à la chaire Religion de l’Asie septentrionale et de l’Arctique.

2019 Voyager dans l’invisible (La Découverte).

2021 L’Animal et la Mort (La Découverte).

2021 Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, ­membre du Laboratoire d’anthropologie sociale fondé par Claude Lévi-Strauss.