Les travailleurs sans papiers désemparés par le gel des régularisations
Le ministre de l’intérieur démissionnaire, Bruno Retailleau, avait promis de réformer la circulaire Valls, qui permet la régularisation depuis 2012 de quelque 30 000 personnes par an, mais associations et syndicats dénoncent un blocage de fait.
Par Julia Pascual
Saunia Mirante Gueyo Tagne, 35 ans, Camerounaise, avec sa fille Maëlle, 5 ans, à Versailles, le 6 décembre 2024. CAMILLE MILLERAND/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
« Il y a des jours, on se couche mais on ne dort pas. » Ces jours-là, Saunia Mirante Gueyo Tagne pense à ce qu’elle aurait pu faire « si la chance [lui] avai[t] souri ». Elle aurait repris des études, cherché un travail « digne ». Mais cette Camerounaise de 35 ans, en France depuis 2018, est sans papiers. Et la précarité de cette situation administrative lui donne le sentiment de ne pas vraiment « exister ».
L’instabilité politique, les premiers effets de la loi Darmanin de janvier 2024, l’annonce d’un durcissement par le ministre de l’intérieur démissionnaire, Bruno Retailleau, ont jeté un voile d’incertitude sur les perspectives de régularisation de nombreux étrangers. Plusieurs organisations, parmi lesquelles la CGT, la Ligue des droits de l’homme, la Cimade ou le Syndicat de la magistrature, appelaient à des manifestations et des rassemblements les samedi 14 et mercredi 18 décembre pour dénoncer la politique migratoire à l’œuvre, notamment envers les sans papiers.
« Voir ma fille Maëlle grandir, ça me donne du courage, raconte Saunia. C’est la seule fierté que j’ai. » Il y a six ans, alors qu’elle venait d’accoucher à Créteil (Val-de-Marne), une aide-soignante occupée à lui changer les pansements de sa césarienne a remarqué qu’elle n’avait pour sous-vêtement qu’une seule et même culotte. Elle a voulu l’aider.
Par une succession de petits coups de pouce et de rencontres, Saunia a atterri dans le salon de l’appartement d’Etienne et Marie-Noëlle Pinte. Lui est ancien député (1988-2012) et maire (1995-2008) UMP de Versailles. Tous deux sont engagés auprès des personnes migrantes depuis quarante ans. Saunia a commencé à faire quelques heures de repassage au domicile du couple, déclarées en chèques emploi-service. Et puis elle a fini par trouver un emploi à temps plein dans une école privée du Val-de-Marne. Elle s’y occupe du ménage, de la cantine. Pour 1 440 euros par mois, elle se lève tous les jours à 5 h 30. C’est une amie du centre Emmaüs où elle est hébergée qui dépose sa fille Maëlle à l’école. Elle la récupère à 18 heures. Parfois, Maëlle demande à sa mère : « Quand est-ce que j’aurais ma chambre ? Quand est-ce qu’on aura une maison ? » « Je lui explique la situation mais, quelques jours après, elle me redemande : alors, tu as les papiers ? »
Depuis 2020, et comme il le fait pour d’autres étrangers en situation irrégulière, Etienne Pinte écrit à la préfecture du Val-de-Marne pour appuyer la demande de titre de séjour de Saunia. Il a conservé les nombreux courriers de relance restés sans réponse. En août, Saunia a enfin pu déposer son dossier de demande de régularisation. Elle attend désormais une réponse, mais elle est fébrile.
Circulaire « en préparation »
Lorsqu’il était ministre de l’intérieur (2020-2024), Gérald Darmanin avait promis un effort de régularisation des travailleurs sur les métiers en tension, mais la dissolution de l’Assemblée nationale, en juin, et la démission du gouvernement Attal ont rebattu les cartes. L’actualisation attendue par décret de la liste de ces métiers a été enterrée de fait.
Lorsqu’il est arrivé Place Beauvau, Bruno Retailleau a annoncé une diminution des régularisations et son intention de remplacer la circulaire Valls de 2012. Ce texte sert de base à quelque 30 000 régularisations chaque année, à travers une liste de critères indicatifs – tels qu’un nombre de fiches de paie, d’années de présence en France ou de scolarisation des enfants. Si le gouvernement Barnier a été censuré avant que cette circulaire soit récrite, il semble que les préfets ont sans attendre mis en œuvre le durcissement des pratiques voulu par l’ancien président du groupe Les Républicains au Sénat. Un mouvement qui s’ajoute aux difficultés d’accès aux préfectures et de dépôt de demandes déjà à l’œuvre depuis des années.
Ainsi, à la Préfecture de police de Paris – celle qui régularise le plus – les réunions collectives qui permettaient à des syndicats de soumettre des dossiers de travailleurs ont été suspendues depuis la rentrée. D’ordinaire, Pascale Breuil-Kaci, chargée de mission travailleurs sans papiers pour la CFDT, dépose par ce biais trente dossiers de régularisation tous les six mois. La réunion de décembre a été annulée. La CGT, qui faisait examiner une trentaine de dossiers par mois, n’a plus d’audience depuis novembre. « C’est la première fois depuis 2015 que je suis confrontée à ce blocage », témoigne Pascale Breuil-Kaci.
Sollicitée, la Préfecture de police renvoie vers le ministère de l’intérieur, qui précise seulement que la nouvelle circulaire de régularisation voulue par M. Retailleau est « en préparation » et que sa mise en œuvre dépendra du prochain ministre de l’intérieur. En attendant, « il semblerait qu’il y ait une consigne nationale, estime Adèle Tellez à la CGT de Paris.Demander une régularisation va devenir impossible. Non seulement cela va créer un ressentiment élevé mais ça ferme la porte à la mise en lumière de situations illégales, jusqu’à des cas de traite des êtres humains, sur lesquels on ne pourra plus alerter. »
Elena (son prénom a été modifié), 59 ans, Colombienne, à Paris, le 9 décembre 2024. CAMILLE MILLERAND/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
« On fait beaucoup d’efforts et on n’en voit pas le fruit », se désole Elena (toutes les personnes citées par un prénom ont souhaité conserver leur anonymat), une Colombienne de 59 ans arrivée en France en 2018. Assise autour de la table du local de l’association Femmes égalité, à Paris, elle partage un thé et ses inquiétudes avec, ce soir-là, deux Angolaises, Maria, 31 ans, et Joana, 51 ans. Toutes trois travaillent chez des particuliers et ont déposé des demandes de régularisation mais elles redoutent de voir poindre un refus assorti d’une obligation de quitter le territoire (OQTF).
« Montrer qu’on arrive à gagner nos vies »
Elena garde pourtant deux enfants de 4 mois et 3 ans et fait des ménages pour une douzaine d’employeurs différents qui la déclarent en chèques emploi-service. Elle gagne environ 1 800 euros par mois. « Je sors de chez moi à 6 heures, je rentre à 20 heures, je me suis toujours efforcée d’avoir un maximum d’employeurs pour montrer au gouvernement qu’on arrive à gagner nos vies. »
Joana, elle, fêtera bientôt ses dix ans de présence en France. Elle s’occupe de deux dames centenaires et agite les trousseaux de clefs de leur domicile pour prouver la confiance qui lui est faite. « Je change leurs couches, je fais le ménage, je leur donne à manger, pour onze ou douze euros de l’heure. Vu ma situation administrative, je ne peux pas réclamer plus. Ça fait cinq ans que je vis à l’hôtel. Je n’ai même pas un réchaud dans ma chambre. Je supporte tout ça et je suis bloquée. » La demande de régularisation de Joana est à l’instruction depuis septembre 2023.
Joana (son prénom a été modifié), 51 ans, Angolaise, montre les clés confiées par ses employeurs, à Paris, le 9 décembre 2024. CAMILLE MILLERAND/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
« La situation s’est durcie dès l’arrivée de Darmanin », considèrent Ana Azaria et Zahia Leroul, à la tête de l’association Femmes égalité. Elles en veulent pour preuve deux OQTF délivrées en août à une aide à domicile angolaise et en novembre à une employée de ménage marocaine dont les dossiers avaient pourtant été solidement constitués par l’association. A la CFDT, Pascale Breuil-Kaci s’est elle aussi étonnée de voir le dossier d’une nounou philippine déposé en juin rejeté début décembre, assorti d’une OQTF. « Le dossier était nickel, assure la syndicaliste. Ça ne m’était jamais arrivé en dix ans. »
Nabil ne s’attendait pas davantage à recevoir une OQTF. Ce Marocain de 39 ans avait le sentiment d’avoir fait les choses bien. « Il a charbonné, même pendant le Covid-19, assure sa femme Sabrina, avec qui il a eu deux garçons. Il paye ses impôts, il contribue à l’éducation de ses enfants. » Depuis qu’il est arrivé en France, en 2015, Nabil a exercé près d’une dizaine de métiers, de conducteur d’engin à serveur ou paysagiste. Il est en particulier reconnu pour ses compétences de conducteur de nacelle sur des chantiers de démolition. Il a fait partie d’un groupe de travailleurs sans papiers qui, accompagnés par la CGT, ont dénoncé leur employeur pour les avoir exploités dans des centres de tri de déchets sans les déclarer, entre 2019 et 2022.
Nabil (son prénom a été modifié), 39 ans, marocain, porte des récépissés de demande de titre de séjour, reçus depuis qu’il vit en France, à Franconville (Val-d’Oise), le 10 décembre 2024. CAMILLE MILLERAND/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
En janvier 2023, il a déposé une demande de régularisation. En novembre, il a reçu une OQTF de la préfecture du Val-d’Oise, qui lui reproche de ne pas avoir exécuté une première OQTF de 2019 et d’avoir utilisé un faux récépissé de titre de séjour pour être recruté. C’était début 2024, à l’occasion d’une mission en intérim de maintenance de camions bennes à ordures ménagères.
« La France a besoin des immigrés »
La femme de Nabil pleure à l’évocation des privations que la famille endure depuis. Nabil n’a pas vu ses parents depuis près de dix ans. Comme il ne travaille plus, il n’a plus les moyens de payer la licence de foot ni les cours d’anglais de son fils aîné. Le stress que lui procure la situation n’est pas sans conséquences. Des crampes d’estomac, par exemple. « Je n’ai pas le moral, je me sens pieds et poings liés. Le pire, c’est que la France a besoin des immigrés. Les agences d’intérim bavent devant mon CV. »
« Avec la nouvelle loi “immigration”, les préfectures peuvent rejeter des demandes de titre de séjour pour la simple raison que la personne a déjà eu une OQTF, même ancienne, ou parce qu’elle a usé de faux documents. Ça existait avant, mais c’était à la marge », s’indigne Jean-Albert Guidou, chargé des travailleurs migrants à la CGT Ile-de-France.
Jeudi 12 décembre, six travailleurs sans papiers en ont fait encore l’amère expérience. Serveur, plongeur ou commis de cuisine, ils travaillaient dans un restaurant d’Albi où un contrôle de l’inspection du travail, en avril, avait mis au jour leurs conditions de travail et d’hébergement indignes, déclenchant l’ouverture d’une enquête préliminaire, toujours en cours. Ces travailleurs, sénégalais, guinéen et bangladais, viennent néanmoins d’être condamnés en première instance par le tribunal de justice d’Albi à de la prison avec sursis pour avoir utilisé des faux documents d’identité. « Leurs demandes de titre de séjour sont toujours en cours d’instruction. Nous redoutons qu’après ce jugement, ils reçoivent des OQTF », explique Laure Malleviale, de la CGT du Tarn. Aujourd’hui, pourtant, tous ont retrouvé du travail. L’un est couvreur, un autre travaille dans une pizzeria et trois autres ont été embauchés dans un abattoir.