Faute d’accès aux préfectures, une centaine de sans-papiers saisissent la justice
Par Julia PascualLes faitsDe nombreuses personnes, qui remplissent les critères de régularisation, se heurtent toujours à des délais d’attente qui peuvent atteindre plusieurs années.
Elle ne comprend pas. « Pourquoi est-ce que c’est si long ? C’est comme si on n’était moins que rien. Pourtant, je suis une personne honnête. Je veux juste me remettre sur les rails, avoir une vie digne, un travail dont je n’aurais pas honte. »
Nina (les personnes citées par leur prénom ont souhaité garder l’anonymat) vit en France depuis plus de six ans. De nationalité géorgienne et canadienne, cette femme de 47 ans, mère célibataire d’un garçon de 2 ans et 4 mois, est sans papiers. « C’est une situation qui me terrifie », dit-elle. Voilà huit mois qu’elle tente d’obtenir un rendez-vous à la préfecture de police pour déposer une demande de titre de séjour. En vain. Nina remplit pourtant les critères de régularisation, selon la circulaire ministérielle de 2012, dite « Valls ». Mais, à l’image de milliers de personnes aujourd’hui, l’administration lui reste inaccessible.
C’est pour dénoncer cette situation que, lundi 22 janvier, une centaine de personnes en situation irrégulière en Ile-de-France, dont Nina, vont saisir simultanément la justice administrative à travers des référés « mesures utiles ».
L’objectif : « Contraindre les préfectures à respecter un délai raisonnable pour instruire les dossiers », justifie dans un communiqué le collectif Bouge ta préfecture, qui accompagne les requérants et que composent plus de vingt organisations, parmi lesquelles La Cimade, le Secours catholique ou encore Réseau Education sans frontières.
Actuellement, selon Bouge ta préfecture, « le délai moyen d’attente entre le dépôt de la demande de rendez-vous et la réponse à la demande de titre de séjour est de deux à trois ans ».
« Je ne veux ni des aides ni une vie de riche »
Toutes les personnes déposant un recours sont éligibles à une régularisation, à raison de leur vie privée et familiale ou du travail qu’elles exercent. Nina a, par exemple, attendu consciencieusement de cumuler cinq ans de présence sur le territoire et de réunir huit fiches de paie attestant de son travail. Cela n’a pas été évident.
Elle cumule deux fonctions d’employée à domicile. Chez des particuliers qui la déclarent, malgré sa situation administrative, elle fait la cuisine, le ménage, donne des cours de russe. « Avec un titre de séjour, j’aurais plus de possibilités, croit-elle. Je peux aspirer à un autre travail, je ne parle pas cinq langues pour rien. »
Nina a fait des études de lettres à la Sorbonne au début des années 2000 avant de partir vivre au Canada. Là-bas, elle a enseigné le français, puis est devenue analyste au ministère de l’immigration. Mais sa vie sociale en France, où réside aussi sa sœur, lui manquait. En 2017, elle est revenue à Paris et a basculé dans l’irrégularité. « J’ai honte, je cache ma situation à mes proches, confie-t-elle. C’est très anxiogène. Pourtant, la seule chose que je demande, c’est un petit titre de séjour. Je ne veux ni des aides ni une vie de riche. »
Le défaut d’accessibilité de l’administration pour les étrangers, du fait de l’engorgement des services, n’est pas une problématique nouvelle. Après une salve de contentieux, le Conseil d’Etat avait rendu plusieurs arrêts, en juin 2022, obligeant les préfectures à prévoir des alternatives physiques aux procédures dématérialisées et l’accompagnement des usagers.
« Mais ces derniers continuent de faire face à des obstacles pour déposer leurs dossiers et les délais sont redevenus extrêmement longs, dénonce Gabriel Amieux, du Secours catholique en Seine-Saint-Denis. Les personnes sont pourtant dans des situations d’urgence inhérente à la condition de sans-papiers. Elles n’ont pas de logement, sont surexploitées. »
L’un des requérants, Bamansso, est arrivé de Guinée-Bissau en 2013. Après avoir vécu à l’hôtel, avoir appelé le numéro d’urgence sociale 115 en vain, loué des lits dans des chambres de foyers, cet homme de 59 ans dort aujourd’hui chez quelqu’un qui l’a laissé « poser un matelas à côté de son lit ». La journée, cet ancien professeur d’arabe et d’anglais tue parfois le temps en se rendant à la bibliothèque. Il a suivi une formation en sécurité-incendie, mais, faute de papiers, il ne trouve pas de travail.
« Je veux juste continuer mon boulot »
Tous les mois, Aba reverse, lui, 200 euros à un compatriote malien en échange de quoi il peut utiliser son titre de séjour pour se faire embaucher et être déclaré comme agent de sécurité, le seul moyen pour lui de prouver qu’il est salarié et de demander sa régularisation.
« Je travaille du lundi au lundi, je n’ai pas de jour de repos et, quand je suis malade, je ne peux pas m’arrêter, sinon je ne suis pas payé, nous confie ce père de famille de 40 ans, dont la fille est élève en 5e et le fils va à la crèche. Je ne peux pas cotiser pour la retraite non plus, alors que ça fait dix ans que je suis ici. » Aba aimerait ne plus « faire semblant », pouvoir voyager avec ses enfants, mais il ne parvient pas à obtenir un rendez-vous à la préfecture de Bobigny.
C’est aussi le cas de Mamadou, qui vit « dans la peur ». Ce Sénégalais de 39 ans, en France depuis quatre ans, a déjà été contrôlé par la police dans le métro parisien, en 2021, et s’était vu délivrer à l’époque une obligation de quitter le territoire français. Il est resté. Et il a continué de se lever à 4 heures tous les matins pour débaucher à 18 heures. Des journées à rallonge au cours desquelles il fait le ménage dans un centre commercial, dans une boulangerie-café et encore dans des bureaux.
Il est en CDI, son dossier est « prêt, complet » depuis juin, son employeur l’appuie dans ses démarches, mais il n’arrive pas à obtenir un rendez-vous à la préfecture de police. « Je veux juste continuer mon boulot, c’est tout », dit-il.
Revente de rendez-vous
La loi « immigration » adoptée le 19 décembre 2023, mais pas encore promulguée comporte un article censé faciliter la régularisation de certains travailleurs évoluant dans les métiers en tension, dont la liste n’a pas été actualisée depuis 2021 et à condition que les personnes soient présentes depuis trois ans sur le territoire et cumulent douze fiches de paie. L’appui de l’employeur n’est plus requis, mais la question de l’accès aux préfectures pour déposer les demandes de titre reste entière.
Saida n’est, de toute façon, pas concernée par la loi. Cette Algérienne de 44 ans est arrivée en 2018 et voudrait être régularisée au titre de ses attaches privées et familiales en France. Ses parents, ses deux sœurs et deux frères vivent ici. Ses deux filles de 5 ans et 7 ans sont scolarisées, la plus jeune est née en France, l’aînée va au conservatoire de danse. Cela fait bientôt six mois que Saida, originaire de Kabylie, a fait une demande de rendez-vous à la préfecture de Bobigny, restée sans réponse.
Par le bouche à oreille, elle sait qu’une sorte de « marché noir » de revente de rendez-vous existe, où le créneau se négocierait actuellement autour de 1 000 euros. Mais Saida veut faire les choses dans les règles. Elle qui voulait offrir « une vie meilleure » à ses enfants a le sentiment de ne pas avancer. Elle arrive à faire « quelques heures » de ménage ici et là. Son mari, sans papiers aussi, travaille dans le bâtiment, mais « il n’est pas déclaré et il y a des gens qui profitent de lui ».