Inclusion de tous les élèves dans les écoles d’Eure-et-Loir : c’est pas les «bisounours» mais ça marche
«Il a fallu trois mois pour qu’elle s’adapte», explique Christice Pereira, l’accompagnante de Fanny en CM1 à l’école Jean-Moulin, les Villages-Vovéens (Eure-et-Loir), le 15 avril. (Christophe Maout/Libération)
par Elsa Maudet
«Vous allez écrire sur votre ardoise : les récoltes ont été mauvaises.» Au premier étage de l’école Jean-Moulin des Villages-Vovéens (Eure-et-Loir), les élèves de Solène Palat saisissent un feutre et bleuissent leur ardoise. Pas Fanny. «Une récolte», «mauvais», «pauvre», «un privilège»… Assise au premier rang, la petite fille blonde aux lunettes roses découpe des mots et les colle à côté des images correspondantes, avant de les recopier au stylo, aidée par Christice Pereira, son accompagnante d’élève en situation de handicap (AESH). L’exercice terminé, elle dépose la feuille sur le bureau de la maîtresse.
Solène Palat interrompt un échange sur les privilèges avec le reste de la classe de CE2 /CM1 pour corriger immédiatement l’exercice, féliciter Fanny, et reprend le fil de son cours. Christice Pereira parcourt alors les pictogrammes plastifiés accrochés à l’emploi du temps de Fanny et lui désigne l’image «attendre». Dans la salle lumineuse donnant sur les champs de colza et d’éoliennes, la petite fille ouvre une boîte de pâte à modeler rose fluo et patiente, pendant que le cours se poursuit. Régulièrement, elle tourne le dos à son AESH et observe ses camarades, en silence.
«Certains sont hyper partants, d’autres beaucoup moins»
Fanny est autiste, non verbale, et bénéficie d’adaptations pour pouvoir suivre les mêmes cours que ses camarades, mais ajustés à sa déficience intellectuelle et à son comportement. En Eure-et-Loir, les instituts médico-éducatifs (IME) ont disparu en 2018 : tous ces établissements spécialisés ont été transformés en dispositifs d’accompagnement médico-éducatif (Dame). Objectif : scolariser au maximum les jeunes ayant un handicap intellectuel dans leur école de secteur. «Dans les IME, les enfants venaient de tout le département. Donc, quand ils fêtaient leur anniversaire, ils invitaient des gamins de toute l’Eure-et-Loir. Tous les autres enfants vivent dans leur quartier, leur village, pourquoi eux n’y auraient pas droit ?» interroge Pascale Grimoin, inspectrice de l’éducation nationale en charge de la scolarisation des élèves handicapés. L’idée est qu’on arrête le plus possible de faire faire trois quarts d’heure de route aux enfants vers un IME et que ce soit plutôt les adultes qui se déplacent.»
Dans les établissements scolaires du département, de la primaire au lycée, enseignants spécialisés, éducateurs, psychomotriciens et autres psychologues viennent à la rencontre des élèves bénéficiant des Dame. Sur les 100 jeunes accompagnés, cinq ne sont pas scolarisés, car leurs difficultés sont trop grandes. Pour les autres, c’est de la dentelle. Chacun dispose d’un emploi du temps adapté à ses besoins, qui comprend des temps en classe ordinaire et des temps à part, soit dans l’établissement scolaire, soit dans les locaux du Dame. «Le matin, ils sont tous dans leur classe, c’est important, et on essaye qu’ils finissent la journée avec leur classe», précise Mélanie Mathieu, enseignante spécialisée. Pour ce faire, chaque enseignant «classique» doit adapter ses cours. «Certains sont hyper partants, d’autres beaucoup moins. On se concentre sur les plus motivés pour modéliser», explique Alison Belle, une autre enseignante spécialisée. Elle les aide à concevoir leurs cours différemment, mais sans s’épuiser, et fait parfois classe avec eux en binôme.
Fanny et son accompagnante d'élève en situation de handicap (AESH), à l'école élémentaire Jean-Moulin aux Villages-Vovéens (Eure-et-Loir), en avril. (Christophe Maout/Libération)
Et alors que le réflexe, face à des élèves à besoins particuliers, est souvent de ne les intégrer que sur des matières comme le sport ou les arts plastiques, l’idée ici est de ne pas négliger le français et les maths. Alison Belle prend l’exemple d’un élève de CE2 : «Tous les camarades devaient faire une frise sur un quadrillage. Lui ne savait pas tenir son crayon et tracer une ligne au-dessus d’une autre, donc au lieu de lui demander de reproduire la frise, il devait repasser dessus.» Pas besoin pour l’enseignant de créer un nouvel exercice, seulement d’adapter ses attentes. «Ce n’est pas grave d’avoir un élève de CM2 avec un niveau de CP, ce qu’on veut c’est qu’il apprenne avec les autres, à son niveau», plaide Pascale Grimoin.
«Fanny râle quand elle doit sortir de la classe»
Et pour aider les jeunes à apprendre, les professionnels du médico-social ont un rôle crucial. «Je travaille avec Fanny la socialisation : comment jouer avec les autres, demander, attendre son tour, respecter des règles…» illustre Caroline Labrude, éducatrice spécialisée à l’Adapei 28, l’association impliquée dans le Dame. Chez la petite fille de CM1, les progrès en matière de comportement ont été colossaux. «Au début, c’était très, très compliqué, se souvient Solène Palat, maîtresse de Fanny pour la deuxième année consécutive. On s’est pris des coups, elle claquait les portes, déchirait le matériel. Il a fallu trois mois pour qu’elle s’adapte.» «Elle a eu du mal à m’accepter parce que ce n’était pas moi l’année d’avant. Elle m’a griffée, poussée», complète Christice Pereira, l’AESH. En classe, il lui arrivait de se lever, sauter, faire des bruits. «Je disais à Christice : ce n’est pas contre toi, Fanny exprime un malaise, elle a besoin de quelque chose, il faut trouver ce que c’est», indique Mélanie Mathieu. Voilà tout l’intérêt des Dame : mutualiser des expertises professionnelles différentes pour trouver des solutions. «Fanny, c’est une réussite, parce qu’elle râle quand elle doit sortir de la classe», sourit l’enseignante spécialisée.
Pour autant, concède Pascale Grimoin, «tout n’est pas parfait, on n’est pas chez les bisounours». L’expérience de Solène Palat le confirme, elle qui s’occupait l’année dernière une classe de CE2 uniquement, et qui a pris une classe de CE2-CM1 cette année pour pouvoir garder Fanny. «J’ai pensé à elle : elle avait mis trois mois à s’habituer, je ne voulais pas qu’elle doive se réhabituer à quelqu’un d’autre. Mais si j’avais pensé à moi, je ne l’aurais pas prise, confie-t-elle. Ça ajoute un travail énorme à un travail qui est déjà énorme.» Un aspect loin d’être négligeable alors que de plus en plus d’enseignants, à bout, démissionnent.
Le reste de l’équipe préfère se concentrer sur le positif : depuis qu’ils sont sortis des IME, les jeunes du département font d’énormes progrès, stimulés par le contact avec leurs camarades sans déficience intellectuelle. Ils sont de plus en plus nombreux à obtenir des diplômes, comme le certificat de formation générale ou le brevet professionnel, et à aller en CAP à l’issue du collège. De quoi espérer leur épargner ce destin tracé qui attend souvent les jeunes sortant d’IME, une vie entière passée en institution spécialisée, à l’écart du reste de la société.