JustPaste.it

Sabine Barles, urbaniste : « Le dispositif de récupération des biodéchets est un miroir aux alouettes »

Propos recueillis par Claire Legros Publié le 04 janvier Les villes concentrent un gisement d’engrais valorisé jusqu’au début du XXᵉ siècle qui, s’il était mobilisé aujourd’hui, pourrait contribuer à la transformation de l’agriculture et à la sortie des engrais industriels, explique la professeure d’urbanisme dans un entretien au « Monde ».

Alors que la loi impose désormais aux collectivités d’organiser le tri des biodéchets à la source, la professeure d’urbanisme et d’aménagement à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne et historienne des techniques et de l’environnement retrace l’évolution de la gestion des matières organiques dans les villes au cours des derniers siècles et défend une stratégie de diminution des biodéchets ainsi que la création d’une véritable filière structurée de valorisation agricole. Sabine Barles est notamment l’autrice de L’Invention des déchets urbains. France 1790-1970 (Champ Vallon, 2005) et de Métabolisme et métropole (avec Marc Dumont, Autrement, 2021).

 

Avant le XXe siècle, le déchet ménager tel qu’on le conçoit aujourd’hui n’existe pas. De quelle façon notre perception a-t-elle évolué à son sujet ?

Jusqu’au tournant du XXe siècle, le mot « déchet » n’est pas employé pour désigner les matières organiques, tout simplement parce que ces résidus – épluchures, os, excréments… – sont considérés comme très utiles, notamment pour l’agriculture, où ils servent d’engrais. On les appelle boues, ordures (du latin horridus, qui veut dire « horrible »), ou immondices (du latin immunditia, « saleté »), ce qui n’empêche pas de les valoriser.

 

Le mot déchet (qui vient du verbe choir) désigne, au contraire, ce qu’on n’utilise pas dans la fabrication ou la transformation d’un objet, comme les chutes de tissu lors de la confection d’un vêtement.

Peut-on parler d’une société « zéro déchet » à cette époque ?

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il y a, en effet, très peu de résidus, surtout en hiver, où l’on consomme peu de légumes et pas de fruits. Les citadins consomment une grande partie de ce que nous jugeons aujourd’hui non comestible, ou l’utilisent pour nourrir les animaux – chiens, chats, mais aussi poules ou lapins – qui cohabitent avec les humains dans les immeubles. Ce qui reste est déposé dans la rue, avec les excréments des vaches et des chevaux qui y circulent.

 

Les citadins ont une obligation de balayage et doivent constituer des tas de boue dans lesquels les chiffonniers récupèrent ce qui peut leur servir. Les boues sont ensuite évacuées par les employés de la ville ou directement par les paysans, pour fertiliser les terres des alentours. Elles vont progressivement acquérir une valeur marchande. A la fin du XVIIIsiècle, avec la croissance de la population urbaine et la crainte de pénurie alimentaire, les paysans qui approvisionnent les villes ont besoin de ces engrais et sont de plus en plus souvent contraints de les payer.

 

Quel rôle joue la révolution industrielle dans la gestion des matières organiques ?

A partir de la fin du XVIIIe siècle et avec la première révolution industrielle, la circulation des matières organiques fait l’objet d’une organisation de plus en plus rationalisée, de la maison jusqu’au champ. Les boues de rues sont mélangées avec des algues ou de la cendre pour les rendre encore plus fertilisantes. Des brevets sont déposés.

Plus généralement, le recyclage et la valorisation sont l’un des moteurs de l’industrialisation : le ramassage des chiffons contribue à l’essor de l’industrie du papier, la collecte des os permet le raffinage du sucre… Ces activités occupent des milliers d’ouvriers au sein d’entreprises et d’usines. Si l’époque est quasiment zéro déchet en ville, cela ne veut pas dire que ces usages ne polluent pas, car ils peuvent avoir des effets désastreux pour l’environnement.

 

Cette période correspond aussi à l’émergence de l’hygiénisme. Quelles sont ses conséquences sur la perception des biodéchets ?

Dans un premier temps, recyclage et valorisation vont de pair avec les politiques de salubrité urbaine. L’introduction de la poubelle, à Paris en 1883, est un changement important pour les chiffonniers, mais n’empêche pas la valorisation agricole. Il existe au contraire une convergence entre les objectifs du recyclage et de l’hygiène. La ville est considérée comme une mine de matières premières, au service d’un projet garantissant à la fois la salubrité urbaine, le dynamisme économique et la survie alimentaire. Le ramassage des excreta urbains agit à la fois « contre la faim sortant du sillon et la maladie sortant du fleuve », écrit Victor Hugo.

 

Les hygiénistes, pourtant, jugent certaines activités trop insalubres et vont les encadrer et les rationaliser. Plutôt que de laisser le chiffonnage s’exercer dans la rue, des usines de trituration sont construites, qui ressemblent beaucoup à nos centres de tri d’aujourd’hui. Pour éviter la poussière considérée comme responsable de la tuberculose, les rues sont progressivement pavées, puis goudronnées. Avec la création des abattoirs et le développement de l’automobile, les animaux disparaissent des villes qui deviennent moins organiques. Petit à petit, seuls les biodéchets de la sphère domestique subsistent.

 

On assiste, au XXe siècle, à un déplacement de la production des déchets organiques de la rue vers la maison. Paradoxalement, leur quantité augmente du fait des changements de modes de vie et d’une augmentation du gaspillage.

 

A quel moment abandonne-t-on la valorisation agricole de ces déchets organiques ?

A partir de la fin du XIXe siècle, la découverte d’autres fertilisants marque un tournant. De nouveaux engrais industriels – phosphates fossiles, synthèse de l’ammoniaque à partir de l’azote de l’air – arrivent sur le marché et font directement concurrence aux engrais urbains. Leurs producteurs mettent en avant leurs qualités constantes et leur concentration. Dans un premier temps, la plupart des villes essayent de chercher de nouveaux débouchés, plus lointains. A Marseille, on envoie les ordures par le train fertiliser la plaine de la Crau. Mais ces dispositifs vont échouer, car ils sont coûteux. La valorisation agricole des biodéchets est progressivement délaissée.

 

Parce que les matières organiques des villes deviennent inutiles s’impose au XXsiècle l’idée que l’on peut les abandonner à la nature. C’est le début des grandes décharges, sources de pollutions et de dégradations, qui vont se développer en périphérie urbaine. L’idée de « déchet » telle qu’on l’entend aujourd’hui naît de cet abandon. Le législateur en donnera une définition officielle en 1975, à savoir « tout bien meuble abandonné ou que son détenteur destine à l’abandon ».

 

Si elle sanctionne les dépôts sauvages, la loi entérine le droit de jeter tout ce que l’on « destine à l’abandon ». Elle nous laisse libre de décider ce qui est un déchet. Ce droit à l’abandon est aujourd’hui inscrit dans nos imaginaires, jeter les déchets est devenu une évidence. Il est temps de reconstruire un nouveau récit.

 

Depuis le 1er janvier, les collectivités doivent organiser le tri à la source des déchets organiques. Cette mesure marque-t-elle une étape dans ce nouveau récit ?

A première vue, récupérer les matières organiques semble être une mesure positive. Mais au-delà même des difficultés de faisabilité, le dispositif est un miroir aux alouettes, une façon de nous laisser croire qu’on agit sans aborder les problèmes de fond. Pour que cette collecte soit vraiment utile, il ne suffit pas de déposer un bac et d’organiser une tournée supplémentaire. Il faut un objectif.

 

Les villes concentrent un gisement d’engrais qui, si on le mobilise, peut contribuer à la nécessaire transformation de l’agriculture et à la sortie des engrais industriels, à la fois à l’échelle locale pour développer l’agriculture urbaine, mais aussi plus largement à l’échelle régionale. Car il n’existe pas de ville autarcique, c’est une illusion. Chacune entretient des liens avec des territoires qui l’approvisionnent et qu’elle peut approvisionner. Et il est logique et nécessaire que les villes rendent à la campagne ce qu’elles lui prennent, comme elles l’ont fait jusqu’au début du XXe siècle.

Malheureusement, la question de cette complémentarité entre la ville et la campagne n’est pas abordée aujourd’hui. Pourtant, l’agriculture n’est jamais très loin de la ville. L’objectif n’est pas que le compost fasse des milliers de kilomètres, mais il peut en parcourir dix à vingt.

 

Pour une région comme l’Ile-de-France et le bassin de la Seine, où plus de 40 % de l’espace est agricole, la récupération des fertilisants urbains permettrait, avec la généralisation d’un système de polyculture et d’élevage biologique, de sortir des engrais industriels. On sait que cela fonctionne, mais ce n’est pas à l’agenda politique.

Quels sont les principaux freins à de tels changements ?

La valorisation agricole des biodéchets se heurte à plusieurs obstacles : la production d’énergie continue d’avoir la faveur de nombreuses collectivités, qui sont aussi souvent dépendantes des filières existantes. Ces filières nécessitent des équipements lourds – la massification entraînant des économies d’échelle – qui doivent être nourris en permanence. C’est le cas de l’incinération, qui s’est considérablement développée depuis les années 1970 et permet la production de chaleur. Les villes équipées n’ont aucun intérêt à priver leurs incinérateurs de déchets.

Dans d’autres cas, la méthanisation, qui consiste à dégrader les matières organiques par l’action de bactéries pour produire du biogaz, vient directement concurrencer le compostage des biodéchets. Or, ce procédé ne produit qu’une quantité limitée d’énergie et conduit à la perte d’une matière organique qui serait bien plus utile à l’agriculture. La priorité de l’utilisation agricole par rapport à la valorisation énergétique est pourtant inscrite depuis 2008 dans la hiérarchie officielle des traitements des déchets.

 

Que faudrait-il faire pour aller plus loin ?

Outre la mise en place d’une filière structurée de valorisation agricole, le plus urgent est aujourd’hui de diminuer les quantités de biodéchets. De 20 % à 30 % des produits alimentaires sont perdus à différents niveaux de la chaîne : une partie non négligeable du gaspillage intervient dans la sphère domestique et les services de restauration collective, mais beaucoup de pertes ont lieu plus en amont. Il serait nécessaire d’engager une réflexion sur l’ensemble du système agri-alimentaire, ce qui n’est pas du ressort des collectivités qui gèrent les déchets.

 

Le recyclage, présenté comme l’alpha et l’oméga de la croissance verte, est une mauvaise réponse s’il est pensé en bout de chaîne, comme c’est le cas aujourd’hui. Une vraie stratégie de sobriété énergétique et matérielle suppose des implications économiques et politiques autrement importantes et une transformation profonde de la société. On en est encore loin.