Les indépendantistes de Nazione demandent une refonte du corps électoral en Corse
Face à l’irrésistible montée du Rassemblement national, qui a dépassé la barre des 40 % aux derniers scrutins, le nouveau parti indépendantiste réclame que le vote soit réservé aux résidents de plus de dix ans.
Par Christophe Ayad (Corte (Haute-Corse), envoyé spécial)
Préparation du premier tour des élections législatives dans la mairie d’Ajaccio, le 25 juin 2024. PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP
« E fora a Francia » (« Dehors la France »), « Statu francese assassinu » (« Etat français assassin »). Le sigle a changé, pas les slogans. Le nouveau parti indépendantiste corse, Nazione, fondé le 28 janvier, a participé à ses premières rencontres internationales de Corte (Haute-Corse) dont la 42e édition se tenait samedi 3 et dimanche 4 août dans la ville universitaire et bastion du nationalisme insulaire. Nazione n’est pas le simple successeur de Corsica libera, mais un regroupement plus large, destiné à refonder et élargir le courant indépendantiste.
La naissance de Nazione répond à un appel lancé il y a un an par le Front de libération nationale de la Corse (FLNC), revenu sur le devant de la scène en organisant une « nuit bleue » dans la nuit du 8 au 9 octobre 2023, la plus importante depuis plus d’une décennie : quelque vingt-cinq attentats ou tentatives ont visé en majorité des résidences secondaires vides ou en construction.
Il y avait, à l’origine de Nazione, la volonté de ne pas laisser retomber les fruits politiques du violent mouvement de protestation de rue qui avait été provoqué par la mort en détention d’Yvan Colonna, le tueur du préfet Erignac, assassiné par un islamiste radical à la maison d’arrêt d’Arles (Bouches-du-Rhône) en mars 2022. D’autant que, pour mettre fin aux manifestations en pleine campagne présidentielle, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, avait alors accepté d’ouvrir des discussions sur l’autonomie de la Corse, un objectif affiché du centriste Gilles Simeoni, le président du Conseil exécutif de Corse, le pouvoir régional, et dont le parti, Femu a Corsica, contrôle la majorité absolue de l’Assemblée territoriale. Ce dernier a réussi à rallier à sa cause Core in Fronte, la formation pourtant indépendantiste de Paul-Félix Benedetti.
Face à cette coalition, Nazione se présente comme un front du refus à l’autonomie « au rabais » proposée par Paris et formalisée dans l’accord de Beauvau du 12 mars. Le nouveau parti indépendantiste regroupe les anciens de Corsica libera, dont l’avocat Jean-Guy Talamoni, mais aussi Patriotti, l’association des prisonniers politiques de Ghjuvan Filippu Antolini ainsi que des syndicalistes et des mouvements de jeunesse nationalistes. Nazione, qui n’a ni secrétaire général ni exécutif, est représenté par trois porte-parole et affiche son soutien au FLNC, dernier mouvement séparatiste à pratiquer la lutte armée en Europe.
Si l’ordre du jour officiel des 42e Journées internationales de Corte, qui se tiennent sur le parking du Musée de Corse, dans l’enceinte de la citadelle qui domine la ville, était la « solidarité internationale » – avec des délégations venues de Nouvelle-Calédonie, de Guyane, des Antilles, de Catalogne, de Kabylie, de Bretagne, de Sardaigne ou du Pays basque –, deux préoccupations ont surtout occupé les esprits : les événements de Nouvelle-Calédonie, dans lesquels Nazione veut voir un miroir de l’avenir de la Corse, et l’explosion du score du Rassemblement national (RN) en Corse, que ce soit aux européennes ou aux législatives, auxquelles le nouveau parti indépendantiste avait choisi de ne pas participer. Le point commun de ces deux faits en apparence éloignés ? La composition du corps électoral qui est en train d’émerger comme un véritable sujet de débat dans la sphère nationaliste corse, chez les indépendantistes comme pour les autonomistes.
Mettre en place un « rapport de force » avec l’Etat français
« La Corse est passée de 250 000 à 350 000 habitants ces vingt dernières années alors que sa natalité est en chute. Cet apport de population s’apparente à une colonisation de peuplement par l’Etat français », affirme Petr’Anto Tomasi, l’un des porte-parole de Nazione. Pour lui, là est l’explication d’un vote RN qui dépasse les 40 % sur l’île : ce serait un « vote communautaire français » surtout porté par les nouveaux arrivants sur l’île. « Il serait absurde toutefois de prétendre que des Corses ne votent pas pour le RN, concède M. Tomasi. C’est à nous de leur faire comprendre que c’est contraire à leurs véritables intérêts. Car l’extrême droite est aux antipodes de nos valeurs et elle défend des positions contraires à l’expression de la souveraineté du peuple corse », poursuit-il.
Nazione déduit de ce constat qu’il faut mettre en place un statut de résident qui réserverait le vote aux habitants présents depuis plus de dix ans. Plus généralement, le mouvement milite pour l’adoption d’un statut de résident ouvrant des droits spécifiques en matière d’emplois et d’achat immobilier ou foncier. Une « ligne rouge » pour Paris, qui a écarté d’emblée toute « citoyenneté à deux vitesses » du processus de Beauvau, tout comme la reconnaissance du peuple corse et l’adoption de la langue corse. « Ce qui a été négocié à Beauvau, ce n’est même pas une autonomie, c’est une simple décentralisation », cingle Petr’Anto Tomasi à l’attention des promoteurs locaux du projet d’autonomie.
Nazione est aujourd’hui renforcé dans son analyse par la dissolution de l’Assemblée nationale, qui a laissé le projet de réforme constitutionnelle pour une autonomie de la Corse dans les limbes. Sur la défensive, Gilles Simeoni fait lui aussi le constat d’une menace existentielle dans les scores du RN. Tout comme son opposant Jean-Christophe Angelini, autonomiste lui aussi et patron politique de la Corse-du-Sud qui a parlé d’un nécessaire « aggiornamento » des nationalistes corses face au danger du RN. Autrement dit, une réconciliation entre des branches déchirées par les querelles d’ego et les rancunes passées.
« Il ne peut y avoir d’aggiornamento autre qu’une véritable refondation et un changement de stratégie de l’exécutif de Corse qui s’est soumis aux lignes rouges et au calendrier du ministère de l’intérieur », met en garde le porte-parole de Nazione ; M. Tomasi plaide pour la mise en place d’un « rapport de force » avec l’Etat français, notamment à travers l’inscription de la Corse sur la liste des territoires non autonomes des Nations unies, c’est-à-dire poser à nouveau frontalement la question coloniale.
L’exemple néo-calédonien
Les événements de Nouvelle-Calédonie n’ont fait que renforcer la méfiance des indépendantistes de Nazione envers Paris et les discussions menées par Gérald Darmanin. La volonté de Paris de « dégel » du corps électoral de l’archipel du Pacifique, malgré les accords de Nouméa qui en fixaient la composition, est interprétée comme la preuve de l’incapacité de l’Etat français à respecter ses engagements ainsi que de sa volonté d’user de l’arme démographique contre les revendications séparatistes.
En clôture des Journées de Corte, dimanche soir, trois membres du FLNC, cagoulés de noir et armés de pistolets, sont venus rappeler devant les quelque 400 personnes présentes, qui les ont applaudis à tout rompre, que la violence peut ressurgir à tout moment en Corse.
« Chez nous, aujourd’hui comme hier, l’extrême droite, qu’elle soit française ou qu’elle se drape dans le drapeau à tête de Maure, reste une gangrène pour le peuple corse », a mis en garde un homme masqué à la tribune, la voix brouillée par un système destiné à empêcher de reconnaître sa voix.