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Loi agricole : la « souveraineté alimentaire » contre l’environnement

Marc Fesneau doit présenter mercredi prochain, en Conseil des ministres, la loi d’orientation agricole. De nouvelles dispositions mettant la protection environnementale au second plan ont recueilli, selon nos informations, un avis mitigé du Conseil d’État.

Amélie Poinssot

28 mars 2024 à 18h36

 

C’estC’est, pour le moins, un texte qui se trompe de cible. Initialement lancé pour répondre à l’enjeu crucial du renouvellement des générations – la moitié des agriculteurs et agricultrices en activité en 2020 sera partie à la retraite dans les six ans qui viennent –, le projet de loi d’orientation agricole qui arrivera, après un énième report, mercredi 3 avril sur la table du Conseil des ministres a été « enrichi », comme l’avait promis le ministre Marc Fesneau pour répondre à la colère agricole.

 

Mais plutôt que de combler les manquements déjà soulignés par de nombreux acteurs dans la première version du texte rendue publique en décembre, et de s’attaquer à la question centrale de la rémunération, la nouvelle version, révélée par Contexte le 1er mars, s’attaque à… la protection de nos ressources et des milieux naturels.

C’est ainsi que dix nouveaux articles ont été ajoutés au projet de loi initial, suivant deux objectifs principaux : « souveraineté alimentaire » et « simplification ». Plusieurs de ces articles font craindre une mise au second plan du droit de l’environnement. Certains sont parfaitement incompréhensibles, bien qu’ayant pour but de « simplifier », d’autres sont complètement sectoriels. Et trois d’entre eux ont reçu, selon nos informations, un avis mitigé du Conseil d’État.

 

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La mégabassine destinée à l'irrigation agricole à Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres). © Photo Leoty X / Andbz / Abaca

L’article premier du projet remanié inquiète particulièrement du côté des associations environnementales. Il fait figurer en tête la notion de souveraineté alimentaire, et celle-ci apparaît désormais dans l’intitulé général du texte, là où il n’était question, jusqu’à présent, que « d’orientation en faveur du renouvellement des générations en agriculture ». Dans le détail, le projet de loi avance que « l’agriculture, la pêche, l’aquaculture et l’alimentation sont d’intérêt général majeur ». En d’autres termes, cela pourrait entériner une primauté du droit à produire, devant le droit de l’environnement.

 

Un boulevard pour les mégabassines

« De quelle agriculture parle-t-on dans cette phrase ? Ce n’est pas précisé, regrette Sandy Olivar, chargée de campagne agriculture et alimentation chez Greenpeace. Il faudrait que cet article soit amendé de façon à rappeler la primauté du droit à l’environnement, sinon le risque est que celui-ci devienne secondaire dans les procédures d’aménagements agricoles. »

 

De fait, un autre article apparu dans la version soumise par le ministère de l’agriculture au Conseil d’État, l’article 15, introduit une présomption d’urgence pour la construction de stockages d’eau et de bâtiments d’élevage. Ce caractère d’urgence permettrait, si la loi est votée, de raccourcir les délais des procédures administratives pour ce type de projet, de favoriser les constructions en cas de contentieux.

 

L’article en question vise en effet « à accélérer la prise de décision des juridictions en cas de contentieux contre des projets d’ouvrage hydraulique agricole et d’installations d’élevage. [...] Le caractère d’urgence en cas de saisine du juge du référé suspension sera également présumé, et le délai du juge des référés pour statuer sera limité à un mois », peut-on lire dans l’exposé des motifs de la loi.

Ce qui se joue derrière ces lignes ? Un boulevard pour les mégabassines et les gros bâtiments d’élevage intensif.

Pas certain, cependant, que l’article 15 reste tel quel dans le projet de loi. Selon nos informations, le Conseil d’État a émis dessus un avis défavorable, considérant qu’il introduisait un régime dérogatoire en l’absence d’intérêt général suffisant, et que la simplification voulue n’en était pas une pour la justice.

 

Le Conseil d’État – que le gouvernement n’est pas obligé de suivre, l’avis étant consultatif – a également proposé, selon nos informations, des modifications sur deux autres articles. L’un (l’article 13) a pour objectif de dépénaliser les manquements à la loi dans le secteur agricole, pour les faire passer sous un régime de répression administrative. L’autre (l’article 14) touche à la simplification du régime des haies – ces rangées d’arbres entre les parcelles, refuges de biodiversité trop souvent arrachés.

 

Contacté, le Conseil d’État n’a pas souhaité communiquer. Son avis sera rendu public seulement après la présentation du projet de loi en Conseil des ministres.

Mais ce n’est pas tout. Parallèlement à ce texte qui semble d’ores et déjà affaibli, d’autres simplifications pour l’agriculture allant à l’encontre des urgences écologiques devraient arriver par voie de décret, hors processus parlementaire.

 

Un projet de décret a ainsi été publié début février pour relever les seuils des bâtiments d’élevage soumis à autorisation environnementale. Suivant ce texte règlementaire soumis par le ministère de la transition écologique, pour des bâtiments contenant jusqu’à 85 000 poulets, par exemple, nul besoin d’enquête environnementale. C’est plus du double du seuil actuel, fixé à 40 000 poulets.

 

D’autres décrets sont à venir. Le premier ministre Gabriel Attal avait annoncé le 1er février une grande série de mesures de simplification, parmi lesquelles la suppression d’un niveau de juridiction pour les contentieux, et la création d’une juridiction spécialisée pour les contentieux portant sur « les projets hydrauliques ». Selon nos informations, celle-ci serait basée à Strasbourg. Autrement dit à l’opposé des régions concernées par les projets de stockage d’eau, qui se situent principalement dans l’Ouest et en Occitanie.

La faible ambition du texte initial pour attirer des forces vives dans le secteur agricole n’a pratiquement pas bougé.

 

Tous ces textes, qui touchent à la fois à la préservation des ressources, à la protection des écosystèmes et à la question du bien-être animal, « sont en train de modifier les règlementations dans tous les sens et vont affaiblir le travail juridique mené par les associations », pointe Sandy Olivar. Ils vont, sans surprise, dans le sens des demandes du syndicat agricole majoritaire (FNSEA-JA) et de la Coordination rurale, plus à droite, qui exigent, depuis le début de la colère agricole, de supprimer un maximum de normes. « Revenir sur la non-régression du droit de l’environnement » figurait d’ailleurs sur la longue liste de doléances de la FNSEA-JA présentée en janvier à Matignon, où se prennent désormais les décisions sur le dossier agricole.

 

Dans ce contexte où l’écologie perd une fois de plus du terrain, à moins de trois mois des élections européennes, la faible ambition du texte initial pour attirer des forces vives dans le secteur agricole n’a quant à elle pratiquement pas bougé.

 

Nous l’écrivions déjà en décembre : la question centrale de l’accès aux terres est éludée du projet de loi ; la nécessité de mieux aider et accompagner celles et ceux qui ont des projets agricoles écologiques également ; aucun objectif chiffré n’est fixé sur l’installation de nouvelles personnes dans le secteur.

Seule clarification par rapport à l’existant, le rôle central des chambres d’agriculture est réaffirmé, aux dépens des associations qui forment et accompagnent nombre de candidates et candidats aux projets écologiques, en particulier dans les publics non issus de familles agricoles.

 

Sur la préparation de ce texte de loi comme sur tant d’autres, une question de démocratie et de dialogue avec les corps intermédiaires se pose : le projet de loi agricole avait fait l’objet de plusieurs mois de concertation qui se sont tenus avec les acteurs du secteur, au premier semestre 2023.

 

Salomé Le Bourligu, chargée de projet à l’association SOL, qui accompagne des projets d’installation agricole, a fait partie de l’un de ces groupes de travail et en témoigne : « La promesse gouvernementale était d’élaborer conjointement une loi à travers un processus collectif. Nous, comme d’autres associations, avons complètement joué le jeu. Mais tout ce processus n’a fait que s’en tenir à des constats. Dès que nous proposions des solutions et des orientations pour résoudre les problèmes, on nous arrêtait. »

 

Résultat, les associations ne se retrouvent pas du tout dans le projet de loi qui sera présenté mercredi et qui doit être examiné à l’Assemblée nationale au mois de mai. « Aucun cap n’est fixé, poursuit Salomé Le Bourligu. Et l’approche pluraliste que nous défendons, pour accompagner la diversité des profils candidats à l’installation, n’est pas inscrite dans le texte. On ne peut pas du tout parler d’une loi co-construite avec les acteurs agricoles. Tout cela laisse une impression de beaucoup de blabla... On nous parle maintenant de simplification. Mais c’est de restructuration que le secteur a besoin. »

 

La colère agricole aura donc eu pour résultat de geler toute avancée sur le sujet central de l’installation en agriculture. Les leaders de la FNSEA-JA et de la Coordination rurale auront réussi à complètement détourner le texte du projet initial… pour faire sauter de nouvelles digues, sur l’autel des urgences écologiques.