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Les hommes de la rue du Bac (2/6) : aux origines de l’adoption de la jeune Inès Chatin, une procédure nébuleuse et une «entremetteuse»

Pour comprendre la façon dont elle est arrivée chez Jean-François Lemaire, qu’elle accuse d’avoir participé à un groupe pédocriminel dont elle fut la victime, Inès Chatin a remonté le fil de son adoption. Celle-ci comporte de nombreuses irrégularités, et laisse entrevoir un trafic d’enfants organisé au sein même de l’association «la Famille adoptive française».
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Peu après sa naissance, Inès Chatin a été confiée à une femme au parcours hors du commun, qui occupe alors un appartement de la résidence «les Cyclamens», à Montpellier. (Cyril Zannettacci/Vu' pour Libération)

par Willy Le Devin, envoyé spécial à Montpellier

publié le 15 juin 2024 à 8h00
(mis à jour le 16 juin 2024 à 9h00)

 

L’histoire d’Inès Chatin est aussi celle d’une longue quête de ses origines. Elevée dans un univers pédocriminel du Paris germano-pratin, elle ne put jamais questionner ses parents sur leur choix d’adopter leurs deux enfants, elle et son grand frère Adrien (1), via l’organisme principal de l’époque, la Famille adoptive française (FAF). Chez elle, le carcan du silence ne permettait aucune transgression, et les rares fois où elle s’est hasardée à sonder son père adoptif, Jean-François Lemaire, son autoritarisme coupait court à toute discussion. Médecin auprès des assurances, il menait une vie nimbée de mystères. Et exerçait sur son épouse, Lucienne, des violences physiques et verbales répétées, si bien qu’elle ne put jamais disposer d’une quelconque liberté, même de parole. Ce huis clos étouffant explique aussi qu’Inès Chatin n’ait jamais pu lever le voile sur les sévices sexuels subis de ses 4 à 13 ans, qu’elle attribue à Jean-François Lemaire et à ses puissants amis, banquier, avocat, écrivains.

 

Pour que sa parole se libère, il a fallu attendre que les époux Lemaire soient placés en Ehpad, à l’automne 2020. Peu à peu, Inès Chatin fait de nombreuses découvertes en vidant l’appartement dans lequel elle a grandi, au premier étage du fastueux 97, rue du Bac. Outre des écrits étayant les liens entre ses tourmenteurs, celle qui approche alors des 50 ans met la main sur des reçus de dons effectués à la FAF. Fondée en 1946 par Dominique Crétin, un ingénieur de la SNCF, l’association avait pour vocation première d’aider les enfants de cheminots déportés ou morts dans la Résistance à trouver «des familles de substitution». Ainsi, ils sont près de 400 à avoir été adoptés dès 1948, avec le concours de la Croix-Rouge française et de l’Assistance publique. Sachant sa mère enfin en sécurité à l’Ehpad, dans une chambre distincte de ce père honni qu’elle surnomme «Gaston» – son réel état civil – pour le démystifier, Inès Chatin va faire de ces reçus le point de départ de la plongée vers ses origines.

«Tout est étrange»

Afin de recomposer les différentes strates de son dossier administratif, elle décide de recourir au service d’une enquêtrice privée. Ensemble, elles vont se procurer auprès de diverses institutions (judiciaire, archives nationales) des documents troublants, interrogeant les conditions comme la régularité de son adoption. Compte tenu de la gravité de son vécu, Inès Chatin suspecte directement «Gaston» d’avoir recouru à un trafic d’enfants, orchestré par son réseau amical et politique. Si la FAF ne dispose plus de l’agrément des autorités, l’organisme, dont le siège est basé à Boulogne-Billancourt, est toujours tenu d’ouvrir ses archives lorsque des demandes valides lui sont adressées. Depuis les premiers contacts avec la structure, en décembre 2021, Inès Chatin a obtenu quatre entretiens à la FAF, réalisés avec l’actuelle directrice, Christine Delettre, ou la psychologue de l’association, Alice Lévy. Coopératives sur certains points, les deux interlocutrices vont l’être nettement moins sur d’autres, manifestement embarrassées par la foultitude d’anomalies qui bardent le dossier d’adoption. «Tout est étrange», ne cessera d’ailleurs de répéter Alice Lévy, en feuilletant les pages. Contactée par Libération, la FAF jure, au contraire, «avoir transmis à Mme Chatin, conformément à sa demande, tous les éléments présents dans son dossier au 20 décembre 2021». Sur ce point, l’enquête préliminaire ouverte le 23 octobre par le parquet de Paris permettra peut-être d’en savoir davantage, puisque le processus d’adoption fait partie intégrante de la plainte déposée par Inès Chatin à l’Office des mineurs (Ofmin).

 

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Inès Chatin à Paris, le 15 mai 2024. (Vu' pour Libération)

C’est lors du premier entretien avec la psychologue Alice Lévy qu’Inès Chatin va découvrir sa véritable identité. Son acte de naissance originel lui est présenté : «Le 9 septembre 1973, à 9h30, est née à Montpellier Bérénice Duhamel, de Martine (1) Duhamel», alors âgée de 19 ans. Détail qui a son importance : la majorité était à l’époque fixée à 21 ans.

Partie sans laisser de traces en 1973, Martine Duhamel est toujours vivante. Inès Chatin l’a retrouvée, et les deux femmes se sont rencontrées à plusieurs reprises, dans un café de la place de la Comédie, à Montpellier. Si le choc émotionnel fut intense pour Inès Chatin, il le fut tout autant pour cette femme qui voyait soudain resurgir l’enfant qu’elle a abandonnée quelques jours après sa naissance. Désireuse de ne s’impliquer qu’a minima dans la quête de sa fille, et très éprouvée par les informations sur les sévices sexuels qu’Inès Chatin lui a livrées pour expliquer sa réapparition quarante-neuf ans plus tard, Martine Duhamel ne s’exprimera pas dans notre série. Tout juste a-t-elle permis à Inès d’en savoir plus sur les conditions de sa naissance, «le point de départ de cette existence jalonnée d’emmerdes», comme elle le dit si souvent.

«Comme si on avait voulu évincer mon père biologique»

En 1973, Martine Duhamel vit dans un foyer pour «mères adolescentes» du nord de Montpellier, l’Abri languedocien. Bien qu’âgée de 19 ans seulement, elle y élève déjà un petit garçon. Voilà cinq ans, elle avait été placée une première fois dans une structure spécialisée, nichée dans une propriété des Rothschild, le château de Laversine, après que ses parents ont perdu tout droit sur elle. Selon l’expression consacrée, elle est donc «une enfant de la Ddass» – l’ancien nom de l’Aide sociale à l’enfance. Mais Martine Duhamel sera renvoyée de Laversine lors de sa première grossesse. La jeune mère arrive alors à l’Abri languedocien, un établissement plus adapté, dirigé par Louise Baert, une travailleuse sociale qui œuvrait dans les lieux de prostitution et les foyers «mères adolescentes» du sud de la France. C’est dans ce cadre, en proie à une très grande précarité, qu’elle va croiser le père biologique d’Inès Chatin, un étudiant en pharmacie.

De son propre aveu, leur histoire, bornée à «un ou deux rendez-vous», n’avait rien à voir «avec l’amour». Lors des entrevues avec sa fille, Martine Duhamel en dit d’ailleurs le moins possible sur cet homme. Inès Chatin va insister pour que sa mère biologique se soumette à un test ADN. Le résultat confirme à 99,9 % que la quasi-septuagénaire est sa génitrice. Mais soucieuse d’en apprendre davantage, Inès Chatin va ensuite publier son propre ADN en ligne, sur la base de données MyHeritage. Des semaines plus tard, son génome va «matcher» à 22,9 % – ce qui est élevé – avec un dénommé Serge Roux, présenté par le site comme un «potentiel oncle ou demi-frère». Miracle, la trouvaille se révèle juste. Serge Roux n’est autre que le frère d’Hubert Roux, un pharmacien qui se trouvait dans le Languedoc-Roussillon en 1973, en raison de l’affectation à Nîmes de son père militaire. Tout s’explique enfin, jusqu’au métissage d’Inès Chatin, Hubert Roux étant d’origine ivoirienne. Avant son décès, le 30 novembre 2023, il aura le temps de dire à sa fille biologique au téléphone qu’il désirait la garder, et l’emmener avec lui en Côte-d’Ivoire, où il a vécu une grande partie de sa vie. Il confiera aussi qu’on l’en a dissuadé.

Les jours qui suivent la naissance de «Bérénice» se révèlent nébuleux. Avant sa mort, Hubert Roux a avoué à Inès Chatin que Martine Duhamel l’avait non seulement avisé de sa grossesse, mais lui avait ensuite présenté un enfant «blond». Surtout, elle lui aurait sur le moment affirmé, l’air grave, que le bébé était atteint de la mucoviscidose. Une maladie rare et mortelle. «Mon père biologique a trouvé tout cela bizarre, rapporte aujourd’hui Inès Chatin. Comme si on avait voulu l’évincer.» Cette anecdote est la première d’une longue série «d’étrangetés», pour reprendre le propre terme d’Alice Lévy, la psychologue de la FAF.

Les bébés adoptés et «l’entremetteuse»

Martine Duhamel mettra seize jours à déclarer la naissance de son enfant. Une éternité pour celle qui désirait, semble-t-il, accoucher sous X, et dont la parole n’a pas été respectée. A Inès Chatin, elle a même révélé s’être immergée dans des bains de moutarde, avec l’espoir que cela provoque des contractions et un avortement naturel. Soit le terrible quotidien des femmes avant 1975 et la loi Veil légalisant l’IVG. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’il faut replacer la suite, un instantané échappé des années 70, difficile à concevoir de nos jours.

Afin d’abandonner officiellement sa fille, Martine Duhamel signe un acte chez un notaire montpelliérain, maître Fernand Aldorf. Mais la jeune femme est mineure : il aurait fallu, pour que le document ait une quelconque valeur juridique, qu’il soit signé par son tuteur légal, resté au château de Laversine. Une faille qui aurait déjà dû stopper le processus d’adoption. Par la suite, la jeune mère confie Inès Chatin à une femme au parcours hors du commun, qui occupe alors un appartement de la résidence «les Cyclamens», dans le Montpellier où se bousculent les rapatriés des colonies. Ex-enseignante en Algérie, Henriette Dauchez-Malle – qu’Inès Chatin nomme «l’entremetteuse» – a ce point commun avec Jean-François Lemaire d’avoir une vie remplie d’activités obscures. Selon plusieurs témoignages, son logement a servi à recueillir plusieurs bébés, en dehors de toute procédure légale.

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Véronique Dauchez-Malle, fille d'Henriette Dauchez-Malle, le 24 avril à Montpellier. (Libération )

Cette histoire, c’est la fille d’Henriette Dauchez-Malle qui la raconte. Inès Chatin l’a retrouvée à force de tâtonnements et de confrontations des versions parcellaires de son abandon, livrées par Martine Duhamel et la FAF. Lorsqu’elles se contactent pour la première fois, Véronique Dauchez-Malle a d’emblée ces mots : «Cela fait cinquante ans que j’attends cet appel.» Comme si l’heure était enfin venue d’exorciser un lourd secret de famille. Fin avril, Véronique Dauchez-Malle reçoit Libération dans son appartement du quartier Estanove, situé non loin des Cyclamens. Sur le balcon, des tortues achèvent paisiblement leurs feuilles de salade. Cette femme de 68 ans est un témoin direct du passage éphémère des enfants chez sa mère. Elle avait entre 16 et 17 ans, et Henriette la réquisitionnait pour s’occuper des bébés qu’elle récupérait auprès des filles-mères, à Montpellier, Marseille ou Nice : «Les enfants étaient amenés directement à la maison, ou bien ma mère allait les chercher dans un couffin en osier. Moi, je m’occupais d’eux. Je les changeais, les couchais, leur donnais les biberons. Je dirais qu’entre 20 et 25 bébés sont passés chez nous. Parfois, les enfants et leurs mères étaient pris en photo. Pour qui ? Je ne sais pas. Mais j’ai gardé des souvenirs de beaucoup d’entre eux, dont Bérénice [elle appelle toujours Inès Chatin ainsi, ndlr] Au terme d’une période allant de quelques jours à plusieurs semaines, les bébés faisaient ensuite l’objet d’une adoption qui avait tout d’un habillage factice. Plusieurs traces du passage des nourrissons existent, notamment un cahier à spirales que Véronique dit avoir gardé, dans lequel sont inscrits les noms de ceux passés par les Cyclamens. Certains étaient handicapés, deux autres sont arrivés de Corée. Véronique a en outre correspondu avec certains des enfants dont elle s’est occupée, immortalisant par écrit ce capharnaüm de trajectoires intimes. Enfin, une ex-dirigeante de la FAF lui avait aussi envoyé des mots de remerciements pour son investissement auprès des bébés…

Activités illicites et archives de la FAF

Si l’association demeure aussi embarrassée, c’est parce qu’Henriette Dauchez-Malle a été membre de son conseil d’administration, entre 1975 et 1976. D’ailleurs, la directrice de la FAF, Christine Delettre, a d’abord dissimulé son existence à Inès Chatin. Plus tard, elle finira par reconnaître son statut, et le caractère trouble de ses activités. Or dans sa réponse officielle à Libération, la FAF s’attache à prendre ses distances avec le personnage : «Les actions de recueil ayant été conduites par Mme Dauchez-Malle à cette époque ne sont pas connues de notre équipe et, au vu des éléments d’archives dont nous disposons, ne relevaient pas de ses fonctions au sein de l’association.» Et de compléter : «Elle a été la représentante de l’antenne locale de l’association à Montpellier à partir de début 1973, où son rôle se résumait à deux actions. Prendre contact avec les candidats de la région qui avaient fait une demande auprès de la FAF à Paris, afin de leur donner les premiers renseignements. Et faire connaître l’existence de la FAF et de son fonctionnement aux jeunes femmes qui désiraient confier leur enfant à l’adoption.»

Toujours est-il que l’activité illicite d’Henriette Dauchez-Malle semble bien avoir été découverte en 1976, puisque d’autres institutions avec lesquelles elle travaillait l’ont radiée, notamment le Planning familial. A la FAF, on dit seulement qu’elle a «démissionné», façon pour l’organisme de s’éviter à l’époque des accusations de trafic. C’est d’ailleurs le mot qu’emploie Véronique Dauchez-Malle en se remémorant cette période douloureuse : «Ma mère était une femme dure, secrète. En rentrant d’Algérie, elle a d’abord vendu des appartements. Puis elle a été enquêtrice sociale pour le tribunal de Montpellier, et s’est investie dans des associations comme SOS Amitié. Elle portait de vrais engagements, comme aider les mères en difficulté. Je l’entendais par exemple dire “bon, je vais m’occuper de vous, on va faire partir l’enfant à l’association”. Mais oui, c’était du trafic. En tout cas moi, j’ai envie de le dire comme ça.» Henriette, qui a eu deux enfants biologiques, en a également recueilli un en tutelle, et a adopté Véronique. Discuter aujourd’hui de la quête d’identité d’Inès Chatin ébranle cette dernière, meurtrie par le même déracinement.

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La sépulture d'Henriette Dauchez-Malle au cimetière du Montparnasse, à Paris. (Libération )

Comment Inès Chatin est-elle ensuite arrivée aux mains des époux Lemaire, au 97, rue du Bac ? Nul ne le sait. Martine Duhamel a raconté qu’après l’étape chez Henriette Dauchez-Malle, elle avait convoyé elle-même sa fille vers Bordeaux. Pour la remettre à qui, dans quel cadre ? Les archives de la FAF disent, elles, que «Bérénice» est passée temporairement par «Maison Blanche», une pouponnière de l’association, située à Bourcefranc-le-Chapus, en Charente-Maritime. Mais ce séjour n’a laissé aucune trace dans son dossier administratif, à l’exception d’un bon de transport, daté du 14 novembre 1973, autorisant le déplacement de Bérénice par des bénévoles. Plus grave encore, Martine Duhamel n’aurait jamais dû participer elle-même au transport de l’enfant qu’elle venait d’abandonner. Quant à la requête en adoption d’Inès Chatin, elle n’a été déposée que le 3 octobre 1974. Or le bébé a été confié aux Lemaire sept mois plus tôt, le 7 mars 1974…

«Trop de coïncidences»

Gênée aux entournures, la directrice de la FAF, Christine Delettre, avait livré à Inès Chatin des explications bien plus circonstanciées que la réponse officielle qui a été transmise à Libération. Lors du quatrième entretien, elle avait notamment reconnu que son association avait pu être «un maillon de l’histoire, nécessaire pour valider quelque chose d’une autre ampleur». «C’est une espèce de captation d’enfant, un rapt», avait-elle ajouté, suspectant finalement elle aussi le caractère commandité de l’adoption. Des propos sur lesquels la FAF est restée silencieuse lors de l’échange contradictoire avec Libération.

Il se trouve que l’hypothèse confessée par Christine Delettre n’a rien d’impossible : de façon troublante, on retrouve de nombreuses personnalités liées à l’adoption d’Inès Chatin dans les agendas de Jean-François Lemaire. Ainsi, avait-il rendez-vous le 28 août 1967 avec Fernand Aldorf, le notaire qui, six ans plus tard, établira l’acte d’abandon de Martine Duhamel. Et que penser du rendez-vous du 22 août 1964 avec le fondateur de la FAF, Dominique Crétin ? Ou de celui du 12 juillet 1961, avec François Delmas, notaire, illustre maire de Montpellier, dont les liens supputés avec Henriette Dauchez-Malle interrogent.

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Une copie du jugement d’adoption, datée de mars 2000, sur lequel apparaît le nom de l’avocat François Gibault. (Cyril Zannettacci/Libération)

Et puis, il y a cet autre notaire, qui a réalisé les actes d’achat du 97, rue du Bac : maître Dauchez. Etait-il de la famille de «l’entremetteuse» ? Il y a cette étrange confidence, faite par Jean-François Lemaire à la fin de sa vie, lorsqu’il décrit à sa fille adoptive le regard de Martine Duhamel, qu’il n’est pas censé connaître : «Ta mère avait des yeux bleus, d’un bleu profond.» Il y a surtout, sur une copie du jugement d’adoption, datée de mars 2000, le nom de celui qu’Inès Chatin désigne comme l’un de ses agresseurs : l’avocat François Gibault, qui demeure mutique sur ce point. Il y a enfin cette sépulture monumentale, celle d’Henriette Dauchez-Malle, installée non loin de celle d’un autre agresseur nommé par la plaignante, l’académicien Jean-François Revel, au cimetière parisien du Montparnasse. «Trop de coïncidences», ironise Inès Chatin, persuadée que pour comprendre son histoire, il reste de nombreux fils à connecter.

(1) Le prénom a été modifié.

Mise à jour le 16 juin à 9h avec la précision apportée par Nicolas Revel, fils de Jean-François Revel. Il indique s’être occupé en 2006 de la concession de son père au cimetière du Montparnasse. Aucun rapprochement ne peut être établi selon lui de sa proximité avec la sépulture d’Henriette Dauchez-Malle, puisque le décès de Jean-François Revel est postérieur à celui de «l’entremetteuse».

 

Les hommes de la rue du Bac (3/6) : pour Inès Chatin, dix ans de violences sexuelles et des décennies de silence

 

Atteintes sexuelles, viols, photos pédopornographiques… Trente-cinq ans après une enfance traumatisante, Inès Chatin a porté plainte auprès de l’Office des mineurs, une enquête qui court depuis déjà huit mois. Elle dénonce les violences que lui ont fait subir un groupe d’hommes très influents proches de son père adoptif, Jean-François Lemaire.
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Dans l'appartement des Lemaire du 97, rue du Bac, à Paris. (Cyril Zannettacci/Libération)

par Willy Le Devin

publié le 17 juin 2024 

Chez Inès Chatin, la plupart des émotions sont enfouies. Rester impassible, ne rien laisser deviner de la douleur endurée, c’est précisément ce que lui demandaient ses agresseurs en la violant avec des objets. Subir en silence, c’est aussi ce qu’elle s’est efforcée de faire pour protéger sa mère, Lucienne. Car dans son huis clos familial, un schéma pervers a longtemps eu cours : pour attiser la culpabilité de ses deux enfants – Inès Chatin a un grand frère, également adopté – et les asservir, leur père adoptif, le médecin Jean-François Lemaire, s’acharnait sur son épouse. «Si on posait une question, c’est maman qui prenait», en cauchemarde encore Inès Chatin. Elle reste hantée par le soir où Lemaire l’a projetée dans le grand escalier de leur domicile, situé au 97, rue du Bac.

Avertissement

Cet article fait état de récits de violences sexuelles sur des enfants.

Emmurée dans ce mécanisme, elle n’a pu interroger ses origines et verbaliser son passé qu’après le décès de Lucienne, en mai 2021 : «Il a fallu que maman meure pour qu’elle soit enfin en sécurité. Sans cela, je me serais sûrement tue»,murmure-t-elle. A cela, il faut ajouter qu’en ayant été la victime directe des amis les plus intimes de son père adoptif, qu’elle a continué de côtoyer à l’âge adulte – certains étaient invités à son mariage en 1997 –, elle leur est restée psychologiquement assujettie.

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Inès Chatin à Paris, le 15 mai 2024. (Vu' pour Libération)

Près de trente-cinq ans après, Inès Chatin accepte à grand-peine de décrire les scènes les plus crues de son enfance. Libération a pu l’éprouver lors des soixante heures d’entretien réalisées à ses côtés, dans les locaux de ses avocats, Marie Grimaud et Rodolphe Costantino. Si certains traumatismes de son enfance et adolescence semblent aujourd’hui apprivoisés, il suffit parfois d’évoquer un nom, un lieu, un objet, pour en voir certains se réactiver violemment. Elle se recroqueville, son élocution ralentit, allant parfois jusqu’à fixer le sol, mutique. En un instant, Inès Chatin redevient à 50 ans la petite fille qu’elle était rue du Bac.

 

«Jusqu’au dernier moment, j’ai pensé ne pas y arriver»

Le psychologue Jean-Luc Viaux, qui l’a longuement expertisée à la demande de ses avocats, constate qu’Inès Chatin souffre d’un «trouble de stress post-traumatique complexe», dont les manifestations oscillent entre «plaques sur la peau, angoisse se traduisant par des crises respiratoires, claustrophobie, peur persistante et honte». Si elle a pu se construire une vie familiale et sociale «normale» – elle est mariée et a deux enfants –, c’est, selon Jean-Luc Viaux, «au prix d’une dissociation d’avec la souffrance psychique venue de son enfance». Pour autant, l’expert estime «qu’elle n’a pas souffert d’une amnésie traumatique», et que son incapacité à donner des dates précises – comme de nombreuses autres victimes d’actes du même type – «ne doit pas pour autant invalider les souvenirs qu’elle a de ces agressions». Il en conclut : «Le traumatisme complexe, les éléments dissociatifs, anxio-phobiques et la souffrance vécue (réminiscences, difficultés mnésiques…) n’altèrent pas son rapport à la réalité, ou sa capacité à gérer les relations sociales. Il s’agit de troubles qui la font davantage souffrir dans son rapport à elle-même. Sa vie de femme, de mère, et ses activités professionnelles témoignent d’une résilience partielle, malgré une souffrance psychique qu’elle a supportée faute de pouvoir parler.»

Lors du dépôt de plainte qu’elle a effectué le 14 décembre 2023 auprès de l’Office des mineurs (Ofmin), long de plus de sept heures, elle a d’ailleurs pavé son récit de détails extrêmement précis, qui ont retenu l’attention des policiers. Depuis quelques semaines, les enquêteurs dissèquent également, dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris, les milliers de pages de documents qu’elle a versés à l’appui de ses déclarations, tous certifiés par huissier. Pour Inès Chatin, ce premier témoignage marathon devant la justice fut un Everest : «Jusqu’au dernier moment, j’ai pensé ne pas y arriver. Puis, en arrivant, j’ai vu les gardes qui surveillent le bâtiment avec des pistolets-mitrailleurs. Là, je me suis dit “C’est bon, je suis en sécurité, je peux enfin raconter.”»

Eu égard à l’extrême violence des scènes rapportées par Inès Chatin, il a été convenu, avec elle et ses avocats, de ne pas en rapporter certaines à la première personne du singulier. Libération s’appuiera donc sur les déclarations figurant sur le procès-verbal de dépôt de plainte. Pour comprendre les faits qu’elle dénonce, il faut distinguer deux types d’événements : ceux commis par un groupe d’hommes sur plusieurs enfants simultanément, qui sont les plus anciens. Et les viols commis sur la seule personne d’Inès Chatin par Claude Imbert et Gabriel Matzneff, à un âge plus avancé. Nourrie par deux années d’échanges avec ses conseils et des membres de sa famille, et après une plongée minutieuse dans les archives exhumées du 97, rue du Bac, sa plainte fait état de crimes qui pourraient s’étirer de 1977 à 1987. Soit, pour Inès Chatin, de ses 4 à ses 13 ans. Son frère Adrien (1), qui n’a pas souhaité voir son cas personnel évoqué par Libération, s’est associé au récit des faits qui vont suivre, relatés par sa sœur, en paraphant et en annotant une lettre, aujourd’hui en possession des policiers de l’Ofmin.

«Ils apportaient des objets comme s’il y avait une soirée à thème»

Selon Inès Chatin, la première séquence des violences débute à une période où elle n’habite pas encore au 97, rue du Bac. En 1974, lorsqu’elle est adoptée par le couple Lemaire, ses parents n’occupent pas encore le mirifique appartement du premier étage, mais logent dans l’un des entresols de l’immeuble, pour cause de travaux. Les enfants, eux, sont hébergés «à quelques minutes à pied», rue de Varenne, avec leur nurse. Surnommée «Zazelle» (contraction de mademoiselle), cette dernière est aujourd’hui décédée. La mère ne venait jamais dans cet appartement. A cette époque, Lucienne ne voyait ses enfants que la journée, dans des parcs, surtout celui du musée Rodin, dont Inès Chatin dispose de souvenirs très précis. Le soir venu, Lucienne partait dormir chez sa sœur, comme cette dernière le confiera plus tard à sa nièce adoptive. Pourquoi ce mode de vie séparé ? Selon François Gibault, cet arrangement tenait à la nature de l’union des époux Lemaire : un «mariage blanc», destiné à masquer l’homosexualité du docteur aux yeux d’un microcosme catholique et ultraconservateur. L’avocat a fait cette confidence à Inès Chatin en 2022, chez lui, dans son hôtel particulier de la rue Monsieur (VIIe arrondissement), peu après les aveux de son père adoptif, qu’elle avait longuement interrogé à l’Ehpad. Toutefois, il n’était pas question d’homosexualité dans la bouche de Jean-François Lemaire, mais de pédocriminalité, dont il justifiait, avec un détachement glaçant, le bien-fondé, sans s’excuser une seule seconde.

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Inès Chatin enfant. (Cyril Zannettacci/Libération)

C’est dans ce contexte que les premiers crimes ont débuté en 1977. En fin de journée, parfois après l’école – elle se rappelle précisément y être allée avec un cartable –, Inès Chatin était emmenée dans un troisième lieu, un appartement, situé au 33 ou 35, rue de Varenne : «Cet appartement n’était pas meublé comme un lieu de vie. Il y avait de l’espace. Certaines fois, on nous emmenait après l’école. Il y avait un temps avant l’arrivée des hommes. D’autres fois, les hommes étaient déjà là. Zazelle nous emmenait là-bas, elle nous laissait là-bas», explique-t-elle aux enquêteurs. Débutait alors ce qu’elle nomme «des jeux» : un enchaînement d’atteintes sexuelles sordides sur des enfants. Dans son souvenir, les enfants étaient à peu près aussi nombreux que les hommes présents, environ cinq ou six. Il y avait plus de garçons que de filles. Les premiers étaient blancs de peau, alors que les secondes étaient «toutes métissées ou d’autres origines» d’après Inès Chatin. Avant le début de ces «jeux», elle devait ingurgiter une «boisson blanchâtre» (probablement un décontractant musculaire), qui «donnait une impression d’ivresse, comme si on flottait. Mais surtout, ça faisait mal au cœur». Inès Chatin précise encore que les enfants devaient se déshabiller, «mais pas totalement, que le bas». Quant aux hommes, «ils avaient le visage masqué avec sur eux une sorte de cape ou de manteau». Des apparats dont elle ne peut donner la signification.

Les participants – qu’elle ne peut tous identifier, et qui n’étaient pas forcément les mêmes d’une séance à l’autre – arrivaient munis de divers objets métalliques. Avec, ils réalisaient des actes de pénétrations sur les enfants, en les encerclant chacun leur tour, mais sans contact physique : «Ils apportaient des objets comme s’il y avait une soirée à thème. [...] Ils les utilisaient pour tester la résistance à la douleur de nos endroits intimes», rapporte Inès Chatin. Parmi eux, des pièces d’argenterie, ainsi qu’un exemplaire très particulier de coupe-papier de la marque Christofle, créé par le sculpteur Jean Filhos. Sur son bas-relief (les pénétrations étaient effectuées avec ce manche), des femmes dénudées sont représentées dans une scène orgiaque, inspirée de ce passage des Métamorphoses d’Ovide, que le groupe d’hommes proches de Jean-François Lemaire appelait «le roman des romans» : «C’était l’époque de la traditionnelle célébration triennale des mystères de Dionysos par les jeunes femmes de Sithonie, la nuit est la confidente des mystères.»

«Ces gens-là sont dans mon enfance tout le temps»

Cet objet incarne la quintessence de la soumission pour Inès Chatin. Selon elle, ceux qui en détenaient un exemplaire – elle cite Claude Imbert et François Gibault (ce dernier dément en avoir possédé un) – le laissaient sciemment en majesté sur leurs bureaux, notamment son père adoptif et Claude Imbert.«Quand cet objet est dans la pièce, je suis incapable de dire un mot», admet-elle encore aujourd’hui. L’exemplaire que possédait Jean-François Lemaire, retrouvé rue du Bac après son placement à l’Ehpad, a été récupéré par ses avocats (il est stocké au cabinet), qui en ont fait des photographies transmises à l’Ofmin. «En révélant l’existence de cet objet à l’autorité judiciaire, notre cliente se libère de son avilissement et désarme symboliquement ses agresseurs», observe son avocate Marie Grimaud. Dans son expertise, le psychologue Jean-Luc Viaux souligne lui aussi la très forte notion «d’appartenance» à ces hommes développée par Inès Chatin, en raison de ce sinistre processus d’objetisation.

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Plusieurs des hommes de la rue du Bac possédaient un exemplaire de coupe-papier de la marque Christofle. (Cyril Zannettacci/Vu' pour Libération)

S’il lui est impossible de donner avec certitude une notion de fréquence de ces «jeux», Inès Chatin implique plusieurs participants : le fondateur du Point,Claude Imbert, son père adoptif, Jean-François Lemaire, l’ex-patron de l’Express Jean-François Revel, l’écrivain Gabriel Matzneff et l’avocat François Gibault. «Ces gens-là sont dans mon enfance tout le temps, pas seulement rue de Varenne,détaille-t-elle. Ils s’invitaient perpétuellement à la maison ensuite, rue du Bac.»Pour eux, l’identification se fait donc sur le timbre de voix, le regard, la démarche, la corpulence, mais aussi les odeurs.

Quasiment borgne de l’œil gauche depuis un vieil accident de la route, son père adoptif est ainsi aisément reconnaissable, même sous un masque. Idem pour Claude Imbert, intime de Jean-François Lemaire depuis le lycée Carnot, et qui passerait presque pour un oncle. «Gibault, Matzneff, Revel, c’est les récurrents, ajoute-t-elle en audition à l’Ofmin. C’est ceux-là les plus faciles à reconnaître. Matzneff, il a un côté lisse et féminin. Revel, lui, est très lourd, sent mauvais, transpire beaucoup [elle le surnomme «l’Ogre», ndlr]. Ils pourraient mettre 40 capes et masques, que je les reconnaîtrais.» Sur Gibault enfin, elle ne donne pas de caractéristiques physiques aux enquêteurs, mais assure à Libération l’avoir identifié en raison de son physique «malingre», presque «chétif». «Il était plus petit que tous les autres», ajoute-t-elle. Si Gabriel Matzneff n’a pas donné suite à nos sollicitations, François Gibault nie en revanche toute implication dans des faits de nature sexuelle, et juge «inexact» le récit d’Inès Chatin. Sans pouvoir les mêler formellement aux mêmes agissements, la plaignante dispose de souvenirs sensoriels de l’ex-directeur de la banque Worms Claude Janssen et de «la voix rauque» de l’architecte italien Ricardo Gaggia. Les deux sont décédés. «Eux, je sais qu’ils étaient parfois là, explique-t-elle. Mais je n’ai aucune image d’eux me faisant directement du mal.»

«Ils nous scrutaient, comme s’ils voulaient voir à travers nous»

A compter de 1980, ces «jeux» vont s’interrompre. Les travaux du 97, rue du Bac achevés, les Lemaire et leurs enfants vont enfin s’installer au premier étage, dans les magnifiques salons littéraires qu’occupait autrefois la princesse de Salm. D’autres pratiques, elles, vont naître, comme les étranges «présentations»en clôture des «dîners du lundi». Ces gueuletons resserrés vont essentiellement concerner les plus intimes de Jean-François Lemaire, dont ceux qu’Inès Chatin désigne comme ses agresseurs. La petite fille était alors invitée à patienter dans le salon, le temps que le repas soit fini. Ensuite, elle devait monter, parfois avec son frère, en pyjama et robe de chambre, se présenter aux invités dans une pièce très particulière du 97, rue du Bac, qu’elle nomme «la cabine de bateau». Ovale et asphyxiante, elle reproduit l’intérieur d’une cabine de navire, avec hublots et carte marine accrochée au mur.

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Dans le 97, rue du Bac, une pièce ovale reproduit l’intérieur d’une cabine de navire, avec hublots et carte marine accrochée au mur. (Cyril Zannettacci/Libération)

C’est d’ailleurs sous cette carte, qu’elle trouvera, entre autres, les livres dédicacés de Matzneff à son père adoptif, ainsi qu’un exemplaire du livre de dialogue entre Jean-François Revel et l’un de ses fils, le moine bouddhiste Matthieu Ricard, le Moine et le Philosophe. Une fois devant les hommes, qui la regardaient intensément – «ils nous scrutaient, comme s’ils voulaient voir à travers nous» –, Inès Chatin devait répondre à des questions d’apparence banale, comme «qu’aimes-tu à l’école ?», «qu’as-tu fait aujourd’hui ?» Puis, passé quelques minutes, les hommes quittaient la pièce ensemble par une porte dérobée, qui débouchait directement sur le grand escalier de l’immeuble. Inès Chatin se dit incapable d’expliquer le sens de ce cérémoniel. Etait-ce une présentation de l’enfant dans le but d’une «rencontre» ultérieure ? Ou ces hommes venaient-ils simplement chercher une certaine excitation sexuelle ?

Et puis, jusqu’en 1987, Inès Chatin décrit les viols perpétrés individuellement par Claude Imbert et Gabriel Matzneff, de manière plus ou moins régulière. Avec l’écrivain, qui s’invitait régulièrement à déjeuner, les viols avaient lieu à l’hôtel Pont Royal, situé rue de Montalembert, à deux pas de son prestigieux éditeur, Gallimard, et «dans l’entre-deux-portes liant l’entrée et la salle à manger» du 97, rue du Bac. Matzneff se saisissait alors des cheveux crépus de la petite fille, et l’appelait «ma petite chose exotique». Là encore, son père adoptif, dont la profession lui permettait de faire des ordonnances à foison, lui faisait boire le fameux liquide blanchâtre, «qui donnait un effet planant».

Une séance photo en présence de son père adoptif et de plusieurs hommes

Ces scènes plaisaient à Jean-François Lemaire, qui arrivait généralement avant la fin, pour les observer en arrière-plan. D’ailleurs, ce dernier veillait à ce qu’elle n’aille pas chez le coiffeur, afin «de stimuler l’appétit sexuel» de Matzneff, comme le dit aujourd’hui Inès Chatin. Depuis, elle entretient un rapport pathologique à ses cheveux, toujours coupés à ras, quand elle ne porte pas un bandana ou un chapeau. En parallèle, Inès Chatin dit aussi avoir été victime de viols réguliers de Claude Imbert, perpétrés tant au 97 rue du Bac qu’au domicile parisien du fondateur du Point, ainsi que dans sa maison de campagne, située dans la ville suisse de Perroy, sur les bords du lac Léman. Sans qu’elle ne puisse l’expliquer, elle se souvient qu’Imbert et Matzneff l’avait rebaptisée «Agnès».

Enfin, il y eut, rue du Bac, des prises de vue pédopornographiques. Dans les Passions schismatiques, Gabriel Matzneff évoque le rapport des pédocriminels aux images d’enfants en ces termes : «Aimer les très jeunes, c’est kidnapper l’instant, vivre l’instant. Si les pédérastes sont souvent des fanatiques de la photo, c’est parce que celle-ci donne l’illusion de fixer le temps, d’opérer l’alchimie qui transmute le fugitif en éternité.» Une séance, qui l’a particulièrement choquée, s’est déroulée dans la cuisine de l’appartement, en présence de Jean-François Lemaire et de plusieurs autres hommes. Vêtue d’une simple chemise de nuit où il était écrit «Bonne journée» devant et «Bonne nuit» derrière, la petite Inès a dû se plier à des poses suggestives et dénudées.

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Une photo d'Inès Chatin dans un numéro d'«Impact médecin» publié en 1982. (Cyril Zannettacci/Libération)

L’un des rares clichés de cette séance où elle pose habillée finira en une de l’édition du 11 février 1982 d’Impact médecin, un magazine médical dont Jean-François Lemaire assure alors la rédaction en chef. A l’intérieur, un écrivain est mis à l’honneur : Gabriel Matzneff. Sa chronique commence par ces mots : «Dans l’avion Paris-Bombay-Bangkok-Manille, je suis envahi une nouvelle fois par cet exquis sentiment d’invulnérabilité qui m’habite dès lors que je pars en voyage. Sensation absurde peut-être, mais toute-puissante, d’être hors d’atteinte. Les ennuis riment avec Paris.»

Il faut attendre la période 1986-1987, et les 13 ans d’Inès Chatin, pour que cessent définitivement les crimes sexuels. C’est aussi la date à laquelle Gabriel Matzneff va entamer sa relation d’emprise avec Vanessa Springora, l’autrice du Consentement. Interrogé par sa fille à l’Ehpad, Jean-François Lemaire lui en expliquera la raison de vive voix : à partir de 12-13 ans, les corps des garçons et des filles se différencient, et perdent l’apparence glabre qui sied tant aux pédocriminels. Délivrée mais brisée, Inès Chatin tente d’attirer l’attention des professeures de son collège, en se scarifiant les jambes avec des fléchettes d’un jeu offert par son parrain. «J’avais en tête l’idée – que j’ai depuis toute petite– que l’une d’elles pourrait me prendre avec elle, pour m’offrir une nouvelle famille»,confie-t-elle. Le soir même, Jean-François Lemaire jettera son épouse dans l’escalier en représailles. Comme un serment qu’il ne faudrait jamais recommencer.

(1) Le prénom a été modifié.

Les hommes de la rue du Bac (4/6) : les influentes amitiés de la bande de Jean-François Lemaire

 

Depuis la plainte d’Inès Chatin, les enquêteurs de l’Office des mineurs épluchent lettres, agendas et livres d’or du docteur Lemaire. Ces documents dessinent les liens étroits d’un groupe qui partage rendez-vous, voyages et dîners, et utilise son influence pour protéger le père adoptif de la plaignante.
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Un dîner avec Claude Imbert et François Gibault, le 10 janvier 1966, dans un agenda du docteur Lemaire. (Cyril Zannettacci/Vu' pour Libération)

par Willy Le Devin

 

 

Inès Chatin dit de son enfance qu’elle «fut baignée de masculin». Elle était une petite fille silencieuse, déambulant tel un fantôme dans de grands salons peuplés d’hommes, qui n’avaient aucune attention pour elle, sauf lorsqu’il s’agissait de disposer de son corps pour lui imposer d’innommables sévices. Adoptée par les époux Lemaire en 1974, après un parcours sinueux, Inès Chatin a grandi dans le faste du Paris littéraire, élitiste et cérémonieux. Son père adoptif, Jean-François Lemaire, un intrigant médecin, était fasciné par les écrivains et les intellectuels, surtout ceux qui défrayaient la chronique, comme Gabriel Matzneff. «De tous ses amis huppés», Matzneff, aux penchants pédophiles revendiqués, «semblait être celui qui le fascinait le plus», raconte Inès Chatin : «Lorsqu’il entrait dans une pièce, il captait l’attention, avec ses manières très sophistiquées d’être en société.» Comme lui, Jean-François Lemaire est un descendant de Russes blancs, ces tenants de l’ancien régime ayant émigré pour fuir les bolcheviks et la Révolution de 1917.

Pour comprendre la façon dont le silence a longtemps recouvert les sévices sexuels subis par Inès Chatin, il faut se figurer cette société de la rive gauche, ses usages, ses rituels et son goût immodéré du secret. Il faut aussi appréhender les faits dénoncés comme étant l’œuvre d’une bande soudée, qui a traversé les décennies sans trop se désunir. C’est d’ailleurs par ce terme, «la bande», que Jean-François Lemaire désigne, dans ses agendas, ses camarades les plus fidèles, avec lesquels il réalise des voyages réguliers à l’étranger, notamment en Asie du Sud-Est. Dans ce monde, les amitiés sincères sont toujours concurrencées par l’envie d’en être, les intrigues de palais, les réussites jalousées, les brouilles politiques. Mais au 97 de la rue du Bac, au cœur de cet appartement monumental du VIIe arrondissement, propriété auparavant de la famille d’Ormesson, une constante ne pouvait être démentie : les hommes régnaient en maîtres.

Une «même communauté de pensée» et une fascination pour les Grecs et les Romains

Aux origines de la bande, il y a le lycée Carnot, situé sur le très rupin boulevard Malesherbes (XVIIe arrondissement). Jean-François Lemaire y rencontre le futur fondateur du Point, Claude Imbert, et celui qui deviendra directeur de la banque Worms, Claude Janssen. Si Inès Chatin identifie sans le moindre doute le premier comme auteur de plusieurs viols et sévices, elle dispose de souvenirs plus fragmentaires du second, qu’elle situe néanmoins dans la «même communauté de pensée». Car c’est au lycée Carnot qu’est née la fascination du trio pour les Grecs et les Romains, civilisations centrales dans la justification de leurs pratiques pédocriminelles. Ce culte de l’histoire antique et de la philosophie hellénistique est l’un des ferments les plus profonds des tourmenteurs d’Inès Chatin, parmi lesquels, outre Lemaire, Imbert et Matzneff, figurent, selon elle, l’avocat François Gibault et l’ex-académicien et directeur de l’Express, Jean-François Revel. Durant leurs carrières, beaucoup d’entre eux ont accumulé les références à l’Antiquité, égrenées de chroniques de journaux en interviews, et jusque dans leurs propres livres. Dans leurs nécrologies respectives, Revel est comparé à Socrate dans le Monde, Imbert à Trajan dans le Point.

 

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Inès Chatin à Paris, le 15 mai 2024. (Cyril Zannettacci /Vu' pour Libération)

Leur profession de foi la plus crue, c’est peut-être Gabriel Matzneff, qui la livre dans les Passions schismatiques, un essai paru en 1977 : «Je crois à la fonction socratique de l’adulte. Les anciens Grecs appelaient l’intelligence hegemonikon,qui signifie le guide. […] Aux mères qui agitent hystériquement contre moi l’épouvantail de la police et de la prison, je rétorque toujours, sans me démonter, que pour avoir initié leur progéniture à une sphère infiniment supérieure au marécage familial, et cela dans tous les ordres, on devrait non me punir, mais me décorer.» Dans un texte qu’il est toujours possible de lire sur le site du Monde,daté de juillet 1982, le même Matzneff expose : «J’ai tenté de montrer, dans les Moins de seize ans [autre essai, paru en 1974, ndlr], que le goût de l’extrême jeunesse n’est pas de l’homosexualité. Un homme peut très bien avoir le désir des femmes, se marier, être l’amant d’innombrables jeunes filles et, dans le même temps, ne pas être insensible au charme, à la grâce, à la vénusté de certains jeunes garçons imberbes.» Une allusion parfaitement claire à la pédérastie, dont la permissivité était ardemment défendue par certains membres du groupe.

A la lumière du témoignage d’Inès Chatin, Libération a relu la majorité des livres de Gabriel Matzneff. Au fil des pages, principalement dans ses fameux journaux intimes, on croise les personnages du 97, rue du Bac. Dans Mes Amours décomposés, par exemple, couvrant la période 1983-1984, durant laquelle Inès Chatin dénonce des viols de sa part, il n’est pas rare de croiser l’auteur, «sortant d’un déjeuner chez son ami Jean-François Lemaire». Matzneff lui envoie aussi des cartes postales éloquentes de ses lointains voyages, où il loue, en 1985, «les jeunes demoiselles philippines si jolies […] et si peu farouches…»

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Une carte postale envoyée par Gabriel Matzneff à Jean-François Lemaire en 1985. (Cyril Zannettacci/Vu' pour Libération)

L’écrivain a d’ailleurs une formule bien à lui pour qualifier leurs penchants pédocriminels : «L’amant de l’extrême jeunesse.» Electron libre, Matzneff semble être celui qui s’affranchit le plus des cénacles parisiens pour assouvir ses crimes. Dans les Passions schismatiques toujours, il raille d’ailleurs le microcosme germanopratin, qu’il vénère autant qu’il le méprise : «Mes amis pédophiles peuvent témoigner que ce n’est qu’exceptionnellement que j’utilise les réseaux de notre secte [parle-t-il ici des hommes de la rue du Bac ? Matzneff n’a pas répondu à Libération, ndlr], où l’on se refile les gosses, et où l’unique séduction est celle du portefeuille (qui joue, de façon ou d’autre, un rôle d’importance dans les relations sexuelles entre adultes et enfants, où la frontière qui sépare l’amour de la vénalité n’est jamais clairement tracée).»

Rendez-vous, dîners et voyages

Si on ignore comment Matzneff et Lemaire se sont rencontrés, les agendas de ce dernier, ainsi que les livres d’or du 97, rue du Bac – tous désormais aux mains des policiers de l’Office des mineurs, qui enquêtent depuis huit mois –, indiquent que des liens existent depuis 1961. S’il manque plusieurs millésimes (non retrouvés), ces ouvrages agissent comme une mémoire figée de nombreuses interactions entre les membres du groupe. Ils documentent en tout cas les rendez-vous ou les dîners mondains suffisamment importants pour être notés, sur une période allant de 1959 à 1985, ce qui inclut la période des faits dénoncés par Inès Chatin. Claude Imbert y apparaît le plus (133 fois), puis viennent Claude Janssen (86 fois), François Gibault (72 fois), Gabriel Matzneff (21 fois), et Jean-François Revel, qui était moins inféodé à la vie du groupe (2 fois). «Ces agendas sont comme des repères, mais ils ne sont qu’un infime échantillon des liens qui unissaient ce groupe, assure Inès Chatin. On allait aussi déjeuner ou dîner chez la plupart de ces hommes, chez qui il faudrait disséquer en retour toutes les traces archivées. Pour les plus intimes – Imbert, Janssen, Gibault, notamment –, il n’y avait pas besoin d’invitation ou d’occasion pour qu’ils passent à la maison. Souvent, ils sonnaient et montaient à l’improviste. J’ai dû partager une intimité égale avec eux tous.» Dans les carnets, apparaissent aussi les nombreux voyages de Jean-François Lemaire, en 1963 à Bangkok avec «la bande», où l’accompagne le banquier Claude Janssen. En 1964 en Egypte, avec Christian Giudicelli, l’éditeur de Matzneff chez Gallimard. Décédé en mai 2022, il avait été éclaboussé par des propos de l’écrivain, qui l’avait décrit en touriste sexuel à Manille (Philippines), en quête de jeunes garçons. En 1966, Lemaire retourne à Bangkok avec Janssen – des codes sont inscrits sur les pages, étaient-ce des numéros de chambre ? En 1977 et 1978, il est à Tunis avec Matzneff. Les deux acolytes seront également pris en photo ensemble, semble-t-il à Marrakech. Enfin, en 1977 toujours, un agenda mentionne «Gibault Chine». Souvent adossés à des conférences, des congrès ou des rencontres littéraires, ces voyages, dans des destinations connues pour être aussi des lieux de prostitution de mineurs, revêtaient-ils des intentions plus inavouables ? Contacté par Libération, François Gibault a assuré ne pas avoir connaissance du moindre fait criminel, nie toute implication, et juge «inexact» le récit d’Inès Chatin.

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Valéry Giscard d'Estaing et Jean-François Lemaire pendant une réunion de l'association Perspectives et Réalités, dont Lemaire fait partie des membres fondateurs. (Cyril Zannettacci/Vu' pour Libération)

Avant de mener la grande vie, Jean-François Lemaire avait été médecin militaire en Algérie. D’où tirait-il la fortune qui lui a permis d’acquérir le somptueux appartement du premier étage du 97, rue du Bac, dont les plafonds, de style Empire, sont classés ? L’hypothèse d’Inès Chatin est qu’il a surtout puisé dans la fortune de Lucienne, son épouse, descendante d’une grande famille d’industriels lyonnais. Car une fois rentré d’Algérie, où il eut comme beaucoup d’autres son lot de décorations, sa vie fut marquée par quelques scandales retentissants. Médecin agréé auprès des assurances, Lemaire a d’abord été impliqué dans un curieux accident de voiture, à Rognac (Bouches-du-Rhône) en 1972. Son véhicule, qui a effectué un impressionnant vol plané selon la presse locale, s’est ensuite échoué en contrebas de l’autoroute A7, pour finalement prendre feu. Lemaire s’en tire en réussissant à s’extraire in extremis de la carcasse. Mais il perd quasiment son œil gauche, qu’il ne pourra plus ouvrir pour le restant de sa vie. D’où le surnom «le Cyclope», que lui accolera Inès Chatin, et qui le confondra lors des sévices sexuels. Quant à la passagère de la voiture, elle meurt calcinée, mais son identité demeure floue, puisqu’elle changera dans les différents procès-verbaux de la procédure. Enfin, un autre passager mystérieux se serait enfui.

Après la condamnation, un travail de réhabilitation

Le 7 juillet 1981, Jean-François Lemaire est cette fois condamné dans une affaire au retentissement national. Durant quelques mois, il a en effet été président-directeur général de Cœur Assistance, un service médical d’urgence cardiaque reposant sur un abonnement payant, fondé en 1974 par Bernard Tapie et Maurice Mésségué. Le dispositif ne résiste que trois ans, torpillé par une plainte de l’ordre des médecins qui aboutit à un procès. Lemaire y est formellement condamné pour «publicité mensongère», mais n’écopera que d’une amende symbolique de 3 000 francs. Faut-il voir dans cette clémence le résultat de l’action de son réseau, qui s’est activé en amont du procès pour lui éviter l’opprobre ? Dans le fatras de l’appartement de la rue du Bac, qu’elle a vidé avec ses proches quand ses parents adoptifs ont rejoint un Ehpad en 2020, Inès Chatin a remis la main sur des correspondances édifiantes. Dès juin 1980, soit un an avant le procès, Claude Imbert, déjà patron tout-puissant de l’hebdomadaire le Point, écrit une lettre à Paul-André Sadon, procureur général près la cour d’appel de Paris.

Si Inès Chatin n’a pas retrouvé la missive initiale, elle a en revanche remis la main sur la réponse du magistrat, datée du 5 février 1981. Sadon écrit : «Vous m’avez fait part de votre émoi en apprenant que l’un de vos amis de jeunesse, le docteur Jean-François Lemaire, se trouvait impliqué dans une procédure de publicité mensongère […]. Je comprends le désarroi de M. Lemaire, dont vous avez tenu à souligner à mon intention le désintéressement et l’honnêteté, et qui supporte les conséquences liées à son inculpation […]. Sans préjuger de la décision qui sera rendue par le tribunal, j’ai le sentiment que l’on peut très raisonnablement escompter, en ce qui le concerne, une peine extrêmement modérée, voire de principe […]. En tout état de cause, soyez assuré, cher monsieur, que j’ai pris bonne note des excellents renseignements que vous m’avez communiqués sur le docteur Lemaire, et qu’il en sera fait le meilleur usage.»

Même si elle s’avère effectivement symbolique, la condamnation de Jean-François Lemaire est une tache – pire, un déshonneur – dans le Saint-Germain-des-Prés précieux et guindé. Son puissant réseau va alors œuvrer pour le réhabiliter, faisant émerger, à travers leurs nombreuses missives, une histoire des coulisses de la Ve République. Dès le 15 septembre 1981, l’ordre des médecins – alors même que Jean-François Lemaire a été condamné au pénal – va lui faire savoir qu’il retire l’action disciplinaire intentée contre lui. Puis c’est une succession de missives de ses amis Claude Imbert et Georges Bérard-Quélin, président du puissant Club du siècle (regroupant de nombreux patrons de presse), qui vont déferler sur les plus hautes huiles de l’Etat. Le but ? Faire effacer le casier judiciaire du docteur en vertu de la loi d’amnistie promulguée dès son arrivée au pouvoir par François Mitterrand, et ce pour que Lemaire soit proposé au grade de chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’honneur. Dès 1970, son grand ami Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre de l’Economie et des Finances de Georges Pompidou, avait pris un décret le consacrant chevalier dans l’Ordre national du Mérite.

«Gibault est parmi les intimes depuis toujours»

La famille Giscard d’Estaing est en effet très présente au 97, rue du Bac. De nombreuses lettres, signatures de registres, talon d’entretiens téléphoniques en attestent. Et pour cause. En juin 1965, Jean-François Lemaire fait partie des membres fondateurs de l’association Perspectives et Réalités, dont les comités seront les fantassins de l’accession de Giscard à la présidence de la République en 1974. L’ex-maire de Chamalières (Puy-de-Dôme), qui déjeune parfois en trio avec Lemaire et Imbert, ne l’oubliera jamais. Sous sa mandature, le docteur sera bardé d’autres décorations, notamment chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, honneur permis par le secrétaire d’Etat à la Culture de Giscard, Michel Guy, autre signataire régulier des livres d’or de la rue du Bac. Au gré des pages, on retrouve aussi Olivier Giscard d’Estaing, frère du président et lui-même député. Lemaire voyage d’ailleurs avec lui au Liban en 1964. Y figurent enfin le ministre de Pompidou André Bettencourt, son Premier ministre de l’époque, Pierre Messmer, l’entrepreneur Guy Taittinger, ou encore l’écrivain qui revenait au domicile de son enfance, Jean d’Ormesson.

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François Gibault en 2021. (Boby/Libération)

Durant toutes ces années, Jean-François Lemaire a pu compter sur François Gibault pour veiller au mieux sur ses intérêts. L’avocat, qui a été son conseil personnel, était aussi celui des hautes affaires de la République. En 1987, il a notamment défendu le dictateur centrafricain Jean-Bedel Bokassa. Quelques années plus tard, il représente le colonel Kadhafi, dont le régime libyen est accusé de l’attentat à la bombe commis contre le DC-10 d’UTA, dont le crash fait 170 morts en septembre 1989. Mondain à souhait, hôte lui aussi de dîners mirifiques, Gibault suscite tous les fantasmes. On le dit stratège, correspondant du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (ancêtre de la DGSE), et doté lui aussi d’un réseau tentaculaire, notamment à l’ordre des avocats de Paris. Aujourd’hui âgé de 92 ans, il était encore sur le devant de la scène il y a peu, lorsque des manuscrits inédits de Louis-Ferdinand Céline, dont il est l’exécuteur testamentaire, ont ressurgi de l’ombre. De lui, Inès Chatin dit : «Gibault est parmi les intimes depuis toujours, il est dans une proximité permanente avec mon semblant de famille depuis aussi loin que mes souvenirs existent. Lui, c’est le chef de la troupe. Un homme petit et sans envergure physique, il pourrait passer inaperçu en réalité. Pourtant, il est autrement plus puissant que les autres. Je dirais que c’est une puissance intellectuelle. Dans mon enfance, Gibault, c’est le haut de la pyramide hiérarchique, le chef de “la bande”. La notion d’appartenance est d’autant plus prégnante avec lui, parce qu’il est en quelque sorte supérieur à mon père adoptif.» Lorsque l’avocat rédige le tome 1 de ses mémoires, publiés en 2014 chez Gallimard, et intitulés Libera Me, il en adresse un exemplaire à Inès Chatin, avec la dédicace suivante : «Pour Inès Ader [son nom d’épouse], que j’ai connue au berceau.» De façon troublante, le nom de Gibault se trouve sur une copie du dossier d’adoption d’Inès Chatin, qu’il a demandé aux greffes du tribunal en 2000. Pourquoi ? Il ne s’est pas expliqué sur ce point auprès de Libération, pas plus que sur d’éventuelles attestations de moralité qu’il aurait rédigées en faveur de Jean-François Lemaire, afin de faciliter la procédure.

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Un exemplaire des mémoires de François Gibault, «Libera Me», dédicacé à Inès Chatin. (Cyril Zannettacci/Vu' pour Libération)

«Homme à double visage, et à double vie»

Combien de services se sont-ils rendus, «les hommes de la rue du Bac», depuis les coulisses feutrées des cercles où ils adoraient se montrer, parmi lesquels le Siècle, l’Automobile Club de France ou la célèbre brasserie Lipp du 151, boulevard Saint-Germain (VIIe arrondissement) ? Mais le plus important d’entre eux était peut-être le Club des cent, ce Who’s Who interdit aux femmes qui organisait des ripailles chez Maxim’s. Parmi ses membres éminents, Jean-François Lemaire, Claude Imbert et Jean-François Revel, à qui le New York Times consacre un long article en 1977, intitulé «The Bête noire of France’s left». Soudés par leur proximité avec le pouvoir giscardien, ces hommes sont aussi devenus ensuite les mégaphones d’une droite farouchement anticommuniste, réactionnaire et empreinte de catholicisme. Et quoi de mieux pour causer politique jusqu’à pas d’heure, que la bonne chère et les grands crus ?

Chez Jean-François Lemaire, les dîners courus étaient très ritualisés, jusqu’à laisser à l’hôte la charge de goûter les plats en premier. «Apicius ressuscité rue du Bac», s’extasie d’ailleurs Gabriel Matzneff sur le livre d’or du 19 juin 1985, faisant ici référence à ce millionnaire de la Rome antique, amateur de plaisirs et contempteur des moralistes austères. «Apicius», Inès Chatin se souvient l’avoir moult fois entendu, notamment à propos de Jean-François Revel, à la descente remarquée, et de Claude Imbert. «Gaston [le vrai prénom de Jean-François Lemaire] parlait souvent de l’Apicius de Revel et Imbert, sans que je ne comprenne ce qu’il voulait dire à l’époque», se remémore-t-elle. Pour compenser les ripailles, certains membres du groupe s’adonnent aux jeûnes et aux bains de glace, entretenant un véritable culte du corps. Existe-t-il un lien entre le rapport de ces hommes à la gastronomie, et les sévices sexuels de la rue de Varenne, perpétrés, pour majeure partie, avec des pièces d’argenterie ?

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Lettre de Valérie Giscard d'Estaing nommant Jean-François Lemaire chevalier dans l'Ordre national du Mérite. (Cyril Zannettacci/Vu' pour Libération)

Si beaucoup de ces agapes avaient lieu le week-end, d’autres, plus resserrées autour des agresseurs que désigne Inès Chatin, avaient lieu les lundis. Un majordome, Peter, et du personnel s’affairaient alors pour servir les hommes, fascinés également par Napoléon Bonaparte. Esthètes à table, ils s’autodésignent, summum de leur cynisme, les «Janus bifrons», le Dieu romain aux deux visages, incarnation des commencements et des fins. Dans la nécrologie officielle que l’Académie des sciences morales et politiques consacre à Jean-François Lemaire en 2021, il est écrit : «Janus bifrons, Jean-François Lemaire était à la fois docteur en médecine et docteur en histoire, Esculape et Clio [deux figures de la mythologie grecque qui incarnent respectivement ces disciplines].»

La référence est encore plus explicite dans cet autre passage des Passions schismatiques de Gabriel Matzneff : «Tant qu’une improbable explosion (sociétale) n’aura pas révélé que tout le monde est pédéraste, l’amant de l’extrême jeunesse devra, pour survivre, s’avancer masqué, et sera condamné à être un Janus bifrons, homme à double visage, et à double vie. Jadis, je croyais être seul de mon espèce, ou quasi. Mon amour de ce troisième sexe que forment les moins de 16 ans était une singularité qu’autour de moi personne ne semblait partager. A présent, je sais que nous sommes nombreux, très nombreux. Seulement, nous sommes une société secrète, la dernière des sociétés secrètes, et nous n’avons pas fini de l’être.» Des Janus bifrons qui passent du fromage au dessert, c’est cela qu’observait, silencieuse, Inès Chatin, dans ce grand appartement dépourvu du moindre jouet. Attendant, qu’ensuite, ils viennent la chercher.

 

 

 

 

Les hommes de la rue du Bac : Jean-François Revel accusé de pédocriminalité, un pamphlétaire emblématique devenu académicien

A l’instar du fondateur du «Point», Claude Imbert, dont il fut un des intimes, le philosophe et essayiste fait partie des hommes accusés par Inès Chatin de lui avoir fait subir des violences sexuelles pendant son enfance.
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Jean-François Revel, en 1984. (Ulf Andersen/Aurimages via AFP)

par Simon Blin

publié le 17 juin 2024 

Partout où l’on trouve Claude Imbert, ou presque, apparaît Jean-François Revel, qu’Inès Chatin cite dans son récit comme faisant partie du groupe d’hommes lui ayant imposé des sévices sexuels durant son enfance. Les faits font l’objet d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Paris le 23 octobre 2023 à la suite d’une plainte pour «viol et agressions sexuelle sur mineurs de 15 ans». La femme aujourd’hui âgée de 50 ans assure que le philosophe, qui entretenait une relation étroite avec Claude Imbert, est l’un de ses agresseurs.

 

Figure de la droite intellectuelle dans les années 80, Jean-François Revel aurait fêté ses 100 ans cette année. Pour l’occasion, le Point, qu’il avait rejoint en tant qu’éditorialiste en 1982 à la demande de son fondateur, après avoir dirigé l’Express, lui a rendu hommage à travers une série d’articles. «Même absent, il est toujours là», écrit l’hebdomadaire libéral-conservateur, qui est allé jusqu’à mettre en scène un dialogue fictif entre Jean-François Revel, disparu en 2006, et Emmanuel Macron. C’est dire si l’essayiste prolifique, qui fut élu à l’Académie française, conserve une aura sur le magazine fondé en 1972. Au Point, la complicité de l’inséparable duo Imbert-Revel culminera avec la cohabitation de leurs éditoriaux respectifs en entame du journal.

Une amitié faite de passions communes et de cooptations

Claude Imbert et Jean-François Revel ne se sont jamais cachés de tisser ensemble leur réseau chez les puissants. «J’ai rencontré plus d’une fois, dans les fréquents et si délicats dîners que Claude et sa femme Alix offraient chez eux, rue du Cherche-Midi, des personnalités politiques que nous venions d’étriller dans le Point», raconte Jean-François Revel dans ses Mémoires. Entre les deux hommes, c’est l’histoire d’une amitié faite de passions communes et de cooptations au cœur de l’écosystème parisien. De même que Claude Imbert, Jean-François Revel est membre du Club des cent. Dans le même livre, il se souvient avoir été, à l’occasion d’un gueuleton organisé un jeudi, comme c’est la tradition dans ce cercle très exclusif d’amateurs de gastronomie, «cobrigadier[s] d’un déjeuner romain, qui eut lieu à l’Archestrate, rue de Varenne». Auteur d’un essai sur l’art culinaire, Un festin de parole : histoire littéraire de la sensibilité gastronomique de l’Antiquité à nos jours (Jean-Jacques Pauvert, 1979), Jean-François Revel est également un collaborateur occasionnel du Gault & Millau, le célèbre guide gastronomique, dont Claude Imbert est président puis administrateur à la fin des années 90.

 

 

Jean-François Revel est né Jean-François Ricard, à Marseille. D’abord professeur de philosophie à l’Institut français de Mexico, puis à l’Institut français ainsi qu’à la faculté de lettres de Florence, conseiller littéraire, écrivain, journaliste, le fin gourmet se fait appeler Revel du nom du restaurant Chez Revel, rue Montpensier, à Paris, où il a ses habitudes, et finit par changer légalement de patronyme. Il se marie une première fois avec la peintre Yahne Le Toumelin, avec laquelle il a une fille, Eve Ricard, ancienne orthophoniste, et un fils, le médiatique moine bouddhiste Matthieu Ricard. Ensemble, ils publient un essai sous forme de dialogue, le Moine et le Philosophe. Lors d’une seconde union avec la journaliste Claude Sarraute, décédée en 2023, il a un autre fils, Nicolas Revel, directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, secrétaire général adjoint de la présidence de la République pendant le mandat de François Hollande et directeur du cabinet de Jean Castex à Matignon. Face à la gravité des accusations portées par Inès Chatin, les trois enfants ont réagi dans un communiqué faisant part de leur souhait «que la justice qui a été saisie puisse établir ce qui s’est réellement passé, quand bien même ces faits remonteraient à plus de quarante ans et impliqueraient de nombreuses personnes pour beaucoup disparues […]. Ces accusations nous plongent dans une incrédulité d’autant plus profonde, qu’elles concernent un homme, notre père, dont tout ce que nous savons de sa personnalité comme de son comportement tout au long de sa vie, se situe aux antipodes des actes monstrueux qui lui sont prêtés».

Echec à la députation et costume de polémiste

Dans le procès-verbal de dépôt de plainte auprès des policiers de l’Office des mineurs (Ofmin), auquel Libération a eu accès, la plaignante dépeint Jean-François Revel en homme physiquement «très lourd», qui «sent mauvais, transpire beaucoup» en comparaison «du côté lisse et féminin» de l’écrivain Gabriel Matzneff. Rien dans ses Mémoires ne laisse imaginer qu’il a commis des sévices sexuels sur des enfants. Tout juste se vante-t-il à la page 293 d’avoir une «botte imparable» en cas de situation d’embarras qui prend la forme d’«une mimique d’étonnement profond, suivie d’un retentissant éclat de rire». Il se souvient ainsi avoir eu «recours à ce numéro» lorsque son «grand ami René Schérer», philosophe français, «fut poursuivi en justice pour avoir serré de trop près certains de ses élèves mineurs». René Schérer, dont le nom apparaît dans les agendas de Jean-François Lemaire, le père adoptif d’Inès Chatin, est connu pour avoir défendu publiquement la pédophilie, avec d’autres, dans les années 70-80. En 1974, c’est Jean-François Revel qui édite dans sa collection «Liberté 2000» chez Robert Laffont le livre controversé de René Schérer Emile perverti, dans lequel l’intellectuel s’en prend à la «pédagogie moderne» qui empêche les enfants de «satisfaire l’immensité de leurs désirs.» Plus tard, en 1982, René Schérer est mis en cause, avec Gabriel Matzneff, entre autres, dans l’affaire du Coral, un centre éducatif du Gard aux méthodes «alternatives» soupçonnées de cacher des pratiques pédocriminelles.

Anti-gaulliste, venu de la gauche anticommuniste, Jean-François Revel entretient pendant plusieurs années une relation étroite avec François Mitterrand, alors chef de l’opposition face au général de Gaulle. Le futur président socialiste le nomme au comité directeur de la Convention des institutions républicaines, ainsi qu’au «contre-gouvernement», inspiré des shadow cabinets britanniques pour contester l’action gouvernementale. François Mitterrand lui octroie l’investiture dans la circonscription de Neuilly-Puteaux au nom de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste aux législatives de mars 1967. Son échec à la députation et la stratégie de l’Union de la gauche éloignent définitivement Jean-François Revel de celle-ci. L’homme de plume préfère en réalité le costume de polémiste dénonçant le danger totalitaire soviétique, alors que les Etats-Unis sont empêtrés dans la guerre du Vietnam et que l’URSS affirme ses velléités expansionnistes.

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Le nom de Jean-François Revel apparaît dans les carnets de Jean-François Lemaire. (Cyril Zannettacci/Vu' pour Libération)

Son nom s’exporte outre-Atlantique

Jean-François Revel a écrit une trentaine d’essais, principalement de philosophie politique, parfois aux accents pamphlétaires. Ses publications lui valent des invitations dans les influentes émissions de Bernard Pivot, Apostrophe et Bouillon de culture. Son livre Ni Marx ni Jésus, paru en 1970, où il fait des Etats-Unis le creuset d’une future «révolution» économique, culturelle, civilisationnelle, connaît le plus fort retentissement. Le philosophe confirme peu à peu son libéralisme économique, de plus en plus provocateur, résolument tourné vers l’Amérique. En 1977, date à laquelle les enquêteurs situent le début des sévices subis par Inès Chatin, son nom s’exporte outre-Atlantique : le New York Times lui consacre huit pages et le compare à Voltaire dans un article intitulé «La bête noire de la gauche française». Jean-François Revel, qui occupe alors la direction de l’Express, dirige des collections chez Julliard, Pauvert et Laffont, est au faîte de sa carrière.

Il s’apprête à rejoindre le Point de Claude Imbert : «Je connaîtrais grâce à Claude Imbert, écrit-il dans ses Mémoires, à son doigté amical dans l’art de me faire suivre ma pente en montant, une troisième carrière journalistique, la plus heureuse, peut-être, comme chroniqueur au Point.» Chéri des médias, éditorialiste à Europe 1, puis RTL, Jean-François Revel voit ses prévisions sur l’indestructible puissance de l’URSS se révéler fausses à la chute du mur de Berlin. Cela ne l’empêche pas d’être reçu à l’Académie française en 1997, et de collectionner, comme Claude Imbert, les récompenses littéraires et les médailles en l’honneur de son œuvre, du prix du livre pour le Voleur dans la maison vide(Plon, 1997) au grade de chevalier de la Légion d’honneur.

A sa mort en 2006, le Monde se demande comment résumer cet écrivain «à facettes» ? «Il se pourrait que la figure de Socrate constituât la bonne réponse», suggère l’auteur de l’article. Socrate, le pilier de la philosophie grecque dans laquelle les hommes de la rue du Bac puisent leurs pseudo-références, comme le raconte Inès Chatin. Jusqu’à son décès, Jean-François Revel chronique dans le Point où, se souvient-on à la rédaction du magazine en 2024, il dissertait «des heures sur la politique, les femmes et la gastronomie» avec Claude Imbert, qui l’invitait parfois à passer quelques jours dans sa résidence sur les bords du lac Léman, à Perroy, avec sa femme, Alix Imbert. Résidence où Inès Chatin raconte avoir été violée par Claude Imbert.