Ma supérette 100 % automatique : « Pour les gens qui n’aiment pas les courses, c’est génial »
Proximité, rapidité, choix limité : le concept d’épicerie en libre-service séduit les habitants des communes rurales.
Par Pascale Krémer
Dans la supérette autonome Api de Sainte-Sévère (Charente), le 20 septembre 2024. YOHAN BONNET POUR « LE MONDE »
Se passer de « Bonjour ! » et d’« Au revoir, merci ! ». C’est le prix à payer pour cette épicerie ouverte chaque jour de la semaine, de 5 heures à 22 heures, avec tous les produits du quotidien, dans un village de 550 habitants qui n’espérait plus l’ouverture d’un commerce. Au centre-bourg de Sainte-Sévère (Charente), la supérette Api fonctionne en libre-service depuis son inauguration, en mars 2023.
Pour pénétrer dans le long mobile home bardé de bois, au bord de la route départementale, les clients glissent sous un lecteur le QR code affiché sur leur smartphone. Courses finies, ils s’identifient de nouveau grâce au code-barres carré puis scannent leurs achats à la caisse automatique, avant de régler par carte bancaire et de filer. Quatre-vingts personnes, en moyenne, se plient quotidiennement à la contrainte numérique dans cette commune rurale dont la population est vieillissante. « Une fois qu’on a pigé le coup, ce n’est quand même pas compliqué !, s’offusquerait presque Joëlle Fouchereau, retraitée septuagénaire à lunettes octogonales et cheveux courts. Pour une fois qu’il y a un concept qui tient la route, dans le rural… »
L’ex-cadre du BTP qui sillonnait jadis l’Hexagone en voiture « se sent moins » de conduire, désormais, alors ce « petit cabanon » lui facilite la vie : « Il y a tout ce qu’il faut pour cuisiner un plat familial courant. J’y envoie mon mari, il trouve plus facilement ce que je lui demande. Parce qu’il y a toujours une bricole qui manque, à la maison. Quelqu’un vous tombe sur le dos pour l’apéro, un mot en appelle un autre, il reste manger… Et pour les prix, ici, rien à dire, j’ai trouvé des caissettes d’abricots à 8 euros les 5 kilos pour mes confitures. Celui qui a pondu ce truc-là, franchement, chapeau ! »
Effectivement, le « truc » semble soigneusement pensé, concentrant sur 40 mètres carrés, à prix de supermarché, l’essentiel de ce qu’achètent régulièrement les Français pour l’alimentation, la maison, les animaux et l’hygiène. Résultat de cette synthèse de nos consommations en 700 références ? Un généreux rayon bonbons-chocolats-gâteaux, du Coca-Cola et des pizzas surgelées pour un bataillon d’adolescents, des amuse-bouches apéritifs en abondance pour leurs parents, et moult charcuteries et viandes puisque, à un moment, il faut passer aux choses sérieuses et à table. Sans oublier ces autres indispensables que sont les préservatifs, les tire-bouchons (l’alcool, lui, est absent pour se conformer à la législation sur la vente de nuit et aux mineurs), le papier d’imprimante, les sticks friandises pour chat et le charbon de bois du barbecue.
Une idée venue de Suède
Sa supérette autonome, Joëlle Fouchereau la doit à deux Charentais, Julien Nau et Alex Grammatico. A 46 ans, le premier distille des spiritueux, quand le second, quasi quadragénaire, en assure le négoce. Tous deux connaissent ces journées où s’enchaînent les rendez-vous chez les viticulteurs. « Pour trouver un sandwich, une bouteille d’eau, il faut se rabattre sur les stations-service, regrette M. Grammatico. Au fil du temps, les bistrots, les relais routiers, tous les petits commerces ont fermé. » En 2021, les compères apprennent que des minisupermarchés (Lifvs) en conteneurs, sans personnel, s’installent en rase campagne suédoise. Un « plop » de bouchon qui saute se produit dans leur esprit. Et s’ils ramenaient de cette façon, eux aussi, le commerce de proximité dans les villages français ?
« On a agi très, très vite, témoigne Alex Grammatico, dont le regard clair, mais fatigué, accrédite le propos. On s’est plongés dans les fichiers Insee des besoins en équipements des 35 000 communes de France. On a cartographié ces données avec un data analyst, visualisé 26 500 villages dépourvus de magasin d’alimentation. Et 2 000 d’entre eux, comptant plus de 750 habitants, situés à dix minutes au moins du premier supermarché. » Tel serait leur vaste terrain de jeu commercial.
La supérette autonome Api à Sainte-Sévère (Charente), le 20 septembre 2024. YOHAN BONNET POUR « LE MONDE »
Commence alors une tournée des mairies concernées (d’autant plus fructueuse que la pandémie de Covid-19 a accru l’isolement et familiarisé avec le QR code). Puis des négociations avec la grande distribution. Jusqu’à l’accord avec Carrefour, capable de livrer en petites quantités partout en France, au même prix que dans ses supermarchés. Mais, pour cela, les fondateurs d’Api doivent commander en gros, donc ouvrir d’emblée une brochette d’épiceries, quand les banques ne prêtent pas. S’ensuit une levée de fonds express auprès d’actionnaires privés régionaux.
La paire d’entrepreneurs, rejointe par un diplômé d’école de commerce (Jean-Luc Treillou), déniche ensuite le fabricant de mobile homes (Rapidhome) susceptible de concevoir et de fournir, en pleine explosion post-Covid-19 des loisirs de plein air, une flopée de supérettes légères de 40 mètres carrés, sans fondations, donc sans artificialisation des sols, faciles à installer en quelques jours avec un unique raccordement en électricité, sur un terrain loué à la mairie. Au bout du sprint, l’arrivée : un premier Api est inauguré, en novembre 2022, à Claix (Charente).
Ce n’est qu’une ligne de départ. Depuis, 75 autres supérettes ont ouvert leurs portes automatiques dans treize départements des régions Nouvelle-Aquitaine, Centre-Val de Loire, Pays de la Loire et Normandie. Cent mille clients les ont déjà fréquentées. En partant du Sud-Ouest, Api essaime sur toute la façade atlantique. Sous vents porteurs, l’objectif est gonflé : une centaine de magasins d’ici à la fin de l’année, 200 avant 2026. Les maires appellent, désormais, réclamant desserte. Api fait des déçus. Les critères deviennent plus exigeants. Les architectes des Bâtiments de France aussi, qui imposent ici un toit pentu, là végétalisé, pour que le mobile home habillé de bois (et de jaune pétant) soit toléré dans les 500 mètres environnant l’église du centre-bourg.
« Gain de temps et d’argent »
La maire de Sainte-Sévère, Séverine Caillé, en chaussures dorées, donne l’impression d’avoir touché le jackpot. « Api rend service au-delà de nos administrés, aux habitants de sept communes avoisinantes sans commerces. Avant, les courses se faisaient à une quinzaine de kilomètres, dans les hypermarchés de Cognac. Trente kilomètres aller-retour… Sinon, la première épicerie est à 2 kilomètres de Sainte-Sévère, et ce n’est pas le même prix, ni la même amplitude horaire. » Bref, une « réussite » que ce « service de proximité » inventé par le privé : « Il nous procure un gain de temps et d’argent, poursuit l’édile trentenaire. Les personnes âgées qui ont du mal à se déplacer peuvent faire leurs courses sans solliciter les voisins ni la famille. Mais ce sont nos actifs qui l’utilisent le plus parce qu’ils sont pris dans l’engrenage d’une vie à 100 à l’heure. »
Proximité, rapidité, choix limités : l’antithèse de l’hypermarché de périphérie séduit, à entendre ceux qui défilent, cet après-midi de la mi-septembre. En robe noire brodée, chevelure grise retenue par une barrette, Linda Yonnet, 53 ans, agente technique pour la commune, apprécie d’aller à l’essentiel au sortir de sa journée de travail : « Les magasins me fatiguent. Je ne fréquente plus l’Intermarché de Cognac qu’une fois par mois. Ici, vous avez tout, et uniquement ce dont vous avez besoin. Vous n’êtes pas tenté par d’autres choses. Comme en plus les tarifs sont corrects, et que vous n’êtes pas venu en voiture, vous faites des économies. Les gens étaient un peu réticents, au début, de se débrouiller tout seuls. Maintenant, ils ont peur que ça ferme. »
Jean-Christophe Feuilleux est « apicier » : il assure une présence quotidienne de deux ou trois heures dans l’épicerie autonome de Sainte-Sévère (Charente), ainsi que dans deux autres épiceries Api de la région. YOHAN BONNET POUR « LE MONDE »
Adeline Daes, qui dispense des soins chamaniques, et son conjoint, Michaël, couvreur, partagent goût des tatouages et dégoût des grandes surfaces. « Ici, c’est super pratique, rapide, on n’attend pas à la caisse avec deux trucs dans les bras, compare Michaël Daes. On ne fait plus les courses par plaisir à notre époque où l’on compte dans le portefeuille. » Pas 36 000 yaourts, mais une seule référence par catégorie de produits, des prix corrects, des économies à la clé, Stéphanie Pénifaure est « fan ». « Pour les gens qui n’aiment pas les courses, c’est génial. En plus, on voit des têtes qu’on ne voyait pas avant », assure la responsable logistique de 46 ans, tandis que sa petite Charline, 5 ans, fait la zouave sur l’escalier de bois.
Sur fond de musique jazzy, les gens se croisent et se causent. Les dirigeants d’Api, qui affrontent la critique sur les courses déshumanisées, ne manquent pas non plus de souligner l’existence d’un bouton d’appel, pour une mise en relation avec un être vivant. Et l’organisation de « Cafés papote » mensuels par l’« apicier », gestionnaire local présent deux heures par jour pour réceptionner les commandes, mettre en rayon, nettoyer, et surtout aider les personnes âgées à se créer le fameux QR code sur l’appli Api – les clients sans portable peuvent le recevoir sous forme de carte.
Vrai dépanneur des campagnes
L’« apicier » répond également aux messages laissés sur le cahier de correspondance installé à côté de la caisse. Des mots doux (« Vous êtes devenus indispensable ! Continuez ! », « Merci pour votre confiance ») qui s’accompagnent de suppliques gastronomiques concernant le fromage à tartiflette (réponse de l’« apicier » : « Il reviendra à l’automne »), les magrets de canard, la glace menthe-chocolat ou les croûtons à l’ail. Autant d’indispensables fâcheusement omis par la direction.
Par écrit, toujours, certains se confessent (« Je repasse demain pour payer 14,20 euros. Veuillez m’excuser. Carte de crédit oubliée à la maison »), d’autres dénoncent : « Dimanche 12 mai, deux jeunes sont partis sans payer une boîte de préservatifs vers 20 h 45. » « En fait, ces jeunes sont revenus payer un peu plus tard », corrige M. Grammatico, qui ne s’en cache pas : « Le vol est un souci, comme partout dans la grande distribution. » Impossible de ne pas lire sur la façade que « Pour votre sécurité vous êtes filmés », dehors et dedans. Une équipe veille, à Bordeaux, grâce aux QR codes nominatifs, repérant les comportements suspects comme les visites répétées sans achats. L’intelligence artificielle arrivera bientôt en renfort, comprend-on.
Grâce à son accord d’exclusivité avec Carrefour, Api ne craint pas trop la concurrence. « Un jour, nous serons leaders de la vente de détail dans le monde rural », avance Alex Grammatico. Avec ce discours, son téléphone qui l’alerte sans cesse, sa barbe courte et son bracelet de coton tressé, l’entrepreneur se sent obligé de préciser : « On ne se voit pas comme des start-upeurs qui rêvent de diriger une licorne. Ce qui nous fait vibrer, c’est d’apporter nos épiceries là où il n’y a rien. » Certains Api fonctionnent mieux que d’autres, peu importe, le résultat est mutualisé par grappe de magasins, précise-t-il. « Le seuil de rentabilité ne sera atteint qu’avec 250 magasins, au premier trimestre 2026. »
Après s’être identifiés avec le code-barres, les clients scannent leurs achats à la caisse automatique et règlent par carte bancaire, dans la supérette Api de Sainte-Sévère (Charente), le 20 septembre 2024. YOHAN BONNET POUR « LE MONDE »
Soutenue par l’Union européenne, la région Aquitaine et la Banque des territoires, la société Api, déjà « entreprise à mission », vise la certification B Corp pour son impact social et environnemental. Objectif extrafinancier ? Dynamiser les territoires ruraux. Rien de moins. Les producteurs locaux trouvent des débouchés en boutique, où sont aussi proposés des paniers antigaspillage à dates courtes, un dépôt de pain le jour de fermeture de la boulangerie la plus proche, des services postaux, des casiers de retrait des colis, et bientôt des bornes de recharge électrique. Un vrai dépanneur des campagnes. « A quand un Api à Gourville ? », lit-on dans le cahier de correspondance.