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Disparitions, humiliations et mauvais traitements : le calvaire des civils de Gaza arrêtés par Israël

Les habitants des quartiers investis par les troupes israéliennes sont soumis à des campagnes d’arrestation de masse. Ceux qui ont été libérés affirment que les coups, les brimades et les traitements dégradants sont la règle.

Par Clothilde Mraffko (Jérusalem, correspondance)

 

Un camion israélien chargé de détenus palestiniens ligotés et aux yeux bandés, à Gaza, le 8 décembre 2023.

 Un camion israélien chargé de détenus palestiniens ligotés et aux yeux bandés, à Gaza, le 8 décembre 2023. MOTI MILROD/AP/HAARETZ

 

 

Le 7 décembre 2023, en milieu de matinée, des soldats israéliens ont pointé leurs armes sous les fenêtres d’Ayman Lubbad, à Beit Lahya, dans l’extrême nord de la bande de Gaza, et sommé les habitants du quartier de sortir de leur maison, un à un. Les hommes ont été contraints de se déshabiller. Le Palestinien de 31 ans, avocat et chercheur pour l’ONG palestinienne de défense des droits humains Palestinian Centre for Human Rights (PCHR), s’est retrouvé en caleçon au milieu de ses voisins, tous en rang, agenouillés sur un trottoir.

 

Ces dernières semaines, des arrestations de masse, à Gaza, ont été révélées par des dizaines de vidéos, souvent filmées par les soldats eux-mêmes. Le scénario est presque toujours le même : les militaires assiègent un bloc d’habitations, crient les noms des familles de la zone dans des mégaphones. Les enfants sont mis à l’écart. Parfois les femmes sont séparées d’eux, et certaines doivent enlever leur voile et sont arrêtées.

 

Les hommes, de l’adolescence à la soixantaine, sont, eux, systématiquement arrêtés et déshabillés – l’armée dit craindre qu’ils portent des ceintures explosives, mais assure qu’« ils sont autorisés à se rhabiller le plus rapidement possible ». Vidéos et témoignages réunis par Le Monde montrent au contraire que les prisonniers sont gardés des heures à moitié nus. « Certaines des vidéos sont très humiliantes pour les personnes qui sont détenues, c’est une violation claire du droit international », remarque Ajith Sunghay, chef du bureau du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (OHCHR) dans les territoires palestiniens occupés.

L’armée israélienne nie mener des arrestations au hasard : selon elle, ces hommes sont « suspectés d’activités terroristes ». Après les attaques du Hamas, le 7 octobre, qui ont fait 1 200 morts en Israël, l’Etat hébreu a mené une campagne de bombardements d’une intensité inouïe sur Gaza et ordonné aux habitants du nord de l’enclave de fuir vers le centre et le sud, mi-octobre, avant de lancer son invasion terrestre. Plus de 24 000 Palestiniens ont été tués, en majorité des femmes et des enfants. Aux yeux de l’armée, ceux qui sont restés dans le nord de la bande de Gaza sont forcément suspects. Ayman Lubbad, lui, ne pouvait pas partir. « Ma femme avait accouché fin octobre », explique l’avocat, joint par téléphone à Rafah dans le sud de l’enclave, où il s’est réfugié après sa libération.

« Ciblage délibéré »

Une fois rassemblés, les détenus palestiniens sont identifiés par le biais d’un système de reconnaissance faciale, puis emmenés, pour la plupart, à l’extérieur de leur quartier. « Certains ont rapporté qu’ils avaient entendu des coups de feu et que des gens qui les accompagnaient n’ont pas reparu. Nous faisons l’hypothèse que beaucoup ont été tués lors d’exécutions extrajudiciaires. Nous n’avons pas de vidéos ou de témoins directs, mais des cadavres ont été retrouvés, nus, le corps criblé de balles », rapporte Raji Sourani, le directeur du PCHR, qui parle au Monde par téléphone, du Caire.


 

 

Le 20 décembre, l’OHCHR dans les territoires palestiniens occupés indiquait avoir « reçu des informations inquiétantes selon lesquelles les forces de défense israéliennes auraient tué au moins onze hommes palestiniens non armés devant des membres de leur famille, dans le quartier de Rimal, à Gaza ». Le communiqué évoquait d’autres allégations « de ciblage délibéré et de meurtre de civils par les forces israéliennes ». Dans une réponse au Monde, l’armée a rejeté ces « accusations sans fondement » qu’elle attribue au Hamas.

 

Une partie des détenus sont gardés à Gaza. Ce fut le cas de Saïd Kilani, photojournaliste indépendant, arrêté lors du raid israélien contre l’hôpital Kamal Adwan, à Beit Lahya, le 13 décembre. Un soldat a jeté sa carte de presse à terre avant qu’il ne soit emmené sur un terrain à un kilomètre de là, avec d’autres Palestiniens. « Deux soldats m’ont frappé d’une manière atroce et ont menacé de me tuer », raconte le père de famille de 39 ans, libéré vingt-quatre heures plus tard, sans jamais avoir été interrogé.

 

D’autres sont transférés en Israël. Ayman Lubbad a ainsi été transféré, avec ses compagnons d’infortune, pendant des heures, d’une rue à l’autre, puis les soldats lui ont bandé les yeux et l’ont menotté. Il a probablement été transporté d’abord à la base militaire israélienne de Zikim, juste au nord de Gaza, puis chargé dans un bus. « Il faisait froid, il faisait nuit, on était toujours déshabillés. J’ai été mis dans le couloir, les mains dans le dos, la tête baissée. Les soldats nous marchaient dessus, sur mes épaules, la tête, j’étais leur tapis », décrit-il. Après une longue route, les prisonniers sont arrivés dans un camp d’où décollaient drones, avions et hélicoptères : Sde Teiman.

L’endroit, trois hangars montés au milieu du désert, est situé entre Beersheba et Gaza, dans le sud d’Israël. L’armée y transfère les hommes, tandis que les femmes, elles, sont détenues dans le camp militaire d’Anatot, vers Jérusalem. A Sde Teiman, Ayman Lubbad a reçu un pyjama pour tout habit. « De 5 heures du matin à minuit, tu dois rester à genoux. Si tu bouges et qu’ils te voient, tu es puni. Ils te forcent à rester debout contre un grillage, les bras levés pendant deux à trois heures », raconte l’avocat, qui a été envoyé trois fois « à la punition », sans savoir pourquoi : « C’était de la persécution. » Ceux qui n’arrivent pas à garder les mains liées au-dessus de leur tête sont frappés, dit-il. « L’un d’eux a répondu aux soldats, et on a entendu un coup de feu. On ne sait pas ce qu’il lui est arrivé. »

Traces de coups sur les corps

Dans une vidéo publiée mi-décembre par la chaîne qatarie Al-Jazira Mubasher, un groupe de Gazaouis tout juste libérés, en pyjama gris, montrent des traces de coups sur leur corps. Certains sont pieds nus. Plusieurs semblent adolescents. Un homme affirme avoir été « torturé à l’électricité ». « Deux d’entre nous sont morts de froid et par manque de soins », ajoute-t-il. L’armée a reconnu la mort de plusieurs prisonniers à Sde Teiman, sans en préciser le nombre et affirme qu’une enquête a été ouverte pour chaque cas.

Tous les prisonniers déplorent un manque de nourriture et des difficultés d’accès aux toilettes. Tous déclarent avoir été frappés. L’armée dément ces accusations et affirme distribuer trois repas par jour et traiter les détenus selon la « loi israélienne et les directives militaires, lesquelles interdisent de telles actions punitives ». Elle assure que les Palestiniens ont accès à des soins médicaux et que leur santé est quotidiennement vérifiée. Ayman Lubbad rapporte avoir eu une visite médicale expéditive le premier jour.

 

Le témoignage anonyme d’un réserviste israélien affecté à la sécurité de l’hôpital de Sde Teinam donne du crédit à la version des prisonniers. « Les détenus sont 70 à 100 par enclos, leurs yeux étaient bandés et leurs mains attachées tout le temps, a-t-il raconté dans un podcast sur Rosa Media, média en ligne du mouvement israélo-palestinien Standing Together. La police militaire nous autorisait à les punir à notre guise. Pour les soldats, c’était divertissant, ils prenaient ainsi part à la guerre quand ils frappaient les prisonniers. »

661 « combattants illégaux » en prison

Selon l’armée, les camps sont « conçus pour mener des interrogatoires initiaux » : les suspects sont ensuite libérés ou transférés au Shin Bet, les services de renseignement intérieur. Après le fiasco sécuritaire du 7 octobre, les Israéliens « veulent tout savoir sur Gaza, tout, de n’importe quelle manière », observe M. Sourani. Le journaliste Diaa Al-Kahlout, aussi arrêté le 7 décembre, à Beit Lahya, et relâché le 9 janvier, a été questionné sur sa couverture d’une infiltration ratée de l’armée israélienne à Gaza, en 2018. A Ayman Lubbad, les soldats ont demandé s’il connaissait des gens du Hamas et s’il savait où se trouvaient les tunnels dans son quartier.

Combien de Gazaouis sont aujourd’hui détenus par Israël ? L’Etat hébreu refuse de répondre. Le service israélien des prisons a seulement déclaré détenir 661 « combattants illégaux » au 1er janvier. Ce statut, hors du droit international, a été créé par l’Etat hébreu en 2002 pour incarcérer des détenus qu’il ne reconnaît pas comme prisonniers de guerre. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ne peut entrer en relation avec aucun détenu palestinien dans les geôles israéliennes depuis le 7 octobre.

 

HaMoked et d’autres ONG ont tenté d’obtenir des informations en déposant des recours à la Cour suprême à quatre reprises. « Jusqu’à présent, la réponse a été : “Nous n’avons aucune obligation de révéler quoi que ce soit à qui que ce soit” », note Jessica Montell, la directrice d’HaMoked. Pour Zaid Shuaibi, de l’ONG palestinienne Al-Haq, la situation est inédite. « Ces trente dernières années, les gens savaient où leurs proches se trouvaient. Ces disparitions forcées sont une torture psychologique » pour les familles, dénonce-t-il.

« Est-il encore en vie ? »

Yasser Alwaheidi a vu son frère Nidal pour la dernière fois le 7 octobre, à 8 heures du matin. Le photojournaliste de 33 ans allait couvrir l’attaque du Hamas au checkpoint d’Erez reliant Gaza à Israël. « Nidal ne partait jamais sans son équipement : le gilet pare-balles et le casque » avec la mention « presse », raconte son frère, dans une série de messages vocaux envoyés au Monde, de Gaza. « Il n’avait aucun lien avec aucun mouvement. Son travail, c’était d’aller là où se passent les événements, insiste-t-il. Nidal a été kidnappé. » Amnesty International a demandé sa libération, ainsi que celle d’un autre journaliste, Haitham Abdelwahed, disparu aussi depuis le 7 octobre. Tous deux bénéficient d’un statut protégé en droit international.

 

Même chose pour Saleh Eleiwa, 29 ans, médecin. Le 18 novembre, après avoir évacué l’hôpital Al-Shifa sur ordre de l’armée israélienne, il a informé ses cousins, Salim et Sabrina Eleiwa, qui vivent au Canada, qu’il partait se réfugier dans le sud du territoire, via la route Salah-Eddine. Arrivé au checkpoint, il a cessé de répondre. « Un de ses collègues l’a vu se faire menotter et embarquer dans un camion. Depuis le 18 novembre, nous n’avons aucune information sur lui. Son portable sonne dans le vide », se désespère Salim Eleiwa, joint par Zoom.

Le frère et la sœur accusent Israël d’avoir « ciblé » leur cousin parce qu’il était médecin. La maison dans laquelle il vivait avait été bombardée, tout comme celle où il s’était ensuite réfugié. La famille a alerté des parlementaires canadiens, des avocats, des contacts en Cisjordanie, le CICR – en vain. « Nous ne demandons même pas qu’ils interviennent pour le libérer, nous voulons seulement savoir. Est-il encore en vie ? Où est-il retenu ? », s’interroge Sabrina Eleiwa.

 

Après une semaine de détention, Ayman Lubbad a été relâché au point de passage de Kerem Shalom, entre Gaza et Israël. L’armée affirme assurer la sécurité des prisonniers lors de leur retour. Les intéressés décrivent, eux, un parcours périlleux. Ayman a marché plusieurs kilomètres à découvert pour atteindre Rafah. Il ne peut rejoindre sa famille restée dans le nord de Gaza, le territoire étant scindé en zones hermétiques par l’armée. Il n’a pu être aux côtés de ses proches quand son petit frère, brièvement détenu avec lui, a été tué, une heure après sa libération, dans un bombardement israélien qui a touché l’appartement des voisins. Pour éviter tout risque, le corps a été enterré dans la maison familiale.

Quand il a été libéré après sa détention de vingt-quatre heures, le journaliste Saïd Kilani a été sommé de fuir vers le Sud. Il a préféré se rendre dans le camp de Jabaliya, pour continuer à couvrir cette zone. « Je marchais avec un petit groupe, un sniper nous a tiré dessus. Deux personnes ont été tuées, trois autres blessées », raconte-t-il. Sa voix se brise soudain : peu après avoir retrouvé sa femme et ses enfants, le 19 décembre, un sniper a tué son fils Sajid, « de trois coups de feu dans le cou ». L’adolescent avait lui aussi été arrêté, puis relâché. Il avait 17 ans.

Clothilde Mraffko(Jérusalem, correspondance)