Révélations sur l’abbé Pierre : « La compulsion sexuelle du clerc catholique paraît indubitable »
Tribune
Quatre chercheurs de l’équipe de recherche socio-historique de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase), conduits par l’historien Philippe Portier, apportent, dans une tribune au « Monde », de nouveaux éléments à charge.
Publié le 20 juillet 2024
Le rapport d’Emmaüs International, Emmaüs France et de la Fondation Abbé Pierre sur les agressions sexuelles imputées à l’abbé Pierre n’a pas surpris les anciens membres de l’équipe de recherche socio-historique de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase) que nous sommes. En effet, lors de notre enquête (2019-2021), nous avons disposé d’informations établissant qu’Henri Grouès – l’abbé Pierre – avait commis des actes violant la civilité et la moralité communes, la législation pénale et les préceptes canoniques.
Les archives du Centre national des archives de l’Eglise de France contiennent des documents des années 1950-1960 sur les compulsions sexuelles de l’abbé Pierre, déjà présentées par Axelle Brodiez-Dolino, dans son livre Emmaüs et l’abbé Pierre (Presses de Sciences Po, 2009). L’angle des violences invite à lire de manière différente ces données et certains épisodes de la vie de l’abbé. A partir de 1954-1955, des informations reviennent aux oreilles épiscopales sur son comportement.
En profitant de ses réels problèmes de santé, les évêques informés lui imposent une cure médicale, puis psychiatrique en Suisse (1957-1958). Les prêtres déviants sont habituellement pris en charge en France par le Secours sacerdotal, la délocalisation laisse donc croire combien l’affaire est prise au sérieux. Quant à sa retraite spirituelle à Béni Abbès (1961), elle suit la logique de réforme comportementale appliquée par l’Eglise aux prêtres déviants et agresseurs sexuels.
Parmi les quelque 1 200 témoignages traités par notre équipe, trois mettaient en cause l’abbé Pierre. Selon le premier, vers 1980, l’abbé Pierre saisit le sein d’une femme travaillant à Emmaüs et pose sa tête sur son épaule. Une quinzaine d’années plus tard, il tente de recommencer. Selon le deuxième témoignage, en février 1981, une jeune femme, après une conférence de l’abbé Pierre à Namur (Belgique), se trouve la dernière à pouvoir obtenir une dédicace de l’abbé Pierre. Alors qu’elle lit la dédicace, il se jette sur elle, lui saisit un sein, lui embrasse la bouche à pleine langue et s’enfuit.
Selon le troisième témoignage, en 1989-1990, une femme dans une difficile situation personnelle sollicite l’aide de l’abbé Pierre à l’abbaye de Saint-Wandrille (Seine-Maritime). Il l’aide matériellement, puis l’utilise : relations sexuelles, masturbation devant elle, fellation, flagellation, proposition de triolisme avec une autre femme.
Les informations concordent
Ces trois témoignages sont cohérents. Leurs autrices donnent leur identité et leurs coordonnées. Il ne paraît pas y avoir de concertation préalable. Les informations concordent avec ce qui est dit sur les agressions sexuelles de l’abbé Pierre (compulsivité, focalisation sur les seins). Ils mériteraient cependant des vérifications précises.
Le premier témoignage de la Ciase correspond très vraisemblablement au témoignage B du rapport Emmaüs, avec une différence de date : vers 1980 dans le témoignage Ciase, 1977-1980 dans le rapport. Le reste se recoupe. Le deuxième témoignage Ciase situe l’agression en 1981, alors qu’il s’agit très vraisemblablement de 1984, date à laquelle l’abbé Pierre fit effectivement une conférence à Namur. Ces divergences ne sont pas de nature à saper irrémédiablement la fiabilité de ce qui est rapporté – l’erreur de datation de la vie personnelle est fréquente.
Finalement, la compulsion sexuelle de l’abbé Pierre qui débouche dans l’agression récidivante paraît indubitable. Données archivistiques et témoignages sont nombreux et cohérents. Cette compulsion n’a jamais vraiment cessé. L’abbé Pierre confirme aussi, si c’était nécessaire, que la déviance sexuelle dans le clergé catholique était fort équitablement répartie dans toutes les tendances, progressistes ou intransigeantes.
Secret partagé
Ensuite, si Henri Grouès a pu et su se construire un personnage, se doter d’un ministère et développer un charisme, c’est aussi qu’il répondait à des attentes. Cela lui a permis de multiplier les contacts avec des femmes, jeunes et plus âgées. Il en agresse d’autres occasionnellement et aléatoirement, comme le suggèrent les archives de l’Eglise. On ne lui connaît qu’un seul cas connu d’emprise.
Ce charisme lui a assuré une protection, car ceux qui savaient n’ont pas pu ou voulu le mettre en cause publiquement – ses victimes par sidération souvent, les autres par logique institutionnelle. En effet, les évêques informés et les responsables d’Emmaüs ont étouffé les affaires. L’occultation créait un secret partagé, au détriment des agressées, jamais prises en compte. Banale logique de protection de l’institution : la mise en cause publique du charisme risquait de remettre en cause ce qu’il avait permis et permettait de faire.
Les évêques des années 1950 n’ont pris aucune sanction canonique, et il y aurait lieu de rechercher si les informations furent transmises ou connues au-delà de 1961. Les témoignages de la Ciase ont conduit l’un d’entre nous à interroger le diocèse de Grenoble, dont dépendait l’abbé Pierre. Il a reconnu disposer de données, sans les avoir communiquées. Les dirigeants d’Emmaüs se sont contentés de mettre en garde de manière officieuse et elliptique des femmes travaillant pour Emmaüs.
Ainsi, hormis le retentissement médiatique, le cas de l’abbé Pierre est assez banal d’un point de vue historique. Il présente cependant l’intérêt de synthétiser à lui seul nombre des caractéristiques de l’agression sexuelle par les clercs catholiques depuis les années 1950.
Signataires : Philippe Portier, politiste, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études ; Paul Airau, historien, professeur de CPGE ; Thomas Boullu, historien du droit, maître de conférences à l’université de Strasbourg ; Anne Lancien, politiste, chargée d’études à l’Observatoire international du religieux. Philippe Portier a dirigé l’équipe de recherche socio-historique de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase) dont Paul Airiau, Thomas Boullu et Anne Lancien étaient membres