« La fabrication en carton m’a permis de survivre » : les vertus insoupçonnées d’un matériau durable
Robuste et recyclable (presque) à l’infini : à l’heure où le plastique à usage unique s’efface progressivement des magasins, le carton, jadis réservé aux emballages, s’impose comme un matériau de premier plan. Il sert désormais à fabriquer des meubles, à sculpter des œuvres d’art, à isoler des maisons…
Par Célia Laborie
La cathédrale de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, réalisée par l’architecte japonais Shigeru Ban en 2013, dont la structure est composée de 96 tubes de carton traités contre l’eau et le feu. BRIDGIT ANDERSON
« Regardez ce que je viens de récupérer, il est magnifique ! », s’enflamme Kitty Naslin, sous les exclamations d’admiration de ses élèves. « Il était à côté de la poubelle », précise l’entrepreneuse en montrant fièrement l’emballage de télévision qu’elle vient de trouver devant son atelier. A l’Ecole du carton, les contenants rescapés des poubelles jaunes valent de l’or. Car, dans cet atelier ouvert en 2014 dans le 19e arrondissement de Paris, Kitty Naslin, ton directif et boucles d’oreilles en forme de papillon, apprend à fabriquer des armoires, des bibliothèques, des bureaux, des fauteuils et des luminaires à partir de cartons de récupération.
Les trois étudiants du jour, tous sexagénaires, s’affairent dans le calme, cutter à la main, sur fond de reggae. « La fabrication en carton m’a permis de survivre, de remettre ma tête en marche », jure leur formatrice, ancienne cadre dans un grand groupe de télévision suisse, arrivée ici après un burn-out. Son école a obtenu la première certification professionnelle reconnue par l’Etat en fabrication carton, et la plupart de ses stagiaires sont financés par la région, France Travail ou le compte personnel de formation. Certains d’entre eux se forment pour le loisir, quand d’autres tentent ensuite d’en faire leur métier. Car la découpe de ce matériau est devenue un (petit) business, avec de nombreuses entreprises et associations proposant des ateliers de « team building » ou bien des cours dans des écoles, des centres sociaux, des hôpitaux.
Derrière cette passion nouvelle, une volonté : celle de bâtir des objets durables avec des contenants jadis considérés comme des déchets. Matériau écologique par excellence, le papier carton est biodégradable, recyclable jusqu’à 25 fois, et atteint en France un taux de récupération de 82 %, selon l’Ademe.
Une maison isolée en carton
Inventé au milieu du XIXe siècle en Angleterre pour garnir des chapeaux hauts-de-forme, le carton ondulé, conçu à partir de fibres végétales, commence à être utilisé pour l’emballage industriel dans les années 1870. Avec le boom du e-commerce, les cartons ont envahi les villes, s’amoncelant dans les relais colis et les halls d’immeubles. Pour éviter le gâchis, des associations comme Carton Plein, à Paris et à Nanterre, collectent et revendent des cartons de récupération sous forme de kits de déménagement, en employant des personnes en situation d’exclusion sociale.
Surtout, ses usages se diversifient, avec des start-up proposant des meubles, des vélos et même des bâtiments. Depuis qu’il a créé sa société de « maisons en carton », MBC 56 en novembre 2022, dans le Morbihan, Nicolas Le Dirach reçoit des demandes de toute la France. Quand c’est possible, il fait visiter à ses clients son modèle d’exposition : la maison qu’il a construite pour sa famille, faite d’une ossature en bois et isolée avec du carton. « L’avantage, comparé à la laine de verre, c’est qu’il ne se tasse pas au fil des ans. Il permet aussi de réduire l’épaisseur des murs et donc de gagner en surface, tout en isolant de façon plus efficace au niveau thermique et acoustique », énumère l’entrepreneur. Pour Nicolas Le Dirach, qui est pour l’instant le seul à proposer ce type de construction en France, cette isolation permet de « limiter la consommation d’énergie, avec une maison dont tous les composants sont recyclables ».
La Wiggle Side Chair créée par Frank Gehry en 1972, fabriquée par Vitra. VITRA
Si le carton a acquis ses lettres de noblesse, ce n’est pas seulement pour des raisons écologiques. Les artistes contemporains se sont approprié le matériau tout au long du XXe siècle, comme pour brouiller les lignes entre le précieux et le périssable. On pense à la guitare sculptée par Pablo Picasso en 1912, aux chaises présentées par l’architecte américain Frank Gehry en 1972, aux superbes maisons, pavillons et cathédrales bâtis par le Japonais Shigeru Ban depuis les années 1980…
En France, la plasticienne Eva Jospin détourne la trivialité du carton pour y sculpter de monumentales installations en forme de grottes, de forêts, de palais gothiques. « Lorsque j’imagine un univers avec du carton, je le rends à son origine de bois, d’arbres, à partir d’une forme artificielle, à l’image d’un paysage dessiné », expliquait-elle au magazine Marie-Claire en 2023.
Marie-Anne Thieffry, installée en Normandie, le froisse pour lui donner la transparence de la dentelle, avant d’y sculpter des corps, des végétaux, des luminaires. « La démarche, c’est de prendre la matière et de l’anoblir. J’aime beaucoup l’idée que le carton a été recyclé, qu’il a voyagé, qu’il porte d’autres vies en lui », relate l’artiste, qui le modèle depuis plus de vingt ans et a vu le regard du public évoluer ces dernières années. « Avant, lors de mes expositions, on me disait que ce n’était sûrement pas assez solide, d’autant qu’il s’agissait de récupération. Aujourd’hui, le fait que ce soit recyclé est perçu comme positif, et les clients sont très demandeurs », observe-t-elle.
Accaparé par les artistes
Au gré des interdictions de vente d’objets plastique à usage unique, il prend aussi de plus en plus la forme d’objets du quotidien, des pailles aux Cotons-Tiges en passant par les barquettes de fruits. Sa couleur s’affiche fièrement sur les packagings, comme un signe de durabilité correspondant à l’air du temps. Pour autant, le volume de production de carton baisse en France depuis 2001, dans un contexte de ralentissement de la production industrielle, notamment du fait de la crise énergétique.
« Le carton ondulé a une masse volumique importante, il est cher à transporter. Les sites de production sont donc installés dans un rayon de 200 kilomètres autour de leurs clients. La progression de notre industrie est directement liée à celle de l’industrie française, et notamment de l’agroalimentaire, puisque la majorité de notre production vise à emballer ses produits », détaille Kareen Desbouis, déléguée générale de la fédération Carton ondulé France. L’e-commerce reste un marché limité, qui représente 8 % à 10 % de l’activité de la profession. L’industrie de l’emballage papier-carton, qui représente 550 entreprises et 650 sites de production en France, ne devrait pas exploser dans les prochaines années.
Sculpture réalisée à partir de carton par l’artiste Eva Jospin et présentée dans l’exposition « Tromper l’œil », à la Galleria Continua, à Paris, du 7 juin au 14 septembre 2024. COURTESY OF THE ARTIST AND GALLERIA CONTINUA / PHOTO BENOIT FOUGEIROL / ADAGP PARIS
Dans son école de l’Est parisien, Kitty Naslin voit son activité surtout comme une forme de thérapie accessible à tous. « N’importe qui peut apprendre à faire une commode en une semaine, alors qu’il faudrait des années d’apprentissage pour un meuble en bois : c’est très gratifiant. Comme on n’utilise pas de grosses machines, ça ne fait pas de bruit. On peut travailler en musique, les élèves discutent entre eux, parlent de ce qui les a amenés là », rapporte la formatrice.
Kitty accueille ici certains traumatisés du monde du travail, passés comme elle par un burn-out et venus vider leur esprit en passant six jours ou six mois à consacrer toute leur attention à des emballages trouvés dans la rue. Son bureau, sa kitchenette et ses tabourets sont tous faits maison, donnant à l’atelier des airs de décor en carton-pâte. C’est pour elle toute la philosophie de la matière : « On travaille à la main, avec des emballages qui ont déjà vécu, il y a toujours des aspérités. C’est ce qui rend le carton humain, et puis ça apporte une forme d’humilité. Tu es obligé d’accepter que ton travail ne va pas être parfait », rapporte l’entrepreneuse, fièrement installée dans un grand fauteuil en carton aux couleurs criardes.