Des Palestiniens racontent l’« enfer » des prisons israéliennes : coups, privations, humiliations et viols
Par Clothilde Mraffko (Jérusalem, correspondance) Publié aujourd’hui à 16h00
Témoignages Depuis le 7 octobre 2023, dix-huit détenus palestiniens sont morts dans les centres de détention israéliens. L’organisation Physicians for Human Rights Israel dénonce des « abus par le personnel pénitentiaire continus et systématiques ».
Amer Abu Hlayel a été libéré de prison le 15 avril mais, dans sa tête, il y croupit encore. Ses traits juvéniles contrastent avec la silhouette recroquevillée qui s’avance péniblement sur le pas de la maison familiale, appuyée sur une élégante canne en bois sculpté. Devant lui, la vaste terrasse surplombe une partie de Dura, ensemble dense d’habitations blanches qui recouvrent les collines jaunes du sud d’Hébron et de la Cisjordanie occupée, écrasée par l’air brûlant de ce milieu d’après-midi de juin.
Amer a une vertèbre cassée : un coup reçu en prison a réveillé une vieille fracture. Son bilan médical mentionne des veines dilatées dans les testicules. « C’est là que j’ai le plus mal. Le jour de ma libération, ils m’ont frappé dans la rue, devant les gens, grimace celui qui vient tout juste d’avoir 30 ans, les yeux rougis par les insomnies. Les souffrances physiques finiront par partir, mais celles de l’âme sont indélébiles. »
Amer travaillait dans une radio locale palestinienne quand il a été arrêté, le 4 décembre 2022, et placé en détention administrative, sans inculpation ni jugement. Il a été libéré au bout d’un an et quatre mois ; il avait perdu plusieurs dizaines de kilos. Une vidéo, prise par ses proches au moment de sa libération, le montre hagard et hirsute, en pleurs, avançant difficilement, soutenu par des hommes de la famille. Amer craint que son frère, Amr, 27 ans, un militant du Hamas, ne meure en cellule. Il a été arrêté le 19 décembre 2023 et souffre d’un cancer. Or, en prison, « il n’y a pas de traitement », lâche Amer.
Lui a été actif dans le mouvement islamique au sein de son université, mais affirme aujourd’hui qu’il n’appartient à « aucune mouvance ». Fin 2022, quand il entre en détention, il choisit d’être placé avec les prisonniers du Hamas, dont il se sent plus proche que ceux du Fatah, et dont la section a la réputation d’être mieux organisée, autour d’un mode de vie pieux.
« Revenu d’outre-tombe »
Depuis sa libération, Amer Abu Hlayel ne sort pas de sa maison, ne dort quasiment plus, reste prostré devant sa télévision qui diffuse en direct les images des massacres de Gaza. A ceux qui lui demandent de raconter la prison, il se dit « revenu d’outre-tombe ». La peur l’a avalé, il a fini par y enfermer les siens. « Ma voix s’emporte vite, je suis sur les nerfs, sanguin. Personne n’ose plus parler à la maison. » Il a envoyé sa femme et son fils de 9 mois, Tawfiq, chez sa belle-famille pour dix jours. Il ne supportait plus les cris de l’enfant, admet-il en détournant le regard. Le bébé, né après sept ans de mariage, a vu le jour quand il était en prison. Le jeune père n’arrive toujours pas à le prendre dans ses bras.
Ces jours-ci, les Palestiniens libérés se terrent, muets, terrorisés à l’idée d’être à nouveau emprisonnés – depuis le 7 octobre 2023, quelque 9 000 personnes ont été arrêtées en Cisjordanie et à Jérusalem. Amer Abu Hlayel espère que raconter le protégera. D’un débit rapide, précis, le regard droit, il décrit les humiliations, les coups, les privations, la torture.
Dix-huit Palestiniens sont morts en prison en Israël, depuis le début de la guerre, rapporte le Club des prisonniers palestiniens – sans compter les dizaines de Gazaouis décédés dans les camps de détention militaires aménagés dans la foulée du 7 octobre, selon des chiffres cités par le journal israélien Haaretz et confirmés au Monde par plusieurs sources. Le Comité international de la Croix-Rouge n’a toujours pas accès aux prisonniers, isolés de leurs familles et du monde extérieur. Les visites des avocats, brièvement stoppées au début de la guerre, ont repris.
L’armée a indiqué qu’elle avait ouvert 70 enquêtes sur ses actions en lien avec Gaza, dont celles liées au décès de prisonniers palestiniens de l’enclave. La police israélienne, chargée des enquêtes sur la mort de détenus dans les geôles du service israélien des prisons, n’a pas répondu aux questions du Monde.
« Il n’y a plus aucune dignité »
Le 7 octobre 2023, quelques heures après que le Hamas a lancé son attaque sur Israël, l’eau, l’électricité ont été coupées dans la prison de Ketziot, dans le Néguev, le sud d’Israël, où Amer était enfermé. Le 9 octobre, tout est retiré aux détenus. Amer a gardé les mêmes vêtements, un short et un tee-shirt, pendant 192 jours. Ils sont quinze dans une cellule pour cinq. Les quarante-trois premiers jours, il affirme avoir été molesté des dizaines de fois. Les gardiens « entraient dans la cellule et frappaient tout le monde, sans raison. Ils disaient : “Mets tes mains sur la tête et la tête au sol.” Et ils commençaient. »
Amer ne marche plus qu’à la terreur. Il courbe l’échine dès qu’il entend les gardiens appeler au comptage dans le couloir. « Il n’y a plus aucune dignité », résume-t-il, ajoutant qu’on force les prisonniers à crier des slogans à la gloire d’Israël. Les gardes menacent de violer les mères et les sœurs de ceux qui oseraient prier pour Gaza. Des chiens sont même lâchés dans les cellules.
L’ONG israélienne Physicians for Human Rights Israel (PHRI) a pu assister à cinq autopsies de prisonniers décédés. Pour deux d’entre elles, « les traces de coups étaient clairement visibles sur les corps », explique Naji Abbas, directeur du département des prisonniers et détenus de l’ONG. Abdel Rahman Marai, 33 ans, en est probablement mort, le 13 novembre 2023, selon un rapport publié par PHRI fin mars.
En décembre 2023, des médias israéliens rapportaient que 19 gardiens de Ketziot, la prison où était détenu Amer, étaient sous le coup d’une enquête après le décès de Thaer Abu Assab, 38 ans. Ses codétenus disent qu’il a été battu à mort. Naji Abbas a, par ailleurs, signalé une centaine de cas de négligences médicales depuis début 2024. « La violence et les coups quotidiens sont peut-être moins systématiques [qu’au tout début de la guerre], mais les conditions de détention sont dangereuses », note-t-il.
Le 27 juin, son ONG a adressé une lettre à l’administration pénitentiaire israélienne du sud du pays, exigeant des actions urgentes pour mettre fin aux violences contre les détenus palestiniens. Les témoignages recueillis par les avocats de PHRI laissent « entendre que les abus envers les Palestiniens par le personnel pénitentiaire sont continus et systématiques, plutôt que des incidents isolés ou exceptionnels ».
Viols rapportés à Sde Teiman
Un après-midi, les gardiens sortent Amer et ses codétenus de la section Hamas. Amer tente de rejouer la scène, les mains sur la tête, mais n’arrive pas à courber assez l’échine du fait de ses douleurs. « On n’entendait que des cris, des coups, encore des coups, c’était hors norme », se souvient-il. Ils sont forcés à se déshabiller, et jetés les uns sur les autres, nus. Il affirme alors avoir vu les gardiens « amener des carottes. Et ils les ont enfoncées dans l’anus » de certains de ses codétenus.
Amer rapporte aussi un autre viol, séparé, d’un prisonnier de la section 26, avec « une matraque en fer fine comme une cigarette ». PHRI a recueilli d’autres témoignages, attestant de violences sexuelles dans les prisons israéliennes, dans des conditions similaires à ce que rapporte Amer.
Aux questions du Monde, le service des prisons israélien a répondu, qu’à sa connaissance, « aucun événement de ce type ne s’est produit. Néanmoins les prisonniers ont le droit de déposer une plainte, qui sera pleinement examinée ». Sa porte-parole assure que les détenus sont traités « conformément à la loi. Tous les droits fondamentaux requis sont pleinement appliqués par des gardiens de prison professionnellement formés ». Une enquête de l’UNRWA, l’agence onusienne chargée des réfugiés palestiniens, étayée plus tard par un témoignage au New York Times, a rapporté des viols dans le centre de détention militaire de Sde Teiman, réservé aux détenus de Gaza, sous la supervision non pas du service des prisons mais de l’armée.
En février, le bureau du haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU faisait état de violences sexuelles à l’encontre de Palestiniennes : au moins deux prisonnières auraient été violées, et d’autres menacées ou photographiées dans des conditions dégradantes par des soldats. Les clichés ont été postés en ligne.
« Que le spectacle commence ! »
Depuis la terrasse d’un ami dont la maison est isolée du village d’Al-Walaja, en face de Jérusalem, par le mur de séparation, Munther Amira regarde le crépuscule envelopper les collines de la Ville sainte d’un manteau d’obscurité. Le militant de 53 ans, qui a toujours fait le choix de la lutte non armée, a passé un peu plus de deux mois, entre le 18 décembre 2023 et le 29 février, dans la prison d’Ofer en Cisjordanie occupée. Son témoignage rejoint celui d’Amer : les mêmes privations, les coups, les insultes, les chiens lâchés sur eux.
Il raconte une autre humiliation, le jour de son arrestation, au centre d’interrogatoire d’Etzion, entre Bethléem et Hébron. « Ils m’ont fait me déshabiller. Il ne me restait que mon sous-vêtement. Ils m’ont dit : “Enlève !” J’ai refusé. Ils m’ont frappé, m’ont mis à terre et l’ont enlevé », rapporte-t-il. Lui, si éloquent, bute subitement sur les mots, sa voix baisse. « Ils m’ont fait me relever, ils ont dit : “Que le spectacle commence !” Je ne sais pas s’ils m’ont filmé. J’étais face au mur et ils me donnaient des ordres : “Descends, lève ta jambe gauche, lève tes mains, descends, relève-toi !” » Interrogée par Le Monde, l’armée israélienne n’a pas réagi à ce témoignage.
Munther Amira connaît bien les méthodes israéliennes : il a passé sa vie à confronter l’occupation par des manifestations, en faisant barrage avec son corps et en plantant des arbres pour résister à l’accaparement israélien des terres. Figure du camp de réfugiés d’Aïda, à Bethléem, dont il dirige le club, militant du Fatah, ce père de cinq enfants a été menacé de mort et blessé à de « nombreuses reprises », dit-il.
Sa première incarcération a eu lieu en 1988, lors de la première Intifada ; en tout, il a passé presque deux ans derrière les barreaux. Pourtant, rien n’est comparable avec ce qu’il a vécu à Ofer cette fois-ci, assure-t-il. Deux détenus ont tenté de se suicider pendant les deux mois de son incarcération. « Ils nous ont mis dans un endroit où nous ne pouvions penser à rien d’autre qu’à la mort car, en rendant l’âme, on en finirait avec cette torture », juge cet homme pieux.
« Ils veulent nous briser »
Tous les droits que les détenus palestiniens avaient arrachés de haute lutte pendant des décennies leur ont été retirés en quelques jours. « Ils ont détruit le mouvement des prisonniers », soupire-t-il. Munther se souvient avoir partagé « deux cuillères et demie de confiture ou une demi-assiette de soupe avec treize personnes ». Il a d’ailleurs adressé une plainte à sa libération. Son médicament pour la prostate lui a été donné par intermittence, il s’est mis à uriner du sang. La fabrication, avec des bouts de pain et un carton, d’un jeu de backgammon a valu à sa cellule d’être sévèrement punie. Les prisonniers ont entre autres été douchés tout habillés et laissés ainsi, transis de froid.
Même son arrestation a été violente et humiliante. Munther Amira se savait ciblé, du fait de son activisme politique. « Je les attendais », glisse-t-il. Son petit frère, Karim, qui vit à un autre étage de la maison familiale, a été si violemment frappé qu’il en a perdu connaissance. Munther a été embarqué et, parce qu’il a hurlé quelques mots à sa fille, il a été frappé. « Ils m’ont mis dans le véhicule militaire, sur le ventre, les yeux bandés et menotté, chaque soldat qui entrait dans le véhicule me portait des coups. » Il a été conduit au centre d’interrogatoire d’Etzion.
Depuis sa libération, l’activiste combat cette peur que les Israéliens tentent d’instiller en tous les prisonniers. « Les yeux de l’occupation sont sur la Cisjordanie. Ils veulent nous briser », dit-il. Lui hausse les épaules. Il veut croire qu’après ces deux mois en enfer, rien de pire ne peut arriver.