JustPaste.it

LCI cherche les images qui "contredisent l'idée d'une famine" à Gaza

LCI cherche les images qui "contredisent l'idée d'une famine" à Gaza

Quelques images ont suffi à la chaîne pour contester les conclusions de l'ONU

 

 

Une chronique de l'émission "24H Pujadas", sur LCI, a remis en cause l'idée que Gaza est proche de l'état de famine. Les agences de presse et les organisations internationales, Nations unies en tête, alertent pourtant sur le risque de famine depuis décembre. Sur quels fondements LCI met-elle en cause leurs conclusions ? Deux vidéos d'enfants décharnés ou des images de marchés remplis, dont le contexte n'est pas entièrement présenté. La chaîne se défend en expliquant que le "débat" en plateau, qui a suivi la chronique, évoque certaines "données" sur la situation.

 

À propos de la famine à Gaza, "nous avons voulu nous faire… euh, vous permettre de vous faire votre opinion", a bafouillé David Pujadas, dans son émission 24H Pujadas du 18 mars. "Est-ce qu'il est temps de tirer la sonnette d'alarme, parce qu'on est effectivement en situation de famine, ou bien est-ce qu'il y a exagération, ou bien est-ce qu'il y a, notamment dans les images qui sont mises en avant, une forme de manipulation ?" Un journaliste a "mené l'enquête" pour la chronique "Les indispensables" promet le présentateur.

 

À l'appui de plusieurs séquences vidéos (montrant notamment des images de nourriture vendue sur un marché), le journaliste - Quentin Bérichel - estime que la situation à Gaza, à certains endroits au moins, "paraît assez éloignée des alertes de famille décrites par les organisations internationales et notamment l'ONU". La chronique est suivie d'un "débat" en plateau sur l'usage du mot "famine" par rapport à la situation sur place. "«Famine» : ce que révèlent vraiment les images", indique le bandeau affiché à l'écran. Sur les réseaux sociaux, la chaîne emploie encore le terme entre guillemets. "Information et désinformation sur la «famine»."

undefined

La chronique en question 24H Pujadas, LCI, 18 mars 2024

 

La chronique a été largement relayée sur les réseaux sociaux. Elle a indigné plusieurs journalistes, figures politiques de gauche, et personnalités issues d'organisations internationales. Parmi eux, Johann Soufi, avocat et ancien directeur de l'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens au Proche-Orient (UNWRA). Ou encore Jean-François Corty, vice-président de Médecins du Monde. "La famine ne se détermine pas à partir de photos mais d'indicateurs sanitaires, économiques et géopolitiques de surcroît sur un territoire soumis à un blocus, a-t-il tweeté. Elle touche le centre et le nord. Au sud on parle de tension nutritionnelle avec beaucoup d'autres problèmes". 

 

Rapport de l'ONU absent

Auprès d'Arrêt sur images, le médecin complète. "Les Nations Unies parlent de 1,1 million de personnes sur un risque nutritionnel". De son côté, Johann Soufi accuse LCI de participer à la "déshumanisation des populations de Gaza, et désinformation du public français" et de nier le travail de terrain des organisations non-gouvernementales. "Il faut se fier aux infos des agences qui sont sur place, UNRWA mais pas seulement, l'OMS, le Secrétariat général des Nations unies, Oxfam, Médecins sans frontières… Il n'y en a aucune qui n'alerte pas sur le risque de famine imminent à Gaza". Les ONG et institutions internationales en parlent en effet depuis décembre

 

L'ONU vient également de publier un rapport très clair sur le sujet. Sa conclusion : la famine à Gaza est "imminente". L'évaluation a été conduite par "quarante experts de dix-huit agences", a indiqué au Monde Beth Bechdol, directrice générale adjointe de l'Organisation pour l'agriculture et l'alimentation. "Le rapport montre que l'ensemble de la population de Gaza est aujourd'hui en situation de crise alimentaire" et touchée par une crise humanitaire "inédite par son ampleur et sa rapidité". Elle explique que deux des trois critères permettant de conclure à un état de famine sont remplis voire "largement dépassés" à Gaza (le manque extrême de nourriture pour 20% des foyers et un état de malnutrition aiguë chez un tiers de enfants). Le dernier critère - la mortalité, qui doit être de "deux morts pour dix mille habitants par jour ou quatre enfants pour dix mille habitants par jour" - est en "hausse importante" chez les enfants. Il est en cours de surveillance.

 

Crise alimentaire "sans précédent"

Crise alimentaire "sans précédent", Le Monde, 18 mars 2024

 

Le contenu du rapport et ces éléments ne sont pas détaillés dans la chronique, ni dans le reste de l'émission 24H Pujadas. Le commentaire indique simplement que le mot de "famine" est "directement utilisé par le chef de la diplomatie européenne Joseph Borel" (qui est brièvement cité), "par Ursula von der Leyen" et "par des agences de l'ONU". Leurs prises de paroles sont présentées  comme de simples déclarations et non des conclusions chiffrées.

 

"Ce que montrent les images"

Le journaliste interroge l'existence de cet état de famine en décryptant des images. La démonstration est développée en deux temps. Premier temps : l'analyse de deux images "accablantes" et "beaucoup partagées ces derniers jours". On y voit deux enfants "la peau sur les os, allongés sur des lits, épuisés par le manque de nourriture", décrit le journaliste. L'image du premier enfant a été diffusée par le média qatari Al Jazeera (attention, l'extrait est extrêmement choquant). L'image du second enfant, par la chaîne britannique Channel 4. "Sauf que, commente Quentin Bérichel, ces enfants sont des cas extrêmement particuliers. Ils sont tous les deux atteints d'une maladie génétique et ils ont pour cela un régime alimentaire très précis et très restrictif". Il détaille leurs conditions : le premier est atteint de phénylcétonurie, le deuxième, de mucoviscidose. Leur maigreur extrême, sous-entend le journaliste, n'est donc pas à imputer à une supposée famine.

 

Image d'enfant malade commentée par LCI

Image d'enfant malade commentée par LCI, 24H Pujadas, LCI, 18 mars 2024

 

La chronique ne précise pas que les deux reportages expliquaient déjà que les enfants étaient malades (et ne parlent pas de l'état sanitaire à Gaza). Dès la 30ème seconde du sujet, sur plus de sept minutes, pour Channel 4. À 30 secondes aussi, sur Al Jazeera. "Nous n'avons pas trouvé de médicaments ou quoi que ce soit qui puisse lui permettre de rester en vie", déclare notamment un membre de sa famille face caméra. Jean-François Corty, de MSF, déplore le procédé. "Il y a en effet des doutes sur la nature de la malnutrition des deux enfants, mais ça ne veut pas pour autant dire qu'il n'y a pas de famine au nord et au centre de Gaza. On ne peut pas fonder tout un argumentaire sur deux photos et une vidéo."

 

Deuxième temps de la démonstration. Des vidéos et photos de  "marchés qui paraissent achalandés dans certaines villes de Gaza et qui contredisent évidemment l'idée d'une famine. C'est-à-dire : oui, on trouve encore à s'alimenter, pas seulement par l'aide d'humanitaire, mais en faisant son marché, en allant dans les magasins", introduit David Pujadas. Les images montrées à l'écran viennent de l'agence de presse palestinienne SND (images reprises par une instance du gouvernement israélien, le Cogat), de l'agence américaine Associated Press et de l'agence d'État turque Anadolu. On y voit des stands emplis de légumes et de fruits secs sur un marché et des photos d'un homme tenant un large plateau empli de pâtisseries.

 

Plateau de biscuits = pas de famine

Plateau de biscuits = pas de famine,24H Pujadas, LCI, 18 mars 2024

 

C'est sur la base de cette séquence que LCI est le plus attaquée. La fiabilité des vidéos du marché est, en plus, contestée. Quentin Bérichel le souligne lui-même dans son sujet. "Il est très difficile de déterminer avec certitude la date de cette vidéo". Johann Soufi déplore là aussi la méthode. "Sur la base d'une vidéo d'un homme qui porte des gâteaux, on considère que les éléments rapportés par les organisations sur place seraient remises en question ? C'est dramatique ! Il faut distinguer les images des rapports et des statistiques." Il ajoute. "Ce qui me pose problème c'est montrer une image totalement décontextualisée". LCI n'indique pas, par exemple, qu'Associated Press évoque "la guerre et la famine" en description de la vidéo du marché. De même, l'agence turque Anadolou indique que les maraîchers "vendent le peu de nourriture et de biens de première nécessité qu'il leur reste". À aucun moment LCI ne précise non plus que les personnes interviewées sur le marché parlent toutes de "l'absence de denrées" et des prix inaccessibles. Enfin, LCI ne montre pas les autres images des agences citées - Associated Press, Anatolou et SND - qui montrent, effectivement, la famine. On y voit des enfants se battre et pleurer pour de la nourriture.

 

undefined David Pujadas aimerait que la famine soit "documentée" 24H Pujadas, LCI, 18 mars 2024

00 m 32

 

Un sujet en "débat"

Arrêt sur images a transmis une liste de six questions à David Pujadas, Quentin Bérichel et à la rédaction en chef de l'émission, pour comprendre la démarche de LCI. C'est la directrice de la communication de TF1 (groupe qui détient LCI) qui a répondu. Son propos tient en quatre lignes. "Dans l'émission, le thème doit se voir dans sa complétude. «Les indispensables» sont une pièce, c'est suivi du débat, ainsi que d'autres images, des données et de l'intervention de Sofia Amara. Un extrait twitter n'est qu'un extrait." 

 

La chronique est en effet suivie de courtes interviews lancées par David Pujadas. "Soyons clairs, amorce le présentateur. Il ne s'agit pas de relativiser le calvaire des habitants de Gaza, des familles, des femmes, des enfants. On connaît le bilan. Plus de 30 000 morts, qui à la fois concerne des combattants, des miliciens du Hamas et qui concerne des civils. Mais faut-il pour autant brandir systématiquement l'accusation la plus grave ? Brandir l'état des lieux les plus horribles, alors que visiblement, en tout cas, rien - d'un point de vue en tout cas de l'image - ne vient l'attester ?" Le présentateur citera deux chiffres, sur le nombre de convois autorisés à Gaza. "On peut avoir tendance à penser qu'aucun camion ne rentre en ce moment. En fait, il y a selon le ministère israélien de la Défense 126 camions humanitaires en moyenne par jour". L'UNWRA donne le chiffre "depuis le 1er mars de 169 camions en moyenne par jour". Il précise que le tout est "insuffisant" mais demande quand même le "sentiment" de plusieurs sources à ce sujet face à l'usage de ce "mot terrifiant" de "famine". N'y a-t-il pas "un danger à crier au loup ?"

 

Lui répondent Dominique Trinquand, ancien chef de la mission militaire française à l'ONU ; la correspondante diplomatique au Figaro Isabelle Lasserre ; le docteur en géographie (spécialiste de la Chine) Emmanuel Véron ; la directrice du média Desk Russie (et spécialise de la Russie) Galia Ackerman ; et la grand reporter au Moyen-Orient Sofia Amara. Aucune source, donc, au sein d'une grande organisation internationale. Le général, ancien de l'ONU, conteste lui-même le fait de ne s'appuyer que sur "deux images", des "cas très particuliers" pour demander s'il y a famine ou pas à Gaza. Il invite à sonder les "données chiffrées" et à distinguer la situation au nord et au sud de l'enclave. La journaliste Sofia Amara est la seule à préciser que les camions d'aide ne représentent que "la moitié des besoins estimés par agences onusiennes" et que "le danger est réel, pas qu'au nord". Les autres doutent. "De là à affirmer qu'il y a une famine, ça me paraît un raccourci dangereux", lance Isabelle lasserre. Comme dirait David Pujadas, à vous "de vous faire votre opinion".