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L’itinéraire de K., l’espion russe soupçonné d’avoir voulu « déstabiliser » les Jeux olympiques de Paris

Ancienne figure de la télé-réalité formée dans une école de cuisine parisienne, ce ressortissant russe de 40 ans, membre du FSB, s’était vanté de perturber la cérémonie d’ouverture des JO, avant d’être interpellé le 21 juillet. « Le Monde » a retracé son parcours.

 

Par Lucas Minisini, Thomas Eydoux et Charles-Henry Groult

Publié le 23 juillet 2024 à 23h46, modifié le 24 juillet 2024 à 18h26

Le 8 mai, en Turquie, K. doit prendre un avion reliant Istanbul à Paris, où il réside. Sauf que l’agent du Service fédéral de sécurité (FSB) a trop bu. Interdit de monter à bord, il se rabat sur un autre vol, qui part de Bulgarie. Sur le chemin, dans un restaurant, ce chef cuisinier formé dans une école parisienne appelle au téléphone son supérieur des services de renseignement intérieur russes. Dans la discussion, le jeune homme lâche, deux mois avant le début des Jeux olympiques (JO) de Paris, que « les Français vont avoir une cérémonie d’ouverture comme il n’y en a jamais eu ». Grâce à des sources sécuritaires et étrangères, Le Monde a pu retracer son parcours.

Le 21 juillet, K. a été interpellé à son domicile parisien, précise le parquet de Paris. Selon plusieurs services de renseignement européens, une carte d’une unité d’élite des forces spéciales russes, agissant sous le commandement du FSB, aurait été retrouvée dans son logement. Une information judiciaire pour « intelligence avec une puissance étrangère en vue de susciter les hostilités en France », un crime faisant encourir trente ans de réclusion criminelle, a été ouverte, mardi 23 juillet. K. a été mis en examen pour ce motif le même jour et placé en détention provisoire.

Le quadragénaire, qui a participé à plusieurs émissions russes de téléréalité et de cuisine, prétend travailler comme « chef privé » et publie des tutoriels de cuisine sur les réseaux sociaux. Il y est suivi par quelques milliers de followers, essentiellement russes, qui le suivent depuis sa carrière télévisuelle. Selon le CV rédigé par le citoyen russe et consulté par Le Monde, l’homme a été associé dans un fonds d’investissement moscovite avant de travailler dans d’autres entreprises financières.

 

Début 2010, K. arrive en France et change soudainement de voie. Formé dans une école de cuisine parisienne, le jeune homme s’installe à Courchevel, station de ski prisée par l’élite russe, en novembre 2011, pour un stage dans un palace étoilé Michelin. Il y restera jusqu’en mars 2012.

Des ingérences russes inquiétantes

Six mois plus tard, le 9 septembre 2012, il reçoit un e-mail, consulté par Le Monde, de Viviane H., la propriétaire de l’appartement qu’il loue dans le 2e arrondissement de Paris, dans lequel elle prend de ses nouvelles. Dans sa réponse, K. dit être rentré à Moscou pour y travailler comme « officiel » dans le « gouvernement russe », sans donner plus de précisions. Une ligne qui n’apparaît nulle part sur son CV, consulté par Le Monde. Fin avril, le Russe est convoqué à une journée de formation civique, l’une des étapes obligatoires du parcours d’intégration en France.

 

Les errances françaises de K. s’arrêtent brutalement cette année, fin juillet. A 6 heures, des policiers de la brigade de recherche et d’intervention (BRI), saisis par la direction générale de la sécurité intérieure, pénètrent dans son appartement, rue Saint-Denis. Selon les informations recueillies par Le Monde, leur intervention a lieu dans le cadre juridique d’une « visite domiciliaire » – une mesure administrative à l’encontre de profils jugés dangereux ou suspects. La BRI trouve sur place des « documents d’intérêt diplomatique ».

 

A l’approche de la cérémonie d’ouverture des JO, les services de renseignement français sont sur le qui-vive. Parmi les menaces, les ingérences russes inquiètent l’Etat. Déjà, le 7 juin, un Russo-Ukrainien de 26 ans avait été mis en examen et écroué pour « association de malfaiteur terroriste criminelle » et « détention de substance ou explosif en vue de préparer une destruction ou atteinte aux personnes, en relation avec une entreprise terroriste ». Blessé au visage et au corps par l’engin explosif qu’il manipulait quatre jours plus tôt, l’homme avait pour mission de placer sa bombe artisanale sur le site d’un magasin Bricorama, tôt le matin avant l’ouverture, ont découvert les enquêteurs. Une action qui s’inscrirait dans une vaste campagne de sabotage organisée par Moscou partout en Europe, et notamment en France.

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La vie secrète de l’agent Griaznov, l’espion russe du FSB soupçonné d’avoir voulu « déstabiliser les JO »

Par Lucas Minisini, Thomas Eydoux, Charles-Henry Groult, Der Spiegel et The Insider

 

ENQUÊTEGrâce à de nombreux documents et sources exclusives, « Le Monde » a pu retracer le parcours de Kirill Griaznov, ancienne vedette de télé-réalité, devenu espion russe du FSB, qui se vantait d’offrir aux Français « une cérémonie d’ouverture comme il n’y en a jamais eu ».

 

A ses quelques amis en France, Kirill Griaznov, 40 ans, s’est toujours présenté comme chef cuisinier, formé au Cordon bleu, une école de cuisine parisienne. Il pouvait lui arriver de mentionner son passage dans une émission de télé-réalité russe, une sorte de « Top Chef » qui lui a permis d’acquérir une petite notoriété chez lui, en Russie. Plusieurs photos et quelques vidéos Instagram, où il est suivi par un peu plus de dix mille personnes, détaillent ses recettes de pancakes ou de tartiflette. Il a aussi été la vedette d’une émission russe type « Le Bachelor », dans laquelle six femmes tentaient de le séduire.

 

Kirill Griaznov n’a jamais mentionné à ses amis français son ancienne carrière dans la finance comme associé d’un fonds d’investissement russe, ni son passage dans un cabinet de fusions-acquisitions, au Luxembourg. Encore moins ses missions pour le compte du service fédéral de sécurité (FSB), le renseignement intérieur russe.

 

Le 21 juillet, Kirill Griaznov est arrêté dans son appartement parisien, rue Saint-Denis. Selon le parquet de Paris, la perquisition a permis aux enquêteurs de mettre la main sur du « matériel diplomatique », sans préciser la nature de ce dernier. Deux jours plus tard, Kirill Griaznov est placé en détention provisoire et mis en examen pour « intelligence avec une puissance étrangère en vue de susciter les hostilités en France », un crime passible de trente ans de réclusion.

Des liens anciens avec le renseignement russe

Kirill Griaznov a été repéré par plusieurs services de renseignement européens à partir de mai 2024. Le 8, en Turquie, l’autoproclamé « chef cuisinier privé » doit prendre un avion reliant Istanbul à Paris. Sauf que l’agent du FSB a trop bu. Interdit de monter à bord, il se rabat sur un autre vol, qui part de Bulgarie. En route, en taxi, il s’arrête dans un restaurant. Le quadragénaire appelle au téléphone son supérieur des services de renseignement intérieur russes. Dans la discussion, l’homme lâche, deux mois avant le début des Jeux olympiques (JO) de Paris, que « les Français vont avoir une cérémonie d’ouverture comme il n’y en a jamais eu ».

Une série de documents exclusifs, obtenus par Le Monde, Der Spiegel et The Insider, permettent de retracer précisément le parcours de cet agent jusqu’en France et éclairent les liens étroits qu’il entretient de longue date avec le renseignement russe.


<img src="https://img.lemde.fr/2024/07/25/0/0/1046/868/630/0/75/0/6c32429_1721911098502-capture-da-ei-cran-2024-07-25-ai-12-37-07.png" alt="« Je travaille pour le gouvernement de Moscou », confie le Russe, en 2012, dans un mail à la propriétaire de son logement parisien. Un emploi qui n’apparaît pas dans le CV qu’il partage à la même époque."> « Je travaille pour le gouvernement de Moscou », confie le Russe, en 2012, dans un mail à la propriétaire de son logement parisien. Un emploi qui n’apparaît pas dans le CV qu’il partage à la même époque.

Dès la fin des années 2000, dans sa correspondance, à laquelle Le Monde a pu avoir accès, le jeune avocat de formation reçoit des mails lui demandant de « vérifier » le profil de certains officiers de renseignement russes. En 2009, il reçoit sur sa boîte mail des CV, dont celui d’Andreï Beliachov, un vétéran de la guerre de Tchétchénie, major de l’armée russe. Des messages qui tranchent avec son emploi officiel dans un cabinet luxembourgeois. Le jeune homme, alors la vingtaine, se vante de ces quelques mails confidentiels auprès d’un de ses supérieurs du cabinet d’avocats.

Toujours d’après ces mails, Kirill Griaznov reçoit une autre demande en 2010 : vérifier des informations sur un « senior economic security officer ». Ce message s’accompagne bientôt d’un montage photo grossièrement réalisé, vraisemblablement pour un document officiel d’identité.



Quelques jours plus tard, Kirill Griaznov transfère cette photo par e-mail à un cadre du GRU, le service de renseignement militaire russe.

A la même période, le diplômé en droit de l’université de Perm, une métropole de l’Oural, où il a grandi, se rapproche d’une personnalité politique de premier plan : Robert Skidelsky, un membre de la Chambre des lords, au Royaume-Uni. Par e-mail, à l’officiel britannique qui deviendra membre du conseil d’administration du géant énergétique russe Rosneft, entre 2016 et 2021, Kirill Griaznov demande quand il se rendra à Moscou : « J’espère vous [y] voir bientôt ! », lui écrit le Russe. En 2023, le Lord anglais sera suspendu de ses fonctions pendant un mois à la suite de la révélation de ses liens avec un oligarque russe.

Kirill Griaznov poursuit son parcours en eaux troubles. En 2023, il annonce son mariage et s’envole, seul, pour Paris.

« Alcoolisé, il peut dire des conneries »

 

Quelques mois plus tard, il confie sur un blog de cuisine russe que la France lui a « d’abord provoqué un choc, une sorte de rejet, qui s’est ensuite transformé en mépris », avant qu’il en « tombe amoureux pour toujours ». Diplômé en cuisine, après avoir passé quelques mois sur le campus du Cordon bleu, le Russe s’installe définitivement dans la capitale, dont il aime « l’art, l’architecture et la gastronomie », selon ses amis. « Alcoolisé, il peut dire des conneries, comme tout le monde, confie l’une de ses connaissances françaises. Mais c’est un vrai chef, n’importe qui peut le confirmer, même s’il se cuisine des nouilles instantanées pour lui-même. »

 

Malgré son goût pour la vie parisienne, l’agent de renseignement se rend régulièrement en Russie. En 2019, selon des documents consultés par Le Monde, son billet d’avion pour Moscou est directement acheté par Vladimir Bondartchouk, qui a été, au moins jusqu’en 2000, l’inspecteur en chef de l’unité 53916 du FSB, un groupe responsable de la sécurité à l’intérieur du service de renseignement. Contacté par Le Monde, Victor (son prénom a été changé), un ami de longue date de Kirill Griaznov en France, se dit stupéfait : « Je connais toute sa famille et vice-versa. Je suis allé chez lui à Moscou et à Perm. Il est venu en France, car il déteste Poutine et ne veut pas aller au front. »

 

Un autre lien, familial celui-ci, souligne pourtant la proximité de Kirill Griaznov avec le renseignement russe. Dmitri, son frère aîné, avocat, dirige officiellement le « directoire de l’assemblée de l’union entre la Russie et la Biélorussie », un groupe connu pour accueillir de nombreux agents du FSB.

 

Selon un partenaire du Monde en Europe de l’Est, Kirill Griaznov et son frère partagent, en Russie, le même chauffeur qu’Andreï Tchekanov, un agent du GRU, le renseignement militaire russe. Tous s’y connaissent en opérations de déstabilisation. Ils peuvent d’ailleurs compter sur le voisin de palier d’Andreï Tchekanov, qui n’est autre que Denis Sergueïev, un cadre bien connu de l’unité 29155 du GRU, responsable notamment des actions de sabotage et d’assassinat à l’étranger. C’est Denis Sergueïev lui-même qui a dirigé la tentative d’assassinat au poison contre le dissident russe Sergueï Skripal, au Royaume-Uni, en 2018.

Le téléphone de Kirill Griaznov a arrêté de répondre depuis dimanche matin et l’intervention de la brigade de recherche et d’intervention à son domicile. Sa mère, en Russie, s’inquiète de ne pas avoir de nouvelles. Des années avant la chute, une petite amie avait prévenu le jeune homme : « Ton problème d’alcool va finir par te coûter cher. »