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En Israël, l’enquête impossible sur le fiasco sécuritaire

« 7-Octobre, un an après ». Le massacre du 7-Octobre a mis en lumière des défaillances au niveau du renseignement, de l’armée et des responsables politiques israéliens. Mais le travail d’analyse des responsabilités n’a toujours pas commencé.

Par Samuel Forey (Jérusalem, correspondance)

 

Des soldates israéliennes effectuant leur service militaire, après le visionnage d’une vidéo sur les attaques du 7-Octobre, au kibboutz de Réïm (Israël), le 11 septembre 2024.

Des soldates israéliennes effectuant leur service militaire, après le visionnage d’une vidéo sur les attaques du 7-Octobre, au kibboutz de Réïm (Israël), le 11 septembre 2024. LUCIEN LUNG / RIVA PRESS POUR « LE MONDE »

 

Des failles béantes sont apparues avant, pendant et même après la violente attaque menée par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023 : les services de renseignement ont fait défaut, les réponses dans les premières heures n’ont pas été à la hauteur, mais au-delà, c’est tout un système qui est interrogé. Pourtant, aucun responsable politique ou militaire israélien, et en premier lieu le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, ne semble pressé de lancer une commission d’enquête, tant que la guerre continue.

En juillet, l’armée a publié les résultats d’une investigation limitée à l’attaque sur le kibboutz de Beeri, concluant à une réponse trop lente et à une mauvaise organisation. Une autre enquête a été lancée en décembre 2023 par le contrôleur d’Etat, un fidèle de M. Nétanyahou. Elle a été suspendue par le procureur général, arguant qu’elle risquait de nuire à l’effort de guerre. La procédure avait été lancée suite à la requête de l’association israélienne Mouvement pour un gouvernement de qualité, qui lutte contre la corruption et les excès de pouvoir. L’association veut une commission d’enquête d’Etat, indépendante du gouvernement.

 

Plusieurs responsables ont néanmoins tiré les conclusions de ces événements. En avril, le major général Aharon Haliva, chef du renseignement militaire, fut le premier officier à reconnaître sa responsabilité dans le fiasco sécuritaire du 7-Octobre et à annoncer sa démission. En juin, Avi Rosenfeld, commandant de la division de Gaza, lui a emboîté le pas. Yossi Sariel, le chef de l’unité 8200, l’élite du cyber-renseignement, a suivi en septembre. Le chef du Shin Bet – les renseignements intérieurs – de la région sud d’Israël, qui a conservé l’anonymat, a, lui, quitté son poste. Il faut dire que, selon des révélations du New York Times parues le 30 novembre, les services israéliens avaient obtenu les plans de l’attaque, un document du Hamas de 40 pages baptisé du nom de code « Mur de Jéricho », un an avant son déclenchement. Et les signaux se sont multipliés, jusqu’à la veille de l’attaque.

Les failles

Le 6 octobre, à 23 heures, une guetteuse de l’armée israélienne, membre d’une équipe qui suit les mouvements du Hamas à Gaza, avertit qu’un certain Ali Al-Qadhi, chef d’une section du groupe armé dans le nord de l’enclave, agit de façon suspicieuse : « On dirait qu’il se prépare à un assaut, avec ses hommes », rapporte-t-elle, selon une enquête du quotidien israélien Haaretz, publiée en mai 2024. Le destinataire de l’alerte, un officier de la division de Gaza, n’y porte pas attention, persuadé qu’il s’agit d’un entraînement de routine. Quelques heures plus tard, le mouvement islamiste lance l’attaque la plus meurtrière de l’histoire d’Israël.

Cette faille s’explique à plusieurs niveaux : dans la collecte du renseignement, dans son analyse, mais aussi en raison d’une profonde incompréhension du Hamas et de ses intentions. Depuis 2007, le mouvement islamiste paraissait sous contrôle, enfermé dans une bande de Gaza dont il ne parvenait pas à briser le blocus imposé par Israël et l’Egypte. Jusqu’en mai 2021, où le mouvement islamiste a déclenché une guerre de onze jours contre Israël, dévoilant un impressionnant arsenal de roquettes.

A la suite de cette escalade, le chef d’état-major de l’époque, Aviv Kochavi, et Aharon Haliva, le chef des opérations à la direction du renseignement militaire, assurent que les clôtures, souterraine et de surface, enserrant Gaza sont en mesure de résister à un assaut terrestre. Cette barrière, dite « intelligente », dont le coût a été évalué à plus de 1 milliard de dollars, est réputée infranchissable.

L’investissement dans le renseignement humain à l’intérieur de Gaza passe au second plan. D’autant qu’en face, il y a Yahya Sinouar, le chef local du Hamas, un combattant plus qu’un apparatchik, rompu à la lutte contre les infiltrations. C’est lui qui a fondé, dans les années 1980, le premier appareil sécuritaire de l’organisation islamiste, le Majd, spécialisé dans la chasse aux collaborateurs avec l’ennemi.

Pour Israël, confiant dans les capacités de sa barrière « intelligente », il suffit de gérer le problème épisodique des tirs de roquettes et de laisser le Hamas s’éteindre en silence, comme la cause palestinienne. Les priorités du moment sont d’abord l’Iran, puis le Hezbollah, au Liban, et enfin la Cisjordanie, en proie à un regain d’activisme armé. Ceux qui questionnent cette approche sont rabroués par leurs supérieurs.

En octroyant des milliers de permis de travail à des Gazaouis à partir de 2021, Israël pensait avoir acheté la paix sociale. Une impression renforcée par le fait qu’en août 2022 et en mai 2023, lors de deux confrontations avec le Jihad islamique palestinien, un petit allié du Hamas, ce dernier était resté l’arme au pied. Le mouvement islamiste passait pour une organisation en voie de notabilisation, moins intéressée par la guerre que par sa survie économique. L’illusion était parfaite. Le scénario d’une invasion avec plusieurs milliers de combattants n’était tout simplement pas envisagé par Israël. « C’est un échec national. Les politiques, les médias, les chercheurs : tous se fondaient sur l’hypothèse que le Hamas était devenu un parti de gouvernement dirigeant un proto-Etat », constate Michael Milstein, ancien officier du renseignement, qui avait alerté sur la dangerosité du mouvement en amont du 7 octobre 2023.

L’attaque

L’attaque est l’exécution d’un plan maintes fois répété. Le Hamas fait tomber une pluie de missiles sur tous les environs de l’enclave. Effet immédiat : civils comme soldats se barricadent, une partie de la défense au sol devient inopérante. Ensuite, les mitrailleuses automatiques et les antennes de surveillance sont neutralisées à l’aide, notamment, de drones achetés dans le commerce et équipés d’explosifs. Les troupes qui ne sont ni aux abris ni en permission en ce jour de fête religieuse de Simhat Torah sont rendues sourdes et aveugles. Puis, la barrière est dynamitée en plusieurs dizaines d’endroits.

A 6 h 30, l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » commence. Le Hamas lance ses unités de choc, les Noukhba, l’élite des Brigades Al-Qassam, l’aile militaire du mouvement islamiste palestinien, dans un assaut terrestre d’ampleur. Selon un rapport de l’organisation de protection des droits humains Human Rights Watch, les branches armées d’autres factions politiques se joignent à l’attaque : celles du Jihad islamique, du Front démocratique de libération de la Palestine, du Front populaire de libération de la Palestine et les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, auparavant rattachées au Fatah, le parti du président palestinien, Mahmoud Abbas.

Quelque 3 000 assaillants fondent d’abord sur les bases de Zikim, Nahal Oz, Erez et Réim – le quartier général de la division de Gaza. Parmi eux, le nombre de morts et de détenus par les autorités israéliennes n’est toujours pas précisément connu. En s’emparant de ce QG, le Hamas achève de paralyser la réponse de l’armée israélienne. Quelques dizaines de minutes après son début, la partie militaire de l’attaque est virtuellement terminée.

Le massacre

Le massacre débute. C’est l’un des plus terribles de l’histoire récente du terrorisme, dont on peine encore aujourd’hui à comprendre toutes les dimensions. Il a été mené majoritairement par le Hamas, mais aussi par d’autres groupes armés, auxquels se sont joints des civils qui ont profité des brèches dans la barrière. Bloqués dans leur expansion au carrefour de Yad Mordechai, au nord, et au niveau de la ville d’Ofakim, à l’est, les assaillants se concentrent sur la route 232, qui dessert les kibboutz longeant Gaza. Parmi eux, Kfar Aza, Beeri et Nir Oz sont les plus touchés, mais de nombreuses autres localités sont visées. Le festival de musique électronique Tribe of Nova totalisera à lui seul, avec quelque 360 victimes, près de la moitié des morts civils du 7-Octobre. C’est toute « l’enveloppe de Gaza », cette région israélienne qui entoure l’enclave, qui est martyrisée.

Un abri anti-roquettes, le long de la route 232, en Israël, le 11 septembre 2024.

 Un abri anti-roquettes, le long de la route 232, en Israël, le 11 septembre 2024. LUCIEN LUNG / RIVA PRESS POUR « LE MONDE »

 

Les heures passent et les forces israéliennes se font attendre. Les assaillants battent et lynchent, torturent, tuent, brûlent les corps, vivants ou morts. Certains assaillants s’acharnent sur les cadavres, leur infligeant des violences post mortem, y compris sexuelles. Un rapport des Nations unies publié en mars à la suite d’une mission effectuée en Israël conclut que des « violences sexuelles se sont produites en plusieurs endroits de la périphérie de Gaza, y compris sous la forme de viols et de viols en réunion, au cours des attaques du 7 octobre 2023 ». Leur échelle ne sera jamais précisément connue, de nombreuses victimes ayant été tuées.

L’opération tourne à une immense prise d’otages. Les assaillants ramènent 251 Israéliens et étrangers à Gaza, civils et soldats mélangés. A ce jour, 101 sont toujours entre leurs mains, sans qu’on sache précisément combien sont encore vivants. Selon le journal israélien Haaretz, la procédure « Hannibal » est alors déclenchée. Elaborée dans les années 1980, elle vise à empêcher la capture de soldats israéliens vivants, quitte à les éliminer avec leurs ravisseurs. La consigne aurait notamment été suivie dans les bases militaires d’Erez, de Réim et de Nahal Oz, ainsi que dans le kibboutz de Beeri, pour l’assaut d’une maison où 14 otages étaient retenus par des membres du Hamas – une seule captive a survécu. Un hélicoptère de l’armée aurait tué plusieurs civils israéliens, dont une résidente de Nir Oz.

Les premières unités israéliennes arrivent sur les lieux vers 10 heures, près de quatre heures après le début du carnage. L’armée mettra deux longues journées pour repousser les combattants palestiniens, au prix d’opérations complexes. Le kibboutz de Nir Oz, à l’écart de la route 232, est oublié pendant plusieurs heures par l’armée. Dans le sillage des soldats, Zaka, une organisation de collecte des dépouilles, animée par des volontaires ultraorthodoxes, brouille, dans un amateurisme stupéfiant, les scènes des crimes, effaçant pour partie et à jamais les preuves qui auraient permis de documenter précisément ces quarante-huit heures en enfer. Quelque 1 200 personnes ont été tuées, deux tiers de civils, dont 36 enfants. Un bilan plus lourd que celui de la seconde Intifada, qui a duré de 2000 à 2005.

Les suites

Le territoire repris, la bataille médiatique commence. Le Hamas doit être présenté comme le mal absolu, pour justifier sa destruction totale – ou, à défaut, celle de Gaza. Comme si la réalité, terrifiante, de cette journée ne suffisait pas, le récit est contaminé par les plus folles rumeurs. A commencer par celle des « bébés décapités », propagée lors de la première visite de presse organisée par les autorités israéliennes au kibboutz de Kfar Aza, le 10 octobre. Une journaliste anglophone de la chaîne i24News relaie le témoignage erroné d’un soldat, repris notamment par Nic Robertson, de CNN, et nombre de journalistes. Les agences de presse et quelques publications, dont Le Monde, ne reprennent pas cette fausse information, qui fait toutefois son chemin jusqu’à la Maison Blanche, où Joe Biden la relaie à son tour le 11.

Le rapport de l’ONU du mois de mars a aussi permis de confirmer que certaines rumeurs de violences sexuelles propagées par Zaka étaient fausses, notamment celle concernant une femme enceinte éventrée, son fœtus arraché de son utérus, et une autre à propos d’une jeune femme séparée de sa famille, dénudée et ses organes génitaux mutilés. Les zones d’ombre restent nombreuses. Les services de renseignement israéliens ont mis la main sur l’ensemble des documents récupérés ce jour-là : caméras embarquées, vidéosurveillance, matériel des membres du Hamas. Ils en diffusent des extraits à un public choisi, journalistes, diplomates, parlementaires, ou certains enquêteurs, gardant le contrôle sur le récit du 7-Octobre.

« Le dilemme est simple. Soit le gouvernement établit sa propre commission. Mais, dans ce cas, ses membres ne seront choisis que pour leur fidélité à Benyamin Nétanyahou. Soit une commission d’enquête d’Etat est mise en place, dont les membres sont nommés par le président de la Cour suprême, et qui est dirigée par un juge. Mais le gouvernement actuel va repousser sa formation le plus longtemps possible », commente David Kretzmer, professeur de droit à l’Université hébraïque de Jérusalem. Les deux tiers des Israéliens y sont pourtant favorables, selon un sondage publié en août par l’Institut démocratique d’Israël.

Les succès fulgurants engrangés dans le courant du mois de septembre par l’armée israélienne contre le Hezbollah au Liban pourraient servir de leçon : ils sont en partie dus aux travaux de la commission d’enquête menée par le juge Winograd à la suite des échecs de la guerre lancée en 2006. Grâce à eux, Israël avait appris de ses erreurs.